lundi 22 mars 2021

Fraenkel, un éclair dans la nuit de Gérard Guégan dans La Cause Littéraire

« Très vite, le 5 mai (1918), Breton présente Fraenkel à Aragon, puis à Soupault, et, tous autant qu’ils sont, ils vont se persuader en riant d’être les nouveaux Trois Mousquetaires ». 

« A l’automne (1920), Tzara est de retour à Paris. 
Il revoit tout de suite Fraenkel. 
Il a un cadeau pour lui, l’un des derniers exemplaires de Vingt-cinq poèmes, une plaquette de 1918. Il le lui offre à la fin du déjeuner qu’ils ont pris à la Closerie après l’avoir qualifié de “Réverbère de la Science”, de “Docteur ès Dada” dans sa dédicace. 
C’est un cadeau dont Fraenkel sera, sa vie durant, très fier ». 

Fraenkel aura tout connu lors de son séjour sur terre, né en 1896, il meurt en 1964 : les dadaïstes, les surréalistes, trois guerres, une révolution, de belles femmes et des hommes turbulents. Fraenkel est un éclair qu’a réussi à fixer pour l’Histoire et la littérature Gérard Guégan. L’écrivain n’a pas son pareil pour se glisser dans des vies troublantes et troublées : Aragon, Drieu, Hemingway, Hammett, Boukharine, l’art de se fondre au cœur de passions volcaniques et telluriques, et d’en faire un miel onctueux, et parfois acide. Fraenkel, un éclair dans la nuit, est le roman d’un révolutionnaire invisible, d’un homme furtif, lumineusement amoureux. Tout commence comme dans un film de cinématographe où le réalisateur croit aux histoires qu’il raconte, à ses personnages, à leur destinée, à leurs contradictions, à la douce folie qui les anime, alors que la jeunesse ne les a pas encore trahis, et qu’elle ne détourne pas ses yeux lilas (1), et à l’art du récit romanesque. Tout commence à la rentrée d’octobre 1912, Breton et Fraenkel sont au lycée Chaptal. Leurs passions communes : Baudelaire, Mallarmé, Gide, Jarry (surtout pour Fraenkel) et la bande à Bonnot. C’est la naissance d’un premier groupe que Fraenkel veut baptiser le Club des Sophistes : … avançons masqués, crois-moi. Breton s’y oppose, comme il s’opposera plus tard à ses jeunes amis devenus surréalistes. Tout se poursuit dans les bras de Mirotchka, mes cheveux sont rouges comme le sang des filles de feu après qu’elles ont fait l’amour. Si Breton rêve de L’Amour fou, Fraenkel le vit dans les bras de cette jeune ukrainienne lectrice de Dostoïevski. Un air chaud et renversant d’amitié va aussi souffler sur sa vie, celui de Jacques Vaché, la scène se déroule à Nantes, sur un lit de l’hôpital temporaire de la rue du Boccage, il est blessé, et l’infirmier Fraenkel est chargé de l’examiner, et une nouvelle fois Jarry s’invite à leur table. 

« Dans son nouveau carnet, il s’efforce de recenser ses états d’âme. Ils sont couleur du ciel, ils sont charbonneux. La haine de soi a remplacé la mélancolie. Ainsi, le 26 septembre 1916, il affirme “détester son visage” et se dit prêt à “briser tous les miroirs… quoique à la guerre on voie moins de miroirs autour de soi” ». 


Louis Aragon, Theodore Fraenkel



Des éclairs meurtriers vont traverser les nuits de Fraenkel, la guerre, où il s’y projette avec son ambulance : Je porte des blessés sur mon épaule et suis couvert de boue. Un 105 éclate presque sur le seuil de l’abri, soufflant la bougie et me couvrant de terre. Puis ce sera la Russie en flammes, et les morts s’ajoutent aux morts, le retour à Paris, avec Tzara, mais aussi Soupault, Breton, Aragon, Péret. Les livres circulent, Ducasse est là, grâce à Breton, des revues voient le jour, Littérature de Breton et Soupault, qualifié non sans malice de Rature par Fraenkel. Le premier décembre 1924, La Révolution Surréaliste fait son apparition. En avril de l’année suivante, dans le numéro 3, Fraenkel écrit avec Desnos et Artaud, une Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous : … nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit. Une histoire, des histoires révolutionnaires et littéraires s’inventent là, et Gérard Guégan qui à sa façon en a lui inventé des admirables – Champ Libre, la renaissance du Sagittaire –, s’en saisit. Puis il y a la guerre d’Espagne, la bataille des Baléares qui est un échec cuisant, la traversée à pied des Pyrénées, sous la menace d’une arrestation, d’une déportation et d’une extermination pour l’ancien compagnon des surréalistes qui est juif, qui s’engage dans l’escadrille Normandie-Niemen. Son nom est une aventure, celle du siècle passé, où des jeunes gens bousculaient les arts et la littérature, rêvaient de révolutions, où les armes de la critique résonnaient sur les fronts français, russes et espagnols, où les amitiés se faisaient et se défaisaient, où l’on s’écrivait beaucoup, où l’on s’oubliait, où l’on mourait, où l’on ne disait rien de tout ce que l’on avait vécu, et où Fraenkel devenu médecin soignait ses amis. Les mille vies de Fraenkel, Gérard Guégan s’en saisit pour en faire un livre palpitant, vivifiant, unique, inspiré et superbement renseigné, un livre pour l’Histoire, et celle d’un homme oublié, un aventurier furtif, qui aura tout connu de ce siècle de flammes, de fureur et d’amour fou. 



Louis Aragon, Theodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ.

Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes.

Tristan Tzara, Celine Arnauld, Francis Picabia, André Breton.

Philippe Chauché 

(1) « Maintenant que la jeunesse / S’éteint au carreau bleui / Maintenant que la jeunesse / Machinale m’a trahi Maintenant que la jeunesse / Tu t’en souviens, souviens-t-en Maintenant que la jeunesse / Chante à d’autres le printemps Maintenant que la jeunesse / Détourne ses yeux lilas… » (Louis Aragon) 

lundi 8 mars 2021

Le Fou et la Licorne d'Eric Poindron dans La Cause Littéraire

« Certains poètes n’écriront jamais le moindre vers, d’autres deviendront des météores ou des planètes dans la galaxie littéraire. Chaque destin reste à écrire » (Liminaire de l’éditeur). 

« Revues, livres et dictionnaires s’entassent tandis qu’entre crépitement et silence, le sculpteur astronome rêve à Saturne. Il boit un whisky et lit Paul-Jean Toulet, Si tu as peur de la mort, n’écoute pas ton cœur battre la nuit (Le sculpteur du temps, Éric Poindron). 

Éric Poindron ressemble à s’y méprendre (heureuse méprise) au cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz (1) : même imaginaire foisonnant, même fascination pour les livres magiques, le fantastique facétieux, même passion pour les boîtes à musique, les machines à remonter le temps, les pirates, les magiciens, les collections, les cabinets de curiosité et L’esprit de l’escalier (2), ce qui n’est pas dit, finit par être écrit. Il suffit pour s’en convaincre, de voir ou de revoir les films du réalisateur voltigeur, par exemple : L’Hypothèse du tableau volé, Les trois couronnes du matelot, La ville des pirates, Trois vies et une seule mort, ils ne ressemblent à aucun autre film de cinématographe, par leurs trouvailles, leur originalité, l’effervescence baroque qui les illumine, la croyance qu’ils portent aux images animées, 24 éclats par seconde, comme au tout début du cinématographe. 
Même foisonnement chez l’écrivain, qui lui aussi opère par rapprochements, par écarts, par associations d’idées, par exemple, tirés de ce livre virevoltant : Écriture ordinaire – Lu un étonnant livre de fantômes, de bibliothèques étranges et de châteaux peu recommandables. Confession fantasmagorique à la manière de Lewis Carroll inspirée par la dernière nuit de l’an : J’ai la croyance ingénieuse en une foi kaléidoscopique, mais ne le répétez pas. Autre point commun entre le manieur d’images et l’inventeur de phrases : une incessante création, multicolore pour l’un et l’autre, inspirante et inspirée par un savoir millénaire et saisie d’une saveur de poète cuisinier. Ruiz faisait des films parfois avec des bouts de ficelles, Poindron écrit des livres avec des coquillages, des papillons de nuit, des chapeaux et des grimoires, des mots rares, des ombres chinoises, des collages. Tous les deux sont passés maîtres dans l’art de transformer la pellicule et le papier en océan imaginaire, en grenier luxuriant, en jardin bruissant et odorant. Le Fou et la Licorne ne se lit pas d’une traite, il se picore, il incite au vagabondage entre les pages, à se perdre d’un récit à l’autre. Le livre est une bibliothèque aux murs qui se dérobent, aux étagères invisibles, aux miroirs sans tain. Lorsqu’il écrit, Éric Poindron se place sous haute protection inspiratrice : Jules Verne, Raymond Roussel, Marc Twain, Borges, et tant d’autres, de singulières présences qui ouvrent de nouveaux horizons, de nouvelles aventures, puisées dans son enfance, dans sa jeunesse, dans ces frémissements qui ne cessent de l’émouvoir, quand la langue frémit, la vie pétille. 

« Marcher sur les pas d’un écrivain, c’est dénicher des secrets pour mieux en déposer à son tour » (Biblionomadie). 

« Les rubans sont à la machine à écrire ce que l’aiguille est au gramophone » (Miscellanées mécascriptophiliques, Azerty & compagnie). 

Éric Poindron écrit comme s’il jouait à colin-maillard ou à la marelle, et s’il se laisse bander les yeux, c’est pour mieux nous faire voir ses secrets, nous dévoiler ses trouvailles, il ne jette pas de palets ou de cailloux dans les carrés assemblés de sa marelle, mais des mots et des phrases qui rebondissent d’une page à l’autre. C’est un écrivain qui fourmille d’idées, d’histoires, de télégrammes, de clins d’œil, de souvenirs, d’aphorismes, de rêves, d’invitations à la rêverie, et à la lecture. Éric Poindron est un montreur d’historiettes, comme il y avait dans les villages des montreurs d’ours, un poète courtois, un troubadour, un joueur de dés à la manière de Rutebeuf : il lance une, deux, trois phrases, et invente sur le tapis une histoire qui se glissera dans un livre de fables, qui deviendront légendaires. « Il est l’heure de se remettre à écrire. Il est très tard pour écrire mais il n’est jamais trop tard pour écrire ». 

Philippe Chauché 

(1) Cinéaste né au Chili, exilé en France après le coup d’état militaire du 11 septembre 1973, pays dont il prend la nationalité, et qui devient son pays cinématographique notamment grâce à l’Institut National de l’Audiovisuel, laboratoire de création unique dans les années 70 et 80. Il a quitté la terre de Méliès, de Proust, et de Robert Louis Stevenson, le 19 août 2011. 

(2) L’esprit d’escalier, Raoul Ruiz, Coll. Alter Ego, Fayard, 2012