vendredi 20 décembre 2019

Jacques Cauda dans La Cause Littéraire



« Au delà de l’expression “manger des yeux”, la peinture a beaucoup à voir avec le corps bu et le corps mangé. Boire ses paroles, dit-on, car les images sont des paroles silencieuses qui s’échangent de l’un à l’autre » (Profession de foi).
« Pédaler n’est-il pas ajouter du sien à la réalité du paysage, de la même façon qu’écrire distingue la réalité du monde d’avec l’acte qui en même temps le dépose ? Mémoire des mains pour mémoire des jambes… » (Vita Nova).
 
 
Jacques Cauda possède le pouvoir très ancien d’enflammer ce qu’il touche, une feuille blanche, une toile, un livre, un corps aimé. Le peintre surfiguratif peint ce qu’il voit, tout est dans l’œil pense l’artiste et il le prouve par ses papiers et ses pastels à l’huile. Les images qu’il choisit ont souvent été déjà « vues », il s’attache à les montrer à travers ce prisme, mais autrement, pour cela il faut savoir dessiner (c’est son cas), ne rien ignorer du trait, et de la couleur (c’est aussi son cas). Dans ses livres, Jacques Cauda raconte sa vie, au cœur de Profession de foi, sa jeunesse délinquante, ses mauvaises fréquentations (« La violence me fascinait. Et l’émeute également »), cette « mauvaise réputation » dirait Guy Ernest Debord. Il est explorateur à Paris, l’œil de sa longue vue livre ce qui devrait rester caché (« Boxer short en soie naturelle, culotte en point d’Alençon ou en coton blanc qui colle au sexe comme la bouche de la lamproie à la peau de sa victime… »), il apprend à voir et donc à dessiner (« Oui, je savais la regarder (merci Léonard !), la regarder de cette manière ravissante qu’on savait tout de suite combien je les aimais les femmes »), étudie le cinéma, travaille du soir au matin pour payer son loyer, réalise des documentaires pour la télévision, puis il peint, ne cesse de peindre. Il lit et écrit sa vie, en peintrécrivain dit-il, à la manière des peintres qu’il admire : Watteau – il se dessine en Gilles –, Cézanne, Matisse, Pollock, Manet ; il a mille vies, c’est le chat Cauda, un ours, un géant.
 
 
 
« Les peintres, ils voient le dedans des choses. La nature au sens large. Les trèfles comme les cœurs » (Profession de foi).
« En picard, on cueille les vélos, ce sont des arums. En vélo, le Christ a toujours une roue d’avance sur le temps qui passe… » (Vita Nova).
 
 
 
Jacques Cauda est un voluptueux lettré, un lecteur qui joue avec le temps, avec Proust, Flaubert, Dumas, Duras, Richard Millet, un dévoreur de pinceaux et de corps – ces derniers tableaux dévorent des corps offerts et ouverts. Jacques Cauda a la passion du livre, du vélo et du Tour. Vita Nova est le récit de cette passion et de quelques autres. Profession de Foi est celui de sa naissance à la vie, donc à la jouissance, à la peinture et aux livres. Comme il écrit, il dessine et il peint. Ses pastels racontent les coureurs, son Tour de France, le Tour de France d’un peintrécrivain, les fleurs des maillots sous le ciel de France. Jacques Cauda écrit comme le maillot jaune roule sur les chemins de son enfance, avec légèreté (« pédaler est ajouter du sien à la réalité des paysages, mécaniquement le mouvement des jambes sur les pédales est comparable à celui qu’exerce notre mémoire »).
 
 
 
 
Qu’il écrive ses éclats de vie (« 31 décembre 1981, je réveillonne en compagnie des Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand m’enivre »), ses accords de passions (« Sonia, la bouche en rond de serviette, dans un halo de jaunes et de bleus, principaux composants de la lumière du jour, appuyée le dos à la fenêtre du séjour »), qu’il invite des musiciens de jazz dans sa galerie magique et magistrale, à chaque fois son trait, ses couleurs harmonisent la vie, qui se pâme et s’offre à son regard saillant.
 
Philippe Chauché
 
 
 
 

lundi 16 décembre 2019

Les Aventures de Sancho Panza d'Andrès Trapiello dans La Cause Littéraire



 
« Telle fut la fin de l’ingénieux hidalgo de la Manche, dans un village dont Sidi Ahmed n’a pas voulu préciser le nom, pour que tous les bourgs et villages de la Manche se le disputent et se l’approprient, comme les sept villes de Grèce s’étaient disputé l’honneur d’avoir vu naître Homère », L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1).
 
« On aurait dit que celui-ci était un personnage à propos duquel on pouvait écrire non pas un ni deux, mais deux cents ouvrages, car ces évènements racontés par Sidi Hamed et traduits par Cervantès, qui se déroulaient lors des différentes sorties de don Quichotte, pouvaient encore être agrémentés de détails et complétés et enrichis de mille nuances qui transformaient le livre en une narration sans fin », Suite et fin des aventures de Sancho Panza.
 
 
 
L’ingénieux Miguel de Cervantès publie en 1604 la première partie de Don Quichotte, et c’est en 1615 qu’est imprimée la suite de ce livre unique, qui porte sur les fonts baptismaux l’art romanesque moderne. André Trapiello décide d’en poursuivre l’histoire éternelle et les aventures réjouissantes. Peu de livres déclenchent un tel engouement, une telle passion et tel talent d’écrivain, preuve s’il en était que lire, façonne son écriture, à bon lecteur, parfois bon écrivain. Pas un espagnol qui n’ait à l’oreille et en mémoire ces aventures exceptionnelles, racontées ou lues, ce délicieux récit de l’incroyable chevalier à la triste figure et de son savoureux écuyer, sur les chemins d’Espagne, de la Manche à Barcelone, ces leçons de courage, de justice, de rigueur, d’à propos, et ces éclats de douce folie.
 
« Don Quichotte est mort, mes amis, mais Sancho est là pour nous confirmer avec précision la véracité de tous ces évènements lorsque ces nouvelles aventures sortiront des presses, tout comme nous pourrons voir de nos propres yeux la réalité de maintenant, un rien estompée », A la mort de Don Quichotte (2).
 
 
 
 
Le temps semblait s’être arrêté dans la Manche, les compagnons de Don Quichotte endormis par quelques maléfices, mais la baguette magique d’Andrés Trapiello va les réveiller, leur redonner souffle et vigueur. Don Quichotte disparu, Andrés Trapiello entraîne Sancho, sa nièce Antonia, le bachelier Samson Carrasco et la gouvernante Quiteria sur les chemins qui mènent à Séville, avant d’embarquer pour l’Inde, ils vont prendre la mer et y croiser notamment un pirate anglais lettré, qui n’ignore rien des aventures de Don Quichotte, et des comédies de Shakespeare – ces deux géants ont-ils eu en mains leurs écrits réciproques, se sont-ils croisés, certains l’imaginent, mais l’Histoire veut qu’ils soient tous les deux morts en avril 1616, l’un le 22, l’autre le 23, il y a là un formidable roman à écrire –, et tant d’autres curieuses choses plus réjouissantes les unes que les autres. Ici point de géants, de moulins à vent, de Biscayen, ou de moutons, mais des brigands, et un notaire tout aussi mal intentionnés que ceux que croisa Don Quichotte dans son périple chevaleresque. Suite et fin des aventures de Sancho Panza est le roman picaresque de Sancho et de ses amis, un roman d’aventures, en mer et sur des terres éloignées, placé sous la haute protection de l’ingénieux hidalgo de la Manche, et du bon sens de Sancho. Pas un instant sans que la figure romanesque du héros n’éclaire les exploits de ses amis, prouvant à chaque page qu’aucune histoire au monde n’a jamais cessé d’être racontée, et que même le meilleur des tisserands peut laisser dépasser un fil. Andrés Trapiello se saisit de ce fil littéraire, et tisse un formidable roman racé, inspiré, et réjouissant de drôleries.
 



 
 
« Rien ne sert de regarder en arrière ni de regretter ce qui s’est passé. Antonia et moi sommes jeunes, l’aurore point, les astres indiquent au firmament la nouvelle de notre bonne fortune, et vous, ami Sancho, amie Quiteria, et toi, mon épouse, écrivons le nouvel âge d’or de la Manche », Suite et fin des aventures de Sancho Panza.
 
