La Cause Littéraire : Didier Ben Loulou, deux livres sont au centre de votre actualité artistique, « un livre d’images », « Israël Eighties » (La Table Ronde), et un récit « Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs » (Arnaud Bizalion Éditeur). Pourquoi avoir fait se rencontrer ces textes, ces chroniques et ces photos, l’image, « quelques images d’une vie… ne montrer que ce qui vient directement de l’autre rive et inspire en profondeur » écrivez-vous en ouverture de vos Chroniques ? Le livre d’images fonde-t-il le récit des Chroniques ?
Didier Ben Loulou : Étrangement, ces deux ouvrages se trouvent aux deux extrémités de ce que j’ai pu éditer jusqu’à présent. Le premier est un livre de photographies en noir et blanc qui datent de mes débuts de photographe et de ma vie en Israël ; le second, un recueil de textes, qui rassemblent des notes de travail, des réflexions sur mon quotidien à Jérusalem, mes démarches, mes projets, mes voyages, des rencontres, des souvenirs, etc. Jusqu’à présent je n’avais rien publié de tel. C’est une manière d’aller revisiter mes archives de photographe ; pour les Chroniques, de mettre en mots mon existence avec ses passions, ses choix, ses quêtes mais aussi, probablement, ses échecs. Par ailleurs j’aime bien entendre la voix des peintres, des photographes quand ils savent se raconter, bien que ces tout derniers soient plutôt rares. Il m’a semblé important, sans que je sache dire vraiment la raison de ce besoin, de sortir ces Chroniques et mon livre Israël 80’s presque simultanément ou à quelques mois d’intervalle. Pour le deuxième, il s’agit de raconter en images ce qui fut une sorte de road movie à travers Israël, j’avais à peine vingt ans, et pour l’autre de compiler toutes ces notes écrites dans des petits carnets sur plus cinq ans. Sans date ni chronologie qui soit respectée, ces Chroniques nous entraînent d’une île des Cyclades jusque dans la vieille ville de Jérusalem ; il y est autant question de ma pratique de la photographie que de méditations sur la mémoire juive, des rapports complexes entre littérature et images, ou de mon dialogue avec la nature, ou encore de mon expérience de la violence, des relations mortifères qu’entretiennent religion et fanatisme. On erre dans ces textes, comme on erre dans la vie, un peu comme quand les pensées se juxtaposent, se chevauchent… rien n’est vraiment linéaire…
D’où cette passion de l’image, des images, vient-elle ?
Je n’ai pas de passion pour les images en général, seulement pour certaines d’entre elles, pour la peinture en particulier. En revanche j’ai un besoin presque physique des textes, de la chose littéraire. La photographie m’apparaît moins centrale. Pourtant je continue de travailler sur des projets qui se réduisent à des presque rien, disons que je ne cherche plus l’exaltation du sujet, avec le temps s’est installée chez moi une vision plus minimaliste, comme celle de photographier des lettres carrées (Mémoire des lettres, La Table Ronde), des livres abandonnés sur des stèles dans de vieux cimetières juifs en Galilée, la beauté de la nature, les saisons, une ombre, une pomme de pin, un feu de broussaille. Nous sommes envahis par les images, un flux continu se déverse via Internet etc., alors il est très difficile de ne pas se laisser distraire. Peut-on encore méditer comme jadis on le pouvait devant un tableau de Claude Lorrain ? J’en doute.
La photographie a été longtemps le support d’un besoin de témoigner d’une vision que je souhaitais très personnelle, en travaillant sur le traitement de la couleur, en construisant une image très serrée. J’ai mené des projets, comme à Jérusalem ou à Athènes, avec cette volonté de dénoncer ce monde de bruit et de fureur, mais aussi en creux, évidemment, celle de détailler mon propre parcours, ma simple existence d’humain. Les Chroniques d’une certaine manière viennent raconter comme en voix off toutes ces quêtes, ces égarements, ces questionnements.
Vous notez dans vos « Chroniques », que ce qui vous occupe c’est la recherche d’un certain ascétisme dans le travail, pas dans la vie. Effectivement vos photographies en témoignent !
