samedi 27 décembre 2008

La Vie Heureuse




" Je dors et je ne dors pas, la nuit est devenue un fleuve impalpable, je suis dans les yeux de la nature, je vois avec son rythme, dans un demi-rêve réveillé. C'est une immense tapisserie vivante aussitôt détruite, recomposée, brûlée. Des ciels défilent et se transforment, bleus, blancs, gris, noirs, rouges, enflammés, de vrais chefs-d'oeuvre de la peinture en direct. Arbres et feuillages, plages, prés, marées. Je suis en visite dans mon passé, j'ai trouvé la bonne navette pour ce voyage, la capsule qui fonce sur cette planète oubliée. Je me rapproche, je rase les sols, je ne me pose pas, je poursuis, je photographie à toute allure les âges de ma vie. Dans ces âges, il y a plein d'âges, quel mot curieux, âge, je ne sais plus ce qu'il veut dire, son absurdité me saisit. Milliers de grains, gestes, postures, chambres, clairières, mers, montagnes, prairies. " (1)

" Un être morbide ne saurait guérir, encore moins se guérir lui-même. Pour un être sain, la maladie peut, au contraire, pousser énergiquement à vivre et à vivre plus. "
(2)

Ne rien ajouter, ne rien voir de plus que ce qui est vivement vu, ne rien faire d'autre que ce qui est follement fait, miser sur le silence et l'effervescence du corps en mouvement silencieux, et ne jamais oublier que seule la musique sauve.

" Parce que je prends la pensée au mot, elle vient. " (3)

Cet écritoire s'installe pendant quelques jours dans le silence des pierres.

à suivre

Philippe Chauché




(1) Une vie divine / Philippe Sollers / Gallimard
(2) Ecce Homo / Frédérich Nietzsche / traduct. Alexandre Vialatte / 10-18
(3) Aphorismes / Karl Kraus / traduc. Roger Lewinter / Mille et une nuits /

mercredi 24 décembre 2008

Si Près du Ciel



mercredi 24 décembre 17 heures

Nous y voici, au centre du volcan, dans l'espace où la lave prend corps, les corps sont des volcans aux vies multiples.

Je suis assis face à l'obscurité qui prend corps sur le mur blanc de la vaste pièce d'où se détachent les livres qui sommeillent. Je n'ai rien à craindre de ce qui s'annonce, je suis au centre de ce volcan, d'où s'élèvent mille éclats de mots qui renouent avec leurs palpitations profondes. Les mots, les phrases, je ne les convoque pas, ils, elles sont là, dans le miroir de mes yeux, prêts à s'écrire, prêts à revivre, car les mots et les phrases vivent longuement avant qu'on ne les trace sur la feuille de notre écritoire.

" 18 mai 2007 - notes éparses :
Petite excursion dans " Abîmes " de P. Quignard, je notais, le 28 octobre 2003, après avoir subit une nuit diabolique : " Chaque époque est la plus merveilleuse. Chaque heure est la plus profonde. Chaque livre plus silencieux. Chaque passé plus profus ( profond ). "

Je vis une époque merveilleuse.
Tu es une heure profonde ( Jondo ).
Chacune de nos rencontres sont silencieuses.

Chaque instant plus profond.
Je vis un instant fabuleux.
Tu es un instant propice.
Chacun de tes gestes est musical.

Je ne sais ce que nous réserve le temps,
mais employons-nous à l'apprivoiser,
employons-nous à en vivre chaque fragment.

19 mai 2007

Notre sagesse partagée n'a pas fini de nous étonner.
Les mots que nous partageons ne risquent pas de vieillir ".

Ce même jour, un peu plus tard, dans la paix de la rue des Martinets :

" ... Mais, pour tout ce que nous saisissons par l'intelligence, ce n'est pas une voix qui résonne au-dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l'esprit de l'intérieur que nous consultons, avertis peut-être par les mots pour le faire. Or celui qui est consulté enseigne le Christ dont il dit qu'il habite dans l'homme intérieur, c'est-à-dire la Vertu immuable de Dieu et sa Sagesse éternelle que toute âme raisonnable consulte, mais qui ne se manifeste à chacun qu'autant qu'il peut la saisir selon sa propre volonté, mauvaise ou bonne. Et, s'il arrive de se tromper, ce n'est pas la faute de la Vérité consultée, de même que ce n'est pas la faute de la lumière extérieure si les yeux du corps se trompent souvent, lumière que nous avouons consulter au sujet des choses visibles pour qu'elle nous les montre autant que nous sommes capables de les voir. " (1)

Je suis dans la volonté du saisissement.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le Maître / Dialogues philosophiques / Saint Augustin / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

mardi 23 décembre 2008

Instants




Voilà l'Instant m'écrit-il au dos de la reproduction. L'Instant que nous réserve les corps libres.

mardi 24 décembre, 18 heures

Leçon de volupté. La pianiste sourit. Éclairs éclairants de mots accordés à son regard, leçon de vie. La pianiste est dans la joie du corps surpris par l'Instant. J'accorde mes lectures au touché de la pianiste :

" La lettre volée devient volante, les oiseaux sont des partenaires, les arbres, les fleurs, les quais, les sillages ouvrent les phrases et aident mon bras, mon poignet mes doigts. Je suis pour ce qui me permet d'avancer, et contre ce qui m'en empêche. Décisions quotidiennes, positions, fréquentations, dérapages divers, et retour sur Retour ? Non, c'est elle, en permanence, qui dirige ma vie, c'est la phrase suivante qui me guide. Par moments, je ne m'entends plus, et puis ça s'harmonise, je poursuis. Le clavier tempéré me sauve. Le vieux Bach, nouvel évangéliste majeur, rend tout net, précis, profond, violent, virevoltant, glissant, propre. Le blanc est plus blanc, les murs ont des oreilles, les cailloux entendent, les morts sont vivants. Je suis abrité en Chine, invisible à Manhattan, saunier à Ré, marin à Venise, déserteur actif à Paris, caché en plein jour dans une provocation permanente. Ouvert, disert, rieur, oublieur - et parfaitement ailleurs. " (1)

" Elle me fait écrire divinement, je me sens finalement très bien en compagnie de déesses et de fées éclairées. Le reste, tout le reste n'est que pleurs et gémissements enfantés par le Spectacle et les amis du crime. " Une main, que je devine anonyme a tracé cette phrase sur un mur de la rue des Martinets, j'approuve d'un sourire. Il y a donc ici, tout près, des éclaireurs éclairés par la vie et l'Instant.



à suivre

Philippe Chauché

(1) Un vrai roman / Mémoires / Philippe Sollers / Plon

lundi 22 décembre 2008

Un Certain Esprit (2)



Dimanche 21 décembre

Haydn, musique de chambre pour deux muses londoniennes, Rebecca, Therese, Therese et Rebecca, deux musiciennes qui nourrissent le regard du musicien. Que tout cela est léger et lumineux, que tout cela respire l'Instant, le plaisir, le bonheur. Admirable Trio Wanderer, délicatesse, justesse, temps donné à la musique pour qu'elle naisse et s'élève.
Simplement née pour être aimée, je me souviens l'avoir dit un jour à une femme, son silence fût sa réponse. Je m'accorde au temps et à l'Instant lui dirais-je aujourd'hui (1)

Nouvelle bifurcation dans Vie Secrète :

" Pourquoi l'amour est-il mystérieux ( mystérieux veut dire mystique et mystique veut dire silencieux ), ineffable, indicible, inexprimable sous peine de mourir ?
Pourquoi la nuit sans sommeil forme-t-elle la tanière mystique de ce silence. " (2)

Je me vois vieillir à chaque seconde, m'écrit-il dans sa dernière lettre, je me dois de lui répondre : je me vois mourir au passé composé.

Sagesse du savoir, bienfaisance du verbe, curiosité du corps, c'est ce que je pourrais lui écrire, mais elle n'a plus d'adresse.

Un peu plus tard.

Je traverse la ville vers une île sauvage, la mer est agitée, le temps appelle à l'abandon, au retrait, à l'invisible, une goélette file vers le large, je fixe son ombre blanche qu'éclaire la lune, divin moment. Regards complices, coupes cristallines de champagne partagé dans les éclats de l'Instant.

Nouvelle rencontre nocturne avec les mots d'un bordelais sauvage
:

" Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoin de quelque appuy et refrechissement, pourroyent m'engendrer avecq raison desir de cette faculté ; car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds ; celle-là touche l'enfance. De-là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps et y produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle ; sur la fin, à la mode d'une vapeur qui va montant et s'exhalant, ell'arrive au gosier, où elle faict sa derniere pose.
Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel et contre nature. Mon estomac n'ycroit pas jusques là ; il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il prend pour son besoing.
Mais c'est une vieille et plaisante question, si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin,
Si munitae adhibet vim sapientiae - S'il peut forcer une sagesse bien retranchée ( Horace - Odes, III, XXVIII, 4 )

Je fixe moi aussi mon plafond peint, et prolonge par mon regard les mots que j'écris ici et ailleurs.

à suivre

Philippe Chauché



(1) Haydn / Piano Trios / Trio Wanderer / Le Chant du Monde
(2) Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard
(3) Michel de Montaigne / Essais / Livre second / Le club français du livre / 1962

dimanche 21 décembre 2008

Eblouissements



C'est ainsi que l'on vit, dans l'Instant vivifiant des musiciennes. Fées enchantées qui délivrent de la perte de corps et d'esprit, elles illuminent d'un geste, d'un regard, d'un silence, les sombres nuits où l'on veut nous voir sombrer. Si vous croisez Nietzsche, dans une rue de Nice, demandez-lui ce qu'il en pense. Où vivent-elles ces fées d'exception ?




Voilà une leçon de vie, une leçon d'accord à l'Instant, et il n'est pas donné à tout le monde de l'entendre, cela demande une disponibilité rare, une belle façon d'être au monde dans un éternel éblouissement, il va de même de celui qui écrit, même concentration, même tempo, même regard, droit sur une partition imaginaire, dans le coeur du clavier.

" Il ne prend pas la pause, il écrit, et c'est ainsi du jour à la nuit. Lorsqu'on le surprend conversant avec une déesse aux yeux brillants de soleil, on ne s'imagine pas qu'il est en train d'écrire et c'est ainsi vérifiable" en plein midi à la terrasse de ce café parisien. Lorsqu'il dort, on serait surpris de découvrir que c'est dans le sommeil qu'il est le plus inspiré. Il écrit en silence comme cette musicienne de l'Instant. "

Les voici, toujours aussi éblouissantes, il les regarde, solitaire dans sa raison, raisonnable dans ses manières de leur accorder des sourires de louanges.

" Traherne fit paraître ses Centuries l'année 1660.
Il a écrit : Le Temps durant toute notre vie nous accueille
dans le Paradis extrême de la terre.
Le Péché est le Paradis dévolu aux femmes et aux hommes.
Nous autres, les femmes et les hommes, sommes restés à vivre sans le savoir dans le Jardin. " (1)

Elle ne fait pas corps avec son piano, non, cela trop simple, on ne fait jamais corps avec un piano, on met son corps dans la suspension luxuriante des espaces lumineux de la musique, il en va de même de l'amour, on saisit ce qui nous saisit, comme en musique.

" Il voue une admiration particulière aux saintes, aux déesses et aux fées. Il sait d'évidence que les musiciennes sont des déesses éclairées, dont le seul mouvement des mains et des lèvres - la musique remonte du ventre aux lèvres -, éveille en lui des envolées de mots. "


à suivre

Philippe Chauché

(1) Le paradis / Pascal Quignard / Sur le jadis / Grasset

samedi 20 décembre 2008



" Paris, dimanche 31 octobre

Dans quoi vivons-nous ?

Information, presse, télévision, médias... les choses suivent logiquement leur cours dans la confusion, les débats acharnés, et de force, du fond d'un enfer qui n'aspire qu'à s'enfoncer. Bref, pour les amis du crime, et leur suite vicieuse et servile, il ne se passe rien. Rien ne se passe que le temps qui passe.

Alors que l'Instant est une chambre d'écho.

Le Huainan zi dit : " On ne rectifie la multitude que par le peu. " (1)

Tout est là : vivre dans cet Instant, écho du temps, où se livrent ce que l'on appelle communément, le temps passé, présent, et futur, à chaque note cela se vérifie chez Mozart, écoutez sa Symphonie N° 29, KV 201 en la majeur (2), céleste mouvement des cordes, éblouissement des vents, chambre d'écho de la musique que les amis du crime ne peuvent entendre ! Entendent-ils d'ailleurs quelque chose ? Savent-ils écouter et entendre ? Peuvent-ils se taire un instant ? J'en doute !
Le temps nous appartient, alors que l'on veut nous faire croire le contraire, le temps nous délivre de la destruction organisée des corps, le temps nous préserve de la maladie de la mort régnante. Reste à en faire l'expérience, reste à tenter l'aventure, elle n'est pas sans risque, il faut en convenir, l'expérience de cette immersion dans l'Instant. Il faut mettre en musique, comme chez Mozart, ses particules, ses muscles, ses veines, et son coeur, ainsi éclairé le corps entier s'élève.

Regards, sourires, enivrement de l'être, éclats de mots qui se dessinent sous les étoiles.

N. toujours aussi lumineuse, enivrante, A. dans l'écoute absolue, dans l'éblouissement. L'Instant n'est jamais compté, le croire c'est définitivement renoncer à l'aventure, donc à la poésie, nous le traversons, et nourrissons nos regards des élévations de l'autre.
Il n'est finalement pas surprenant qu'elles fussent, l'une et l'autre, musiciennes. Sans la fréquentation de musiciennes, la vie serait une erreur. Qui peut sérieusement en douter ?

" Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous
les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !

" Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps ", te chantent ces enfants. " Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux " on t'en prie.

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. " (3)


à suivre

Philippe Chauché


(1) Le savoir-vivre / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard
(2) Mozart / Symphonies N° 29 / Concertos pour violon N° 2 et 3 / Anima Eterna / Direction : Jos Van Immerseel / Violon : Midori Seiler / Zig Zag Territoires
(3) Arthur Rimbaud / A une raison / Illuminations / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

dimanche 14 décembre 2008

La Chapelle



La nuit s'est invitée, alors que rien, finalement rien de l'y obligeait, le froid redouble, c'est en tout cas ce sentiment de glaciation qui le frappe, sa peau s'est rétrécie, ses mains, seules ses mains sentent l'été, il n'en revient pas, il craignait qu'elles aussi l'abandonne, non, elles ont toujours autant d'allant, de liberté, de vivacité, de doute aussi, il passe d'ailleurs pour le pianiste du doute, de l'accord douteux ajoutent quelques jaloux, alors qu'il a toujours été celui de l'éclat, ils ne comprennent pas où il va chercher ces accords désaxés, ces mélodies troubles, ces effusions, ces distorsions à naître, alors, ils parlent du pianiste du doute, et pourtant, il joue et ses mains répondent, elles font même mieux, elles élancent sa musique sur le clavier, un exemple, oui un exemple, Jackieing, ce 15 novembre 1971 (1) est pourtant glacial, le studio immense et humide, le piano étrange, bancale, il pense à bancale, comme cette mélodie qui lui colle à la peau, comme un glacier qui fond, chaque goûte d'eau glacée descend sur le clavier, il sait imiter la pluie, mais pour la glace qui fond, désolé, les amis, c'est impossible, et pourtant, pourtant il faut bien aller au bout, en finir, alors il en finit et se lève, il quitte le studio pour aller fumer une cigarette dans la rue, le froid, la pluie, la nuit, et la musique, vous ignoriez que j'étais là en train d'écrire une page de musique, c'est ce qu'il dit à Art Blakey qui a tout entendu, tout vu, et qui lui sourit, et quelle musique ajoute-t-il ! en accord profond avec les désaccords du temps, je glisse, je m'élève, m'envole, je plonge, m'arrête, silence de la musique qui se pense, pensée de la musique qui se joue là devant tant de sourds, et après moi le déluge, ou l'avalanche, comme vous voulez ! il écrase sa cigarette et retrouve le piano, allez c'est une Evidence, jouons mes amis dans la distorsion du temps.

" 2 octobre. Dehors sous la pluie dans le parc du palais impérial, le jasmin jaune orange pâle. Je rentre écouter Monk : Trinkle trinkle, Nice work if you can get it, les derniers enregistrements de novembre 1971 à Londres (Chappel Studios). Il y a là plusieurs morceaux stupéfiants et d'abord ceux qui ne se laissent pas aimer facilement, comme les cinq premières minutes presque déconcertantes de fausse hésitations de Darn that dream. En revanche, impossible de ne pas être séduit par Little Rootie Tootle pour son fils puis par son génial détournement de Nice Work if you get it (Gerschwin). Soufflé par le procédé de composition et naturellement l'interprétation de Jackie-ing (pour sa nièce). Je me souviens de Pierre (Guyotat) me faisant écouter Art Tatum si je parlais de Monk, ou m'emmenant à la cinémathèque voir Griffith si je parlais de cinéma expérimental. Le premier disque de Londres se termine sur Bleu Sphere, chef-d'oeuvre absolu, avec l'autorité de celui qui peut tout. Maîtrise du genre Martha Argerich, discordances dignes d'Erik Satie. (2)

Peu importe tous ces doutes inventés, ces diables invités qui me tournent autour, ces coups de cordes que je reçois ici et là, cette méfiances, ces sourires, ces claques, bref, tout le cirque qui m'accompagne, je joue, même en enfer je jouerai, alors disons qu'ici je suis au Paradis, c'est ce qu'il ajoute un peu plus tard lors d'une pose, il écoute l'enregistrement de ce qu'il vient de jouer, satisfait, non, heureux simplement, un tel état va bien encore m'attirer les foudres des aveugles se dit-il, moi je suis un arpenteur, un chercheur d'or, un magicien, un acrobate, un patineur, voilà, mes partitions glissent et mes mains font ce qu'elles peuvent, elles dérapent, et retombent finalement sur leurs pouces. Bien joué ! lui répond John les yeux rivés sur les vues mètres de sa console, bien joué, bien vu, bien entendu, bien dessiné, merde mec, ce qu'il y a là en boite, va transformer le monde !

" Durant la journée, il déambulait, absorbé en lui-même, tramant sa musique, regardait la télé ou composait quand il se sentait d'humeur. Parfois il marchait quatre ou cinq jours d'affilée, arpentant d'abord les rues, descendant jusqu'à la 60°, montant jusqu'à la 70°, entre la rivière à l'ouest et trois blocs plus à l'est, puis réduisait graduellement son orbite jusqu'à ce qu'il tournât autour de son bloc, puis à l'intérieur de son appartement, sans cesser de marcher, embrassant les murs, ne touchant jamais au piano, ne s'asseyant jamais - puis il dormait pendant deux jours entiers. " (3)

La nuit est là, permanente, je ne parle plus, je ne joue plus ou alors très rarement, je me plonge dans les éclairs de la ville, dans les nuances du ciel et du parc, tout est tressaillement m'ont-ils dit, retournement, trop joué, trop fumé, trop écouté, trop travaillé, trop compris la musique, ah bon ! Rien à répondre, plus rien à dire de la musique, elle est pourtant là, immense, indestructible, comme moi finalement.




à suivre

Philippe Chauché
(1)Thelonious Monk / The London Collection / Black Lion
(2)Poussière d'or / Marc Dacby / L'Infini n° 105 / Hiver 2008 / Gallimard 2008
(3) Geoff Dyer / Jazz impro / tradu. Rémy Lambrechts / " Musiques et Cie " 10/18

samedi 13 décembre 2008

La Lumière du Japon


Roland Barthes Paris 1974 - Photo D. Boudinet - (1)

Roland Barthes traverse la lumière du Japon, en écoute la langue inconnue, invisible, entre le Vide et le Plein, fait escale dans un jardin Zen, attentif au Bunraku, aux idéogrammes que sont les villes, à l'écriture, à la peinture, à son corps aussi. Comment traverser l'espace étranger sans y mêler son corps ?

" La masse bruissante d'une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l'étranger ( pour peu que le pays ne lui soit pas hostile ) d'une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l'origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d'intelligence, de goût, l'image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu'il vous demande de reconnaître. Aussi, à l'étranger, quel repos ! J'y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité. Langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel, qui ne s'accomplit que pour moi : je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein. Comment vous êtes-vous débrouillé là-bas, avec la langue ? Sous-entendu : Comment assuriez-vous ce besoin vital de la communication ? Ou plus exactement, assertion idéologique que recouvre l'interrogation pratique : il n'y a de communication que dans la parole. (2)

Le corps face à la parole, le corps dans une autre parole, le corps parole, parole du corps aussi, Roland Barthes écrit et lit dans le mouvement ce que cache le sens qui s'offre ailleurs, il photographie l'invisible :

" Traverser la ville ( ou pénétrer dans sa profondeur, car il y a sous terre des réseaux de bars, de boutiques, auxquels on accède parfois par une simple entrée d'immeuble, en sorte que, passé cette porte étroite, vous découvrez, somptueuses et dense, l'Inde noire du commerce et du plaisir ), c'est voyager de haut en bas du Japon, superposer à la topographie, l'écriture des visages. Ainsi sonne chaque nom, suscitant l'idée d'un village, pourvu d'une population aussi individuelle que celle d'une peuplade, dont la ville immense serait la brousse. Ce son du lieu, c'est celui de l'histoire ; car le nom signifiant est ici, non souvenir, mais anamnèse, comme si tout Ueno, tout Asakusa me venait de ce haïku ancien ( écrit pas Baschô au XVII° siècle ) :

Un nuage de cerisiers en fleurs :
La cloche. - Celle de Ueno ?
Celle d'Asakusa ?
(2)

Ces noms s'élèvent comme des voiles dans la baie, musique des noms qui virevoltent sous le pinceau d'encre noire de l'écrivain-peintre.

" Je n'eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Vensie, Florence, dans l'intérieur desquels avait fini par s'accumuler le désir que m'avaient inspiré les lieux qu'ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. " (3)

Expérience des noms, noms lancés dans le lac infini, mouvement du vide qui trace ses cercles concentriques comme un haïku du printemps.

" Le travail du haïku, c'est que l'exemption du sens s'accomplit à travers un discours parfaitement lisible ( contradiction refusée à l'art occidental, qui ne sait contester le sens qu'en rendant son discours incompréhensible ), en sorte que le haïku n'est à nos yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout : lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, délicat, "poétique", en un mot offert à tout un de prédicats rassurants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement les adjectifs qu'un moment plus tôt on lui décernait et entre dans cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange puisqu'elle rend impossible l'exercice le plus courant de notre parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci :

Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.


ou de ceci :

Pleine lune
Et sur les nattes
L'ombre d'un pin.


ou de ceci :

Dans la maison du pêcheur,
L'odeur du poisson séché
Et la chaleur.


ou encore ( mais non pas enfin, car les exemples seraient innombrables ) de ceci :

Le vent d'hiver souffle.
Les yeux des chats
Clignotent.
(2)

Juin-décembre 2000, un autre français écrit au Japon, ses notes de Kyoto, Villa Kujoyama, (4), évidence de l'écriture de là-bas, évidence de la poésie immédiate, illumination de mots :

" 2 juillet 2000. Les banbous flexibles, leur délicat feuillage vert et celui plus sombre des pins, secoués par la pluie. Dans une leur argentée de brume de pluie les contours de la montagne en face. Eclairs vis et fins. Vitres fouettées piquetées par la pluie. Roulements de tonnerre, martèlement de pluie sur toutes les parties de la Villa (toits, vitres, châssis métalliques, gouttières). Luer opale diffuse. "
" 15 octobre. Est-ce un orage que j'entends dehors ? Il est minuit trente, je travaille. L'autre jour, la terre a tremblé vers deux heures, dans la nuit ; je m'en suis à peine rendu compte mais la bibliothèque, les objets, tout a bougé, tinté. C'est plus rare à Kyoto qu'à Tokyo. Il y a cinq ans, six mille morts à Kobe. Tout le monde ici dormait et je suis peut-être seul à m'en être aperçu. Samedi passé, il y a eu une tempête extraordinaire, les bambous fouettés, des trombes d'eau, et l'impression que le Japon tout entier n'était qu'une île, une embarcation, qui tanguait, prise dans les eaux du monde déchaînées. " (4)

Embarquement immédiat.



Roland Barthes au Maroc 1978
Coll. Roland Barthes IMEC (1)


à suivre

Philippe Chauché

(1) in Pileface.com
(2) L'Empire des Signes / Roland Barthes / Editions Albert Skira / 1970
(3) Du côté de chez Swann / A la recherche du temps perdu / Marcel Proust / Gallimard
(4) Poussière d'or / Marc Dacby / L'Infini n° 105 / Hiver 2008 / Gallimard

mercredi 10 décembre 2008

Le Commencement Ignore Toute Hâte.



" Dans son cours Les Concepts fondamentaux, professé en 1941, Heidegger rappelait que la méditation de l'être est remémoration du commencement, de la pensée occidentale. Elle remonte jusqu'à l'initial qui seul a de l'avenir, dira Heidegger, l'actuel étant toujours d'emblée périmée. " Le commencement ignore toute hâte. Et vers quoi se hâterait-il, puisque tout ce qui est initial attend pour commencer de pouvoir reposer sur soi-même ? " C'est pourquoi, poursuit Heidegger, la méditation du commencement est une pensée, qui ne vient jamais trop tard mais tout au plus trop tôt.
Il insiste : l'être demeure ce qui nous est plus proche que toute proximité, et plus lointain que tout éloignement.
Ce n'est qu'en apparence que nous sommes complètement submergés par l'étant dont l'impétueux afflux sature l'Ouvert. Il s'agit de nous aviser de notre séjour essentiel dans l'être. Ce qui signifie nullement se représenter les vagues pensées que suscite le " concept " d'être : concevoir l'être, c'est concevoir le " fond ". Ce qui en vue d'une nouvelle orientation de l'humanité, exige une disponibilité dans le rapport essentiel qu'elle a à être...
Dans le paragraphe 5 du même cours, Heidegger remarque que derrière l'uniformité et la vacuité du mot "est" s'abrite un royaume qu'on ne soupçonne guère. Et il tente de le situer.
Il y a d'abord l'évidence incontestée du " est ", sa vacuité et sa richesse de signification. Si nous disons " cet homme est de Souabe ", cela revient à dire : il en est originaire. Si nous disons : " c'est rouge à bâbord " cela signifie : la couleur rouge vaut comme signal de... On peut continuer indéfiniment. " Dieu est " veut dire en quelque sorte " Dieu existe ", etc.
Mais voici que le chemin bifurque et que se découvre un béance et Heidegger cite un vers de Goethe :

Ueber allen Gipfeln / Ist Ruh
" Sur tous les sommets / Est le repos "