 
Andrés Trapiello se glisse dans la peau de Miguel de Cervantès, il fait corps avec sa langue d’une inouïe vivacité, avec Don Quichotte et ses amis, et nous livre une formidable épopée, une odyssée inspirée, étourdissante, réjouissante, extravagante, servie par un style époustouflant, fleuri, savoureux, surprenant, qui rendent ce roman indispensable à tout lecteur passionné – comment ne pas l’être ? – des éternelles aventures de Don Quichotte. Et comme fleurissaient au siècle du Quichotte les romans de chevalerie, le nôtre nous offre ces éclats érudits et piquants, fidèles à ce géant des lettres que fut Cervantès. Parfois la fidélité aux grands livres enfante de beaux enfants romanesques, ils ont l’audace de leur père, et l’originalité de leur jeunesse.
 
Philippe Chauché
 
 
(1) Miguel de Cervantès, traduction d’Aline Schulman, 1997, Seuil
(2) Andrés Trapiello, traduction Alice Déon, 2005, Buchet-Chastel


http://www.lacauselitteraire.fr/suite-et-fin-des-aventures-de-sancho-panza-andres-trapiello-par-philippe-chauche

samedi 7 décembre 2019

Les fantômes de Jean-Michel Olivier dans La Cause Littéraire



« Pour un écrivain, Paris est peuplé de fantômes. Des fantômes familiers, silencieux, bienveillants. Nous sommes dans l’ancien hôtel particulier de Beaumarchais, où l’écrivain, musicien, homme d’affaires, mais aussi marchand d’armes et espion, aimait se réfugier quand les fâcheux le harcelaient » (Simone Gallimard).
 
Eloge des fantômes est un merveilleux livre, habité de fantômes admirés, rendus à la vie par la plume miraculeuse de Jean-Michel Olivier. Des portraits d’écrivains, de penseurs, d’éditeurs, de graveurs que l’auteur a croisés, longuement ou furtivement, et admirés. Des artistes devenus des amis d’un temps passé, des complices en lettres, et en art éphémère, dont il a partagé des instants de complicité, de travail, qu’il décrit comme l’on décrit un miracle, une visite, un éblouissement, mais aussi une profonde tristesse lorsqu’il apprend leur disparition.
 
Jacques Chessex
 
 
Ces fantômes bienveillants ont pour nom Jacques Chessex : « Tu es un homme en colère et cette colère te porte, t’inspire, te fait oublier du monde autour de toi » ; ou encore Simone Gallimard : « Je garde au fond des yeux – dans les recoins de ma mémoire engloutie – votre élégance, votre sourire, votre curiosité pour tout ce qui n’est pas encore écrit » ; Jacques Derrida : « Les paroles d’un ami sont toujours celles d’un fantôme : à la fois testament et oracle » ; et Bernard de Fallois : « Vous êtes un homme de l’ombre et vous aimez sortir de l’ombre des textes ou des auteurs qui vous fascinent ».
 


Bernard de Fallois
 
 
Eloge des fantômes est un livre nourri de ces ombres bienveillantes, ces visiteurs talentueux, qui ont traversé la vie de l’auteur, comme des éclairs, des éclats, des traits, et qui laissent des traces indélébiles. Difficile d’oublier et se passer de tels fantômes.
 
« Tu inventes sans cesse, sur la plaque de cuivre, rectangulaire comme la toile du peintre, un style, un vocabulaire, une grammaire qui sont ta signature. Unique et singulière » (Marc Jurt).
« La mort n’existe pas, écrivait le poète Tsernianski, il n’y a que des migrations » (Michel Butor).
« J’admirais votre élégance qui était celle aussi de votre écriture » (Nicolas Bréhal).

Marc Jurt
 
 
Eloge des fantômes est un livre de passion et de passions, passion pour ces hommes et cette femme, ces artistes, ces passeurs, ces éditeurs qui ont nourri et nourrissent sa vie d’écrivain. Il sait qu’écrire doit se faire avec les attentions d’un témoin reconnaissant aux grands passeurs attentifs, et qu’il est nécessaire et admirable de leur rendre ce qu’ils ont offert : la mise au monde d’un livre, qui est toujours une renaissance. Les livres de Jean-Michel Olivier naissent de tout cela, de ces rencontres, de ces fidélités, d’une écoute, d’un regard, et il excelle dans l’art du portrait saisi sur le vif, en deux phrases, à la manière d’un graveur, ses traits sont vifs et nets, précis, ses mots résonnent comme un éclair, et les fantômes qu’il invite sont admirables. De ses admirations, il a fait un beau livre, touché par la grâce de la fidélité à ses éternels fantômes.

 
 
Philippe Chauché