Désormais, je cherche dans mon travail la simplicité, quelque chose de plus immatériel qu’auparavant. Disons que je suis moins mû par cette tension que suscite l’état du monde. J’attribue une plus grande place au voyage, au hasard, aux rencontres. Je souhaite réagir différemment au réel. Ma recherche se fait plus proche d’une représentation mentale, antinarrative ou pour le dire autrement elle s’éloigne du simple document. « Nul ne témoigne pour le témoin », disait Paul Celan, il faut parfois toute une vie pour comprendre que ce qu’il faut atteindre, c’est plus ce noyau dur, intérieur de notre être. Je cherche moins à me coltiner à l’horreur du monde, disons littéralement à sa folie. Je m’abandonne à une tout autre forme d’observation qui implique un peu plus de complexité, de mystère. Il ne s’agit plus d’enregistrer de « l’événement », de me positionner en témoin, comme j’ai pu le faire par exemple avec les migrants au Pirée (Athènes, éd. La Table Ronde, 2013), ni de me laisser enfermer dans la vieille ville de Jérusalem, ni de montrer ces visages abîmés par la violence et la guerre, mais de me faire plus attentif à de petites choses plus énigmatiques, humbles, rudimentaires. J’éprouve le besoin de laisser venir à moi des sortes d’épiphanies visuelles. Or cela contraint à une forme d’ascétisme, de recueillement, à approfondir sa contemplation, à être attentif d’une autre manière, sans chercher l’extase bienheureuse et ses minuscules impressions immédiates, à travailler à partir d’autres modalités comme l’invisible, l’indicible, le silence.
Vous n’êtes pas journaliste, vous êtes un témoin, mais un témoin très présent, actif. Choisissez-vous ce que vous photographiez et ce qu’ensuite vous voulez montrer, ou le hasard a-t-il son rôle dans cette aventure ?
Je n’ai jamais fait partie d’une agence de photographes. J’ai préféré travailler loin de tout groupe, de toute influence extérieure, flânant, divaguant, arpentant mes lieux en solitaire et à ma manière. Je n’admire pas particulièrement l’héroïsme du photoreporter qui impose une imagerie de circonstance avec tous ses poncifs, devenant souvent la caricature de lui-même. Je préfère autrement plus la trajectoire d’un photographe qui serait un auteur, n’imposerait rien, tout à la fois dans la réalité et sa fragilité, et qui s’y abandonnerait autrement. Par ailleurs, je suis une espèce de sauvage qui entretient des rapports faciles avec les gens mais qui a un fort besoin de s’isoler.
Pour revenir à cette notion de témoignage, et à Jérusalem, ce lieu dont chacun suppose qu’il y puise ses origines, que quelque chose là-bas lui appartient, j’y ai travaillé comme nul autre pendant plus de quinze ans. Cela m’a obligé à prendre certains risques, en pleine Intifada, avec la violence quotidienne, les attentats, cette haine mais aussi la beauté de cette ville liée à ces moments de grâce qui se retrouvent comme distillés à l’intérieur de mon livre Jérusalem (Éditions du Panama, 2006). Oui j’ai témoigné comme un journaliste en apparence, mais en donnant une autre dimension à mon travail, en le plaçant dans de tout autres perspectives, en tenant compte de ce rapport poreux entre le sacré et le profane, de l’éruption violente des corps placés dans la dimension religieuse quand elle devient pur fanatisme, ou encore de l’enfermement, de la notion de frontières invisibles entre les époques et les lignes de séparation ou de démarcation à l’intérieur même des différents quartiers de la vieille ville. Ce que j’ai tenté de faire, c’est de m’approcher au plus près de ces mythes fondateurs, tel l’épisode du sacrifice d’Abraham, et de constater la manière dont ils agissent toujours sur ses habitants. En cela, Jérusalem a été pour moi une sorte de microcosme d’exploration. Je n’ai cessé de réaliser une photographie qui tend moins à la représentation, qu’à l’identification des choses. Les visages croisés alors disent la peur et l’attente, mais aussi le désir. Parce que la vie a toujours le dessus sur la grande histoire. Une petite fille sur sa balançoire l’emporte sur la fureur du monde. Jérusalem pour moi ressemblait à l’image d’un volcan crachant par intermittences sa lave incandescente sur ses pentes jusque dans « les territoires » et sûrement plus loin encore. Dans sa préface à Bleu du ciel, Bataille se demande : « Comment peut-on perdre du temps sur des livres à la création desquels l’auteur n’a pas été manifestement contraint ? » Je ne cesse de photographier par manque de choix et sous la contrainte des lieux où je vis et des êtres que je croise dans mon quotidien, seule cette folie m’a obligé à œuvrer durant ces quinze ans (1991-2006) sur cette ville.
Vous vous êtes installé fort jeune en Israël, témoin privilégié de l’aventure des kibboutz, puis vous y avez fait « souche », et depuis vous n’avez cessé de photographier les villes, Jérusalem, Jaffa, Tel-Aviv, en privilégiant des anonymes, des marchands, juifs, palestiniens, et chrétiens, des traces, des pierres, des stèles « qui jettent un pont entre le passé et l’aujourd’hui ». Peut-on dire qu’ainsi vous embrassez une histoire commune, la naissance d’une nation ?
Je ne connaissais pas l’hébreu et ignorais quasiment quel était ce pays. J’avais laissé derrière moi Paris, une enfance tranquille, des études. Je n’étais qu’un jeune citadin qui aimait les livres et l’art, et qui s’est retrouvé à cueillir du coton en plein cagnard et à bosser dans des hôtels pour survivre. J’avais 20 ans. Il y eut des rencontres, la lumière.
À l’époque, j’ai vécu au kibboutz puis à Tel-Aviv. Chaque fois que je le pouvais je photographiais, dans les bus, les gares routières, les villes, sur les routes : des visages, la campagne, les plages, des filles. Je marchais dans la poussière de l’été. Je me souviens de la rue Rupin à Tel-Aviv, grâce aux images. Elles ont dormi durant trente ans dans l’appartement parisien de mes parents, attendant que je les retrouve. Les planches-contacts sont pareilles aux petites fleurs dans la tasse de thé de Proust, ne demandant qu’à éclore. Réminiscences, images d’hier certes, mais d’abord des documents, entre 1981 et 1985, après il n’y aura plus que la couleur pour moi. De Jaffa à Jérusalem, d’Athènes à Marseille, de Palerme à Tanger, autre longue errance… Ce fut une véritable expérience de côtoyer et d’écouter ces vieux pionniers qui avaient quitté tout jeunes Vilnius ou Varsovie pour travailler la terre et créer « un nouveau juif », cette sorte d’ethos qui devait être tout le contraire évidemment de ce juif de diaspora : « ce travailleur manuel, agriculteur et soldat ». J’éprouve quant à moi une affection singulière pour les millénaires qu’a arpentés le judaïsme diasporique… Je pense en particulier à Rachi, à Kafka, à Walter Benjamin, à Saul Bellow, à Albert Cohen ou à Edmond Jabès, je me permets cette parenthèse parce que nous sommes dans La Cause Littéraire… Il m’était donc important de comprendre ces parcours, de prendre le pouls de ce pays (encore tout jeune puisque nous étions en 1981), et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de commencer à photographier. C’était certainement aussi une façon d’apprivoiser ce que je découvrais. Je photographiais mon quotidien, le simple réel. Ces images racontent un moment de ma vie mais elles sont aussi, j’en suis certain rétrospectivement, un magnifique document laissé sur ce pays.
Vous avez rencontré des témoins de cette nation, et notamment Benny Lévy, co-fondateur de l’institut d’études lévinassiennes, lieu hautement symbolique pour la pensée juive, la langue et le verbe. Quel souvenir en gardez-vous ?
Je ne suis pas certain que Benny Lévy fut comme vous le dites un témoin de cette nation, son aura touchait exclusivement le milieu intellectuel francophone, rien à voir avec la figure par exemple d’un Amos Oz, j’entends bien entendu vis-à-vis de la société israélienne. J’ai suivi ses cours et séminaires pour doctorants sur « Dieu et la philosophie » en candidat libre, au moment où je travaillais sur une série autour de visages sans qu’on sache précisément s’il s’agissait de juifs, de chrétiens, ou de musulmans, le tout réalisé en vieille ville de Jérusalem (Sincérité du visage, texte de Catherine Chalier, Filigranes Éditions). Benny Lévy avait un esprit remarquable. Le mieux est de lire le magnifique témoignage de sa femme Léo Lévy (A la vie, Editions Verdier). Je n’étais qu’un élève faisant partie de ce « public bariolé, passionné, qui venait écouter le petit homme en noir ». Benny Lévy était un génie comme je n’en ai rencontré que deux ou trois dans mon existence.
Il y a évidemment aussi toute la littérature hébraïque moderne que j’ai découverte au tournant des années 1980. Je pense à l’œuvre quasi proustienne de David Shahar que j’ai eu la chance de croiser, injustement oubliée, ou à celle d’Aharon Appelfeld ou encore au poète Yehuda Amichaï, avec qui j’ai fait un livre A touch of Grace avec le Museum of the Seam à Jérusalem, au poète d’origine marocaine Erez Biton, non traduit en français. J’aime par-dessus tout Agnon et son chien, Balak. J’aime ceux qui ont su puiser dans leur héritage une vision du monde sans s’interdire de s’ouvrir à l’autre.
Dans « Israël Eighties », vous faites se rencontrer des enfants jouant sur un canon à Bat-Yam, un jeune juif orthodoxe aux trois chapeaux superposés, trois jeunes filles à la plage aux tenues très légères, des joueurs d’échecs sur le sable. Comment la sélection des photos aujourd’hui publiées s’est-elle opérée ? Pour vous quelles traces, quels souvenirs et peut-être quel imaginaire portent-elles ? Elles sont toutes en noir et blanc, en gris et noir, et vous dites du noir « qu’il densifie, envoûte, cerne ». Étiez-vous parfois envoûté par vos « personnages » ? Les visages que vous photographiez et que l’on découvre dans l’album « Israël Eighties », sont souvent empreints de gravité, comme s’ils étaient sous « tension »…
Comme je vous le disais, tout le matériel d’Israël 80’s a dormi trente-cinq ans dans l’appartement parisien de mes parents sans que je m’en préoccupe. Il fallait attendre le moment opportun pour revoir toutes ces planches-contacts. Le corpus de ce travail est composé d’instantanés, d’images réalisées à l’arrachée au 135, sur le vif, bras tendu, montrant les villes traversées, les gares routières, des rencontres, etc. L’autre jour le photographe Bernard Plossu à qui je montrais mon livre à Arles me disait c’est superbe, c’est ton « voyage mexicain à toi ». On est jeune, candide, on se promène et on photographie un pays qu’on ne connaît pas vraiment. On le saisit par le biais de l’appareil. On découvre avec étonnement, bonheur, amertume, mais aussi sensualité, la vie, la rue, les villes, les visages d’une nation dont on ne comprend pas grand-chose. Israël l’air de rien est un immense bordel plein d’énergie, et c’est ce flux-là précisément que j’ai voulu capter dans mes images. Il y a des sortes d’arrêts sur image : un homme déjà âgé vu de dos qui traverse une rue, représentant une sorte de passé européen, un juif orthodoxe qui porte trois chapeaux et qui se retrouve malgré lui comme entravé dans une surenchère d’interdits ou de lois plus kafkaïennes les unes que les autres. Il n’y avait pas eu encore les deux Intifada. Il n’existait pas alors ces énormes disparités entre riches et pauvres, l’extrémisme religieux, reléguant les femmes à l’intérieur de je ne sais quel statut digne du Moyen Âge, cette course au consumérisme, la corruption, le cynisme, l’opportunisme d’une certaine classe politique dont la moitié est en prison. Il ne s’agit pas pour autant d’être nostalgique, c’était aussi une autre époque, plus spartiate, rude, fruste.
Je raconte ma propre histoire, mes doutes, mon émerveillement, mon attachement à ces êtres dont j’ai entendu des tranches de vie, comme ce voisin à Tel-Aviv rescapé de la Shoah ou ces vieux Marocains ou séfarades qui ont vécu le racisme, la discrimination dans ces villes de développement aux confins du désert du Néguev ou à la « périphéria » comme on dit en hébreu, une politique mise en place par une gauche qui en paye encore le prix aujourd’hui. Je découvrais une société avec ses contradictions, mais on jouissait surtout à l’époque de cette immense liberté de circuler comme on l’entendait dans toutes ces villes et territoires palestiniens sans se sentir inquiété. Les choses ont malheureusement bien changé. Le pays est sous tension à cause de l’environnement régional ; la moindre erreur d’analyse peut lui être fatale, d’où probablement cette tension, parfois une certaine gravité.
Vous écrivez que vous faites des « photographies en les dressant contre la nuit qui vient ». Une nuit qui frappe Israël au cœur ? Une nuit de terreur ? Comment d’ailleurs vit-on dans une ville où se multiplient les attentats terroristes ? Les images et les mots peuvent-ils sauver ou pour le moins protéger de cette fureur ?
Quand je suis allé en Inde il y a quelques mois, au cours d’un vol intérieur un type avec qui je discutais de choses et d’autres dans l’avion m’a demandé si les juifs croyaient en Jésus, ça permet de relativiser, non ? Il faut savoir parfois se défaire de toute tentation ethnocentrique pour mieux saisir l’état du monde, s’ouvrir au plan macroscopique si je puis dire… Nous sommes arrivés à un point de rupture, je pense en particulier aux problèmes écologiques auxquels je suis très sensible, je ne parle pas de l’islamo-fascisme, de cette terreur radicale, de la folie qui balayent des régions entières avec leurs épurations ethniques, l’Occident devrait avoir honte d’avoir laissé les chrétiens d’Orient se faire massacrer, tout est devenu terrifiant et diabolique, une nuit s’installe crescendo par petites secousses, il faut s’y préparer. Je ne crois pas que cette fureur puisse être combattue par la seule culture, l’éducation. On le sait depuis le nazisme, car on pouvait jouer des fugues de Bach à Auschwitz et exterminer chaque jour des milliers d’hommes. La photographie est à ma propre échelle, et je le dis en toute humilité, une manière solitaire et solidaire de résister à cette nuit qui vient. J’ai été le témoin de beaucoup d’attentats à Jérusalem. Des connaissances en sont mortes. Il est très difficile alors de ne pas sombrer dans la haine, la folie, l’extrémisme, la vengeance ou de ne pas appliquer « la loi du talion », comme on le dit par euphémisme. Heureusement il y a des moments de tranquillité, la beauté de cette ville sans pareille, sa richesse intellectuelle, ses rencontres rares, sa lumière et malgré tout l’espoir.
L’an passé, à Arles, vous présentiez quelques photos d’une famille chrétienne, que vous avez accompagnée, de grands formats rouges, saisissants. Vous photographiez souvent des religieux. Est-ce simplement pour montrer ce que vous voyez, pour témoigner, ou pour vous imprégner de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont à dire de la terre et du Livre ?
C’est un travail que j’ai mené, en effet, avec une famille chrétienne, originaire de Jaffa durant tout l’été 2003 au fond d’une cour en vieille ville. J’ai voulu m’approcher au plus près de leurs corps, en les suivant dans ce rapport à l’intérieur duquel la conscience et l’histoire, la lenteur et la folie s’allient pour dire l’étendue de la perte. Ce que je recherchais dans les images que je fis de cette famille (Ibrahim, Geneviève, Thérèse, aujourd’hui disparus), de leurs enfants, c’est un point mobile entre passivité et sensation, hypnose et tension.
Il y a un danger propre à la photographie qui n’a rien à voir avec le reportage. L’écart est ailleurs et toujours silencieux. J’ai voulu évoluer avec eux au cœur de cette cour antique où sur la surface des murs de salpêtre glissaient leurs ombres. Tout en eux trahissait la solitude, une grâce frémissante et enfantine. Visages d’une fratrie palestinienne détruite, étrangère à la Palestine, à Israël, abîmée, maudite et insoumise à tout. Rien d’autre que ce huis clos faulknérien, face au sacré, à la sainteté de la ville. C’étaient des êtres marginaux : une meute familiale à l’intérieur de laquelle chacun cherchait à échapper à l’autre, à son environnement, au monde, à l’Histoire.
Vous avez beaucoup voyagé avec vos appareils photo, récemment en Inde. Qu’est-ce qui vous décide à aller ici ou là ? Vous écrivez que photographier c’est « sortir du temps, le court-circuiter ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Probablement la simple curiosité, ce besoin d’aller voir ailleurs où j’en suis, sans compter les résidences quand j’ai la chance d’en obtenir. C’est à chaque fois une remise en question, comme ce séjour à Athènes (2006-2009) où, fidèle à mes habitudes, j’ai refusé de travailler dans l’immédiat et l’urgence. Après Jérusalem, il m’a fallu arpenter ce haut lieu de civilisation, en y dénichant les restes de l’Arcadie ancienne tout en les confrontant à la modernité. Pollution, délabrement, crise économique, immigration de masse deviennent les véritables enjeux d’une mise en perspective entre ruines d’hier et territoires d’aujourd’hui sur lesquels vivent et travaillent des populations d’immigrés et des clandestins que côtoient les Roms. À Marseille, j’ai eu la chance d’obtenir une résidence au cours de l’année 2012-2013. Après avoir longuement travaillé à Jaffa, Jérusalem, Palerme et Athènes, j’y poursuivais une errance qui m’a conduit à arpenter certaines grandes villes méditerranéennes. La Méditerranée est une région si chargée de mémoire que chaque étape est l’occasion d’y développer un thème : le sacré, les frontières, l’origine et l’écriture à Jérusalem ; l’exil des uns, l’abandon et le retour des autres à Jaffa (Jaffa, la passe, texte de Caroline Fourgeaud-Laville, Filigranes Éditions) ; l’immigration de masse, les clandestins, les Roms et la pauvreté à Athènes ; le métissage, les mutations de populations, mais aussi les paysages, les calanques si belles autour de Marseille. Quant à l’Inde, je m’y suis rendu grâce à une fondation qui souhaitait me faire travailler dans un orphelinat. Le monde que j’y ai découvert m’a profondément décentré.
Pour revenir à votre question, la photographie aura aussi été, paradoxalement, ce moyen de sortir du temps, de le court-circuiter, en inscrivant mes images non dans une continuité, une linéarité, mais au contraire dans une dilatation me donnant accès à une rêverie, un flottement dans ce temps insaisissable. Si je prends les deux, trois mille tirages que je dois avoir faits en trente années de pratique photographique, je vois l’ensemble de ces séries comme l’affirmation d’un seul et même temps, d’une seule et même jubilation, d’une seule et même quête. Ces photographies me racontent, comme si ma vie en elles, se déployait, se recomposait, alors même qu’elles revendiquent leur propre autonomie.
Et demain c’est toujours Israël, avec de nouveaux projets ?
Comme je vous le disais, au lendemain de la deuxième Intifada, j’ai essayé de laisser loin derrière moi le tumulte de la violence en me livrant à un travail photographique en apparence plus âpre et sévère dans de vieux cimetières juifs des environs de Jérusalem et en Galilée. Je me suis aventuré sur ces collines arides, y découvrant des stèles oubliées, des fragments de textes ou des livres abandonnés, autant d’indices à déchiffrer que de signes invitant à réfléchir sur toute vie appelée à disparaître. CetteMémoire des lettres a nourri mon imaginaire. La lettre hébraïque entretient depuis la nuit des temps une relation silencieuse avec le désert de Judée. J’ai arpenté ces lieux où vécurent les prophètes de la Bible. Je poursuis depuis des années ce travail qui n’intéresse personne, ou presque, développant des séries à l’intérieur de ce corpus. Ce sont des images que je veux poétiques, patientes et lentes. J’espère qu’elles tentent de nous donner à voir un peu de l’invisible. Parallèlement, je poursuis ce long périple autour de la Méditerranée, creusant ainsi la notion d’errance, au risque de confondre villes et paysages. Il y a beaucoup de choses que j’aimerais faire. Cela hélas demande des moyens, si je décide de passer une année au Maroc pour y photographier les traces de sa mémoire juive ; ou de voyager sans rencontrer de difficultés financières autour de la Méditerranée, là où c’est encore possible…
Philippe Chauché