Dans cette phrase que Goethe a écrite sur le montant de bois de la fenêtre d'un pavillon de chasse sur le Kickelhahn, près d'Ilmenau, le " est " ne permet plus comme précédémment de se ranger parmi les exemples que nous venons de nommer. Ici, nous devons renoncer à toute " élucidation " du " est " et nous en sommes réduits à dire encore une fois les mêmes paroles : " Sur tous les sommets / Est le repos. " Ce " est ", dit Heidegger, semble être dit une fois pour toutes. Ce que dit la phrase paraît si simple qu'elle se suffit à elle-même. D'où l'évidence de ce " est " qui repousse toute élucidation et s'entend d'une autre manière que le " est " que l'on utilise sans y prendre garde dans la conversation de tous les jours.
Mais Heidegger remarque que le " est " de Goethe est à mille lieues d'un vide qu'il ne nous serait pas possible de maîtriser. Peut-être ne sommes-nous pas encore à la hauteur de l'appel qui provient de ce " est " pourtant évident. Ce mot cependant nous ouvre un espace aux ressources inépuisables... " (1)

" Est ", est un dévoilement étrange, il conduit à un territoire inexploré et ouvre donc comme l'écrit l'auteur, à un " espace aux ressources inépuisables, reste à le découvrir cet espace qui " est " celui que nous nous refusons de voir, reste à saisir la profonde affirmation de Goethe, immense, le " est " est le verbe, au commencement était le verbe, et du verbe va naître la poésie, et la poésie ne fixe rien, n'affirme rien, mais permet de voir, c'est toute la question, voir sur les sommets le repos.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Lectures de Heidegger IV / Frédéric de Towarnicki / L'Infini n° 105 / Hiver 2008 / Gallimard ( je renvois à cet admirable travail publié par la revue )

mardi 9 décembre 2008

Vu du Ciel et de la Terre



Voici un tableau, voici un écrivain, et un peintre, un sculpteur, deux acteurs du temps. Soyez attentifs à ce qui s'y joue là ! Dans la dernière livraison de L'Infini, Thomas A. Ravier, écrivain, écrit :

" On pourrait dire des personnages de Genet ce que Giacometti disait de certaines de ses sculptures : " elles ne représentent qu'elles-mêmes ".
Quand on lui demande ses souvenirs de Giacometti, Genet a cette réponse merveilleusement pratique : " j'ai encore dans les fesses la paille de la chaise sur laquelle il m'a fait m'asseoir pendant quarante et quelques jours pour faire mon portrait ". Ce sont les souvenirs du corps qui comptent, en effet. Pour le reste, je doute que ces quarante journées aient été dénombrées au hasard par Genet : après le déluge, Giacometti ! " (1)

Ce corps est celui d'un musicien écrivain, Giacometti n'est pas un réducteur de tête, mais il concentre les pensées et élève les corps, il suffit pour s'en persuader de tourner en rond autour de ses sculptures, ces hommes qui marchent, délivrés de toute pression sociale, pire que l'apesanteur, nous tournons dans la nuit, et les flammes de la forge nous dévorent, pour nous inviter à la résurrection.

" Nouvel opéra fabuleux : un oratorio enfantin, enthousiaste. Ses interprètes sont allégoriquement, le Plaisir, la Beauté, le Temps, la Théologie, le Vice, la Nuit. Dieu, le Diable. Les vrais personnages de Genet sous leur nom civil d'emprunt. Ils entrent en scène simultanément, font entendre leur voix à travers leurs corps. On écoute leurs respirations. Ce festin ancien, presque médiéval, dissout les frontières imaginaires, qu'elles soient sociologiques, culturelles. La sainteté, c'est un rythme poétique supérieur qui la confère. Le souvenir sauvage et sanctifié d'Une Saison en enfer fait le reste. " (1) Glenn Gould ne dit pas autre chose de la musique, encore une affaire de sainteté, il va bien falloir s'y habituer.

Seuls comptent les souvenirs du corps qu'il soit en mouvement visible, ou dans le silence du geste, pensez à ceux de Picasso, à la fin de vie (?), plus vivant que mille jeunes peintres tristes et bavards, plus que jamais "Yo Picasso !", plus que jamais le corps devant, comme un torero, ne jamais perdre le moindre centimètre de terrain, ses Mousquetaires en disent long sur le corps de l'homme, l'axe du corps passe par là, par l'épée et le pinceau, évidemment scandale, c'est un sexe que l'on nous montre, disent-ils, ah bon ! on ne s'en doutait pas, circulez, il n'y a rien à entendre. Pensez au corps de Genet, impossible de l'enfermer dans un rôle particulier, il les épouse tous, voleur, allez-y pour voleur ! pervers, si vous y tenez ! assassin, je n'y tiens pas spécialement, mais si cela vous rassure, etc. etc. etc. Pensez à celui de Céline, de Proust, de Faulkner, d'Hemingway, et écoutez ce qu'ils en disent, ce qu'ils en écrivent encore aujourd'hui, et si la nausée vous guette lisez leurs livres, une belle manière de remettre le corps à l'heure !

" Je lui demandai s'il accepterait de mener avec moi ma vie, même dans ce qu'elle présenterait de dangereux, il me regarda dans les yeux et je ne vis jamais regard plus frais. C'était une source noyant une prairie déjà humide où poussent des myosotis et cette graminée qu'on appelle dans le Morvan l'herbe tremblante. " (2)

" Voici Noël !... je me dis : on va me foutre la paix ! à ça, qu'à moins d'être absolument détraqué pensent les vieux jetons... qu'on les laisse tranquille... Vive Noël... surtout pas reluisant, vous n'avez plus rien à donner, et vous ne recevez plus de visites... exempt ! Vive Noël !... vous ne recevez plus de cadeaux non plus ! Vive Noël encore ! plus à dire merci ! Vive Noël !
Basta ! on sonne !... une fois, deux fois, pas le téléphone... à la grille ! en bas du jardin, trois fois... bien sûr que je peux faire le sourd, je suis pas domestique. Ouah ! ouah !... tous les chiens s'y mettent ! c'est leur métier... eux aiment le bruit !... et que ce sacripant sonne toujours ! peut-être un mendiant ? merde ! salut ! on m'a assez pris, on m'a assez dévalisé, emporté tout, vendu aux Puces, et à la salle ! putain que j'ai donné pour la vie ! né, je voudrais qu'on me rende !... y a des pillés qui retouchent et fort ! je suis de ceux !... je suis des autres qui doivent toujours !... ouah ! l'entêté de la grille a sonné au moins dix fois, il amuse les clebs... ça va mal, Noël !... plus, je vous oublie, il pleut comme vache !... il va être rincé, ce malotru... oh, ça le gêne pas !... il resonne, mais un ennui, les voisins ! s'ils se mettent aussi à aboyer !... ils ont le droit ! ils peuvent m'en vouloir... dix ans !... vingt ans !... Zut ! là c'est grave ! le mieux que j'y aille !... descende à la grille, chasse le malotru ! fort et vite !... j'y vois rien, si ! un peu... une forme dans le noir... dans le gris...
- Foutez-moi le camp ! voyou ! vite ! voyou ! saloperie ! et j'aboie ! avec les clebs ! ouah !... et je râle !... wrah ! prêt à mordre !... à nous quatre ensemble je peux dire qu'on se fait entendre ! wrah ! jusqu'à Auteuil !... joyeux Noël ! par la Seine, l'écho, vous pensez ! ce réveillon ! mais ce goujat s'en va pas du tout ! même il m'apostrophe, il s'accroche à la sonnette...
- Monsieur Céline, je veux vous voir !
- Monsieur, impossible dans la nuit !... allez-vous en ! ne revenez jamais ! je vous fait déchiqueter par mes chiens !
Le foutu s'entête !
- Je vous ai écrit vingt fois ! J'ai parlé de vous dans cent articles ! cher auteur ! jamais vous ne m'avez répondu ! je vous ai traité de tout Céline ! Canaille !... Vendu !... pornographe !... agent double ! triple ! jamais vous ne m'avez répondu !
- Jamais, je ne lis rie, frère de l'ombre ! je ne suis pas tenté, ouah ! ouah ! ..." (3)

" Pendant trois jours, il avait violemment soufflé du Sud, tirant les frondaisons des palmiers au-delà des troncs gris qui ployaient. A mesure que le vent forcissait, les tiges vert foncé des frondaisons s'agitaient furieusement, dès qu'il les avait brisées. Les branches des manguiers se balançaient et claquaient dans le vent, et sa chaleur brûla les fleurs des manguiers jusqu'à ce qu'elles soient brunes et couvertes de poussière et que leur tiges se dessèchent. L'herbe sécha et il n'y avait plus la moindre humidité sur le sol et le vent n'était plus que poussière.
Le vent souffla jour et nuit pendant cinq jour et, quand il cessa, la moitié des frondes pendaient, brisées, le long des troncs, les mangues vertes étaient sur l'arbre encore ou sur le sol et les fleurs étaient fanées et les tiges desséchées. La récolte de mangues était perdue, comme tout ce qui poussait cette année-là... " (4)

" Le ciel se dégageait, les lambeaux d'ombres fuyantes n'étaient plus l'essentiel, et il lui semblait que cette amélioration du temps était une nouvelle ruse de la part de l'ennemi, les troupes fraîches auxquelles il venait apporter ses anciennes blessures. " (5)

" J'avais le plaisir d'une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d'une pêcheuse de Balbec, comme j'avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu'elles pouvaient me donner m'aurait paru moins vrai, je n'aurais plus cru en lui, si j'en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une payssage de Méséglise c'eût êté recevoir des coquillages que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n'aurais pas trouvée dans les bois, c'eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait enveloppée mon imagination. Mais errer dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c'était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. " (6)

Le corps à l'heure voilà l'objectif, le corps accordé au temps, cela peut sembler simple ou alors très compliqué, à vous de voir, le corps accordé au mouvement du peintre, il est assis comme s'il s'apprétait à voyager, c'est Ulysse, comme il est musicien, il évite tous les pièges. Belle leçon de vie, celle que nous offre Jean Genet n'est pas autre.

à suivre

Philippe Chauché

1) Genet, l'homme aux semelles du temps / Thomas A. Ravier / L'Infini n°105 / Hiver 2008 / Gallimard
(2)Journal du voleur / Jean Genet / Biblios / Gallimard
(3)Rigodon / Louis-Ferdinand Céline / Gallimard
(4)Bonne nouvelle du continent / Ernest Hemingway / Le chaud et le froid / traduct. Charles Cachéra et Pierre Guglielmina / Gallimard
(5) Le (De) Bruit et la (De) fureur / William Faulkner / traduct. M. -E. Coindreau et M. Gresset / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(6)Marcel Proust / Du côté de chez Swann / A la recherche du temps perdu / Gallimard

lundi 8 décembre 2008

Eclats d'Hiver



" Le pouvoir d'incantation ( Rien de moins, le mot incantation doit être pris au pied de la lettre. Pour moi le monde extérieur composait à tout instant avec son monde qui, mieux même, sur lui faisait grille : sur mon parcours quotidien à la lisière d'une ville qui était Nantes, s'instauraient avec le sien, ailleurs, de fulgurantes correspondances. Un angle de villas, leur avancée de jardins je les " reconnaissais " comme par son oeil, des créatures apparemment bien vivantes une seconde plus tôt glissaient tout à coup dans son sillage, etc. (N. de l'aut., 1962) que Rimbaud exerça sur moi vers 1915 et qui, depuis lors, s'est quintessencié en de rares poèmes tels que Dévotion est sans doute, à cette époque, ce qui m'a valu, un jour où je me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m'adresser la parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelques pas, s'offrit à me réciter un des poèmes qu'elle préférait : Le Dormeur du Val. C'était si inattendu, si peu de saison. Tout récemment encore, comme un dimanche, avec un ami, je m'étais rendu au " marché aux puces " de Saint-Ouen (j'y suis souvent, en quête de ces objets qu'on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l'entends et où je l'aime, comme par exemple cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier, verni, présentant des reliefs et des dépressions sans signification pour moi, strié d'horizontales et de verticales rouges et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en langue italienne, que j'ai ramené chez moi et dont à bien l'examiner j'ai fini par admettre qu'il ne correspond qu'à la statistique, établie en trois dimensions, de la population d'une ville de telle à telle année, ce qui pour cela ne me le rend pas plus lisible), notre attention s'est portée simultanément sur un exemplaire très frais des Oeuvres Complètes de Rimbaud, perdu dans un très mince étalage de chiffons, de photographies jaunies du siècle dernier, de livres sans valeur et de cuillers en fer. Bien m'en prend de le feuilleter, le temps d'y découvrir deux feuillets intercalés : l'un copie à la machine d'un poème de forme libre, l'autre notation au crayon de réflexions de Nietzsche. Mais celle qui veille assez distraitement tout près ne me laisse pas le temps d'en apprendre d'avantage. L'ouvrage n'est pas à vendre, les documents qu'il abrite lui appartiennent. C'est encore une jeune fille, très sérieuse. Elle continue à parler avec beaucoup d'animation à quelqu'un qui paraît être un ouvrier qu'elle connaît, et qui l'écoute, semble-t-il, avec ravissement. A notre tour, nous engageons la conversation avec elle... " (1)

L'écrivain aimante le mouvement, c'est un fait sur lequel le silence s'est installé, cela n'a aucune importance, il épouse les espaces invisibles du temps, déclenche des déflagrations secrètes, affole les coeurs et les corps, il écrit en regardant, en silence, dans le mouvement que fait sa main pour se saisir de ce livre incroyable, de cette bombe à retardement. Lisons, lisons, lisons encore :

" - Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout prés, tout prés.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

- Je regardais, couleur de cire,
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche au rosier.

- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : " Veux-tu finir ! "
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : " Oh ! c'est encore mieux ! ...

Monsieur, j'ai deux mots à te dire... "
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...

- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée.
Malinement, tout près, tout près. " (2)

Elle se tenait ainsi dans un dénuement éclairé, et s'amusait à déplacer au hasard, les reines, les rois, les fous et les cavaliers, il avait cesser de la fixer, avait ouvert le livre à la reliure de cuir vert, de temps en temps, il quittait les pages de soie pour la regarder, elle souriait à ses malices, il lui répondait d'un frôlement du pied, qui lui suffisait d'allonger pour atteindre sa cuisse gauche. C'est parfait se dit-il, poursuivons notre lecture.

à suivre

Philippe Chauché

(1)André Breton / Nadja / Gallimard (Éditions de 1963 entièrement revue par l'auteur)
(2) Première Soirée / Arthur Rimbaud / Oeuvres complètes / Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade.

dimanche 7 décembre 2008

Flâneries



" Nous ne sommes jamais plus en accord avec nous-mêmes que quand nous sommes inconséquents " (1)

Il avait mis des années à affiner son inconséquence, et il trouvait amusant qu'on lui reproche sa légèreté, ses absences, ses contradictions, son manque de suivi dans les affaires du monde, pas une journée sans qu'il ne tombe trois ou quatre fois amoureux, manifestant cet élan par, ici un bouquet de violettes, là un châle de soie, ailleurs un livre rare et gratifié d'un envoi chaleureux, et lorsque celle-ci trouvait charmante son attention et le lui faisait savoir par un pli gracieux, il le froissait et le jetait dans la première bouche d'égout qu'il rencontrait, lorsqu'une autre s'aventurait à lui téléphoner pour le remercier, il changeait de voix et s'étonnait qu'elle souhaite parler à un homme qui n'habitait plus depuis des mois cette maison, dont il était devenu propriétaire, donnait à cette correspondante qu'il savait charmante, une fausse adresse très éloignée de celle qu'elle imaginait, cette troisième un peu plus courageuse lui donnait rendez-vous dans une soirée qu'elle organisait le lendemain, il n'accusait pas réception et oubliait immédiatement l'adresse de cette délurée, il en était de même des livres qu'il lisait, après cinq ou six pages, il le refermait et le glissait dans l'une des boites aux lettres de ses voisins, il avait l'art de décourager les plus belles âmes, acceptait une invitation, s'annonçait, saluait, puis repartait comme si de rien n'était. J'ai gardé un questionnaire qu'il s'amusait à poser à ses nouvelles conquêtes, je vous le livre tel quel :

1) Quand avez-vous pour la dernière fois, accepté de vous dénuder devant un homme ?
2) Accepteriez-vous de le faire devant moi à l'instant ?
3) Si oui pourquoi ?
4) Couchez-vous avec le premier venu, ou attendez-vous de tomber amoureuse ?
5) Portez-vous des dessous en soie ou préférez-vous le coton ?
6) Allumez-vous une cigarette après un acte sexuel ou préférez-vous boire un verre d'eau fraîche ?
7) Que vous inspire la nostalgie ?
8) Avez-vous lu Lautréamont ?
9) Quels livres emporteriez vous dans votre tombe ?
10)Croyez-vous à la Résurrection ?
11)Que pensez-vous de ce questionnaire ?

à suivre

Philippe Chauché

(1) Oscar Wilde / Aphorismes / traduct Bernard Hoepffner et Catherine Goffeaux / Mille et Une Nuits

samedi 6 décembre 2008

Prés du Fleuve




" Soleil superbe. Les feuilles de presque tous les arbres des Quiconces font masse sur le ciel. J'ai trouvé avec plaisir l'esplanade du grand café, à l'ombre du théâtre, pour brûler un cigare. En entrant au café pour prendre de l'extrait de chicorée, je trouve dans le Mémorial bordelais qu'il gèle, que tout le monde est en grand manteau, qu'aucune apparence de printemps ne vient encore réjouir la nature. Est-ce habitude de mentir d'un journal ministériel, ou désir d'employer des phrases toutes faites ?
Je vais voir un thermomètre qui est à l'ombre le long de la ligne des maisons, au midi de l'ancien emplacement du Château-Trompette ; il est à 11 degrés. Il y a bien là douze ou quinze maisons magnifiques et plus grandioses qu'à Paris. Il y a bien encore quelques consoles, quelques ornements avec guirlandes de fleurs ; c'est le genre ridicule de l'architecture de Louis XV. Le Capitole de Toulouse est bien couronné par une contrebasse !
Paris n'a rien de comparable à ce rang de maisons donnant sur un jardin immense, voyant à droite la Garonne, chargée de navires, et, au-delà, la colline de Lormont. J'apprends que les navires qui ont leur pavillon au haut du mât sont en partance. Les navires français sont près du pont, ce qui y a appelé le commerce de détail et jeté dans le fatal état de non à la mode ces belles maisons bâties sur le modèle de la place Vendôme. Les navires étrangers prennent place vis-à-vis des Chartrons ; de là, la plupart des riches négociants de Bordeaux habitent ce quai magnifique ou la superbe rue Pavés des Chartrons. " (1)

Rien n'est plus apaisant que le fleuve, j'y abandonne mon regard, saisi par ses reflets gris sombres, je ferme les yeux, et me laisse gagner par le sommeil.

" Je remonte le courant. Les mouettes ne disent rien, leur science des vents, des courants ascendants et des dépressions les invites au silence. Parfois, elles se sont curieuses et m'accompagnent du bec et de l'aile à travers les vitres des cafés et des chambres d'hôtels. Je souhaite être au calme, ma chambre donne sur ce puits de jour, ainsi la nuit les chouettes chevêches frôlent mon visage. Je pratique l'art aléatoire de la lecture en dormant. La ville m'accompagne et me livre ses secrets. Silence, je dors. "

à suivre

Philippe Chauché

(1)Stendhal / Bordeaux / Éditions Proverbe.

lundi 1 décembre 2008

Le Regard et les Mots



Il s'invite cet hiver (1), son regard devrait vous interpeller (2)? Non ? Vous n'y lisez rien, vous n'y voyez rien, vous n'entendez rien, étonnant, et pourtant, et pourtant l'écrivain de Malagar n'a jamais été aussi présent, aussi intempestif, aussi passionnant. Question de style, et de regard, dirait un autre écrivain bordelais amateur de vins lumineux et de mots éclatants. Mauriac écrivain, Mauriac journaliste, Mauriac chrétien, Mauriac éclaireur, Mauriac du haut de son nid d'aigle qui observe les courbes veloutées de la Garonne. Il écrit, il ne cesse d'écrire, sur Proust, une belle passion française, Claudel, Bernanos, Molière, de Gaulle, l'Algérie, la France, le fascisme, le stalinisme et tant d'autres choses.

Mauriac journaliste, lisons :

19 mai 1958 ( Aprés la conférence de presse du général de Gaulle ).
" Puisse le général de Gaulle ne pas dire un mot, ne pas faire un geste qui le lierait à des généraux de coup d'Etat. " Ce sont les dernières lignes du dernier Bloc-notes, écrites dans la nuit du 13 au 14.
L'Histoire va vite. Ces propos, aujourd'hui, n'ont plus de sens. " Les généraux de coup d'Etat " n'ont pas été mis hors la loi, voilà le fait. Le gouvernement, bien loin de traiter le général Salan comme un rebelle, a sollicité ses rapports, et a feint de ne pas juger suspectes ses intentions, il lui délègue ses pouvoirs. Ce grand déploiement de défense républicaine qui a abouti au vote de la loi d'urgence nous concerne nous autres, Français de la métropole. Mais il n'a paru urgent à personne, dans les cercles gouvernementaux, du moins à ma connaissance, de définir clairement l'acte de généraux nettement déclarées d'éloigner un parlementaire du pouvoir et d'imposer l'arbitrage d'un chef militaire...
Ici même, plusieurs fois, j'ai crié vers le général de Gaulle. Maintenant qu'il est aux portes, vais-je me dresser contre lui ? Tout ce qui relève en moi du sentiment à son égard, tout ce qui me le rend cher, à jamais, je serais capable de le dominer, non sans effort, certes, mais j'y atteindrais, il me semble. Une autre considération s'impose à moi. Elle a commencé de m'obséder durant la conférence de presse, lorsque le général de Gaulle a dit : " Les Algériens donnent, en ce moment, un spectacle magnifique d'une immense fraternisation, qui offre une base psychologique et morale aux accords et aux arrangements de demain, base infiniment meilleure que les combats et les embuscades. " Cette parole, qu'elle a retenti en moi ! Et je l'écoute encore, et j'en suis possédé...
Ah ! certes, je ne suis pas aveugle : si les grenouilles qui demandent ce roi l'obtiennent, elles ne coasseront pas toujours de joie, je m'en doute. " J'aime mieux les servir à mon gré que, d'accord avec, les gouverner au leur. " C'est un mot de Shakespeare met dans la bouche de Coriolan. Le général de Gaulle, nous en fera exprimer le suc, de ce mot-là ! Je mesure le risque. S'il ne dépendait que de moi, j'accepterais de le courir. " (3) J'invite nos chers commentateurs politiques à lire Mauriac, simplement le lire, s'ils savent encore ce que cela veut dire.

Mauriac écrivain, certains l'ont oublié, la mémoire c'est bien la question :

" J'attendis dans le brouillard, devant la porte de la maison sans étage qu'habitait Marie rue de l'Eglise-Saint-Seurin - le temps qu'elle changeât de robe. Quand elle reparut, c'était elle et c'était une autre, évadée de son métier, de la librairie ténébreuse, et moi, pour la première fois de ma vie, j'avançais, glorieux, pareil à tous les autres garçons, dans ce soir de novembre dont je sentirai toute ma vie l'odeur au-dedans de moi, pressé d'atteindre la place Gambetta et le Cours de l'Intendance - oserai-je l'avouer ? - Oui, pour être vu avec cette jeune femme. Ce qui me fit demander à Marie : " cela ne vous gêne pas d'être vue sur l'Intendance escortée d'un jeune homme ? Mais nous pouvons faire un détour par les petites rues... " Elle rit : " oh ! Moi, vous savez... C'est plutôt vous qui pourriez me trouvez compromettante... " (4)

Qui n'a jamais senti, ce qui se joue dans cette ville admirable, qui n'a jamais traversé la place de la Bourse, pour s'aventurer dans les Chartrons une nuit douce d'un printemps espagnol ne peut saisir l'impact qu'a cette ville sur un corps libre, si les villes libèrent, rendent glorieux et lumineux, c'est bien Bordeaux. J'ai traversé ainsi, cette ville dans les années 70, découvrant au coeur de ces rues, sur ces places, dans cette librairie éblouissante, face à la Garonne, dans les dérives nocturnes, un art étrange d'être dans la joie, il en émanait les parfums sublimes du bonheur, Bordeaux. Je traverse la rue du Chapeau-Rouge, le Grand Théâtre, les Quinconces, j'ai dans la main un petit livre d'un aventurier gracieux :

" A chaque instant on est arrêté à Bordeaux par la vue d'une maison magnifique. Quoi de plus heureux que celle du café Montesquieu, sur les Quinconces ? Je voulais citer une maison de la rue des Fossés située au coin d'une rue transversale, mais les rues ici ne portent point leurs noms. Les échevins, fort économes par ces sortes de dépenses, prétendent que tout le monde connaît les rues.
Tous les premiers étages sont beaux à Bordeaux. La plupart ont douze ou quinze pieds d'élévation et de magnifiques balcons sur la rue de quatre pieds de large. Les corniches vers le haut des maisons manquent de largeur, ce qui ôte la physionomie et produit un effet mesquin. Leurs ornements, de fort mauvais goût et fort travaillés, donnent la petitesse, mais si jamais les yeux bordelais voient ces défauts, ils sont faciles à corriger.
Je vais aux Feuillants, église du collège, dans l'espoir de voir le tombeau de Montaigne. Le prètre qui dessert la chapelle a emporté la clef.
Ce qui frappe le plus le voyageur qui arrive de Paris, c'est la finesse des traits et surtout la beauté des sourcils des femmes de Bordeaux.
A Paris, on trouve trop souvent des traits communs et lourds qui quelquefois expriment des pensées très fines. Ici la finesse est naturelle ; les physionomies ont l'air délicat et fier sans le vouloir. Comme en Italie, les femmes ont, sans le vouloir, ce beau sérieux dont il serait si doux de les faire sortir.
J'ai été saisi par cette idée au sortir des vêpres, vers les trois heures ; je me promenais par hasard sur la belle place du Théâtre qu'on appelle les Allées de Tourny et me suis trouvé justement au débouché de la rue qui conduit à la place du Chapelet au moment où tout le beau monde sortait de l'église à la mode. Beauté idéale, à la Schidone, de la jeune fille qui vend des oranges et des bouquets de violettes au coin de cette rue ; sa coquetterie admirable, c'est-à-dire ressemblant parfaitement au simple mouvement de vanité et d'amitié envers un ruste de sa connaissance qui passant devant elle sans lui parler.
Ce qui augmente l'effet charmant de cette finesse naturelle des traits, c'est que, jusqu'ici du moins, je n'ai pas vu d'affectation. Sans doute il y en a, mais un homme qui sort du plein soleil et entre dans une grotte, la trouve d'abord peu éclairée. " (5) Beauté absolue des femmes de Bordeaux, beauté absolue de la ville qui éclate de sa pierre ravalée, songe de la Garonne, escapade chez quelques riches marchands de vin aux cravates anglaises, défi au temps et à l'amour. Autre géographie amoureuse, celle de Proust. Regardons, écoutons :




à suivre

Philippe Chauché

(1) François Mauriac / Journal / Mémoires Politiques / Robert Laffont
(2) in pileface.com et malagar.asso.fr
(3) François Mauriac / Le Nouveau Bloc-Notes / Flammarion
(4) François Mauriac / un adolescent d'autrefois / Flammarion
(5) Stendhal / Bordeaux / Editions Proverbe