jeudi 29 janvier 2015

Martin Page dans La Cause Littéraire




« Les deux adolescents n’en croyaient pas leurs yeux.
Margot flottait à un mètre du carrelage. Elle était partagée entre la stupeur et le sentiment de sortir de sa chrysalide et de s’épanouir enfin ».
 
« Durant deux années, de quatorze à seize ans, Margot consacra son temps à sauver le monde.
Un avion de ligne en perdition au-dessus de l’océan Pacifique : Margot filait dans les airs trente secondes après le début de l’alerte. Elle recueillit l’avion sur son dos et le déposa sur une piste de l’aéroport d’Hawaï ».
 
Je suis un dragon est le roman de la naissance et des premiers âges de la vie d’un superhéros, d’une héroïne douée d’une force inouïe, qui d’un élan déjoue toutes les catastrophes humaines et d’un geste réduit en poudre tout agresseur. Je suis un dragon, comme l’on dirait je suis un monstre ou je suis une légende, mais aussi, je suis un roman. L’aventure m’appelle et m’hypnotise. Je suis Margot, petite fille perdue aux parents assassinés, à l’avenir flétri, mais à la colère intacte et dormante, une colère qui va se réveiller et tout déclencher, tout révéler. Je suis un dragon, je suis Margot, jouet des puissances mondiales qui tiennent, là, leur arme secrète.
 
« On n’y croyait pas vraiment, mais on se disait que Margot était peut-être radioactive. On pensait aussi à une drogue qu’elle aurait prise et qui aurait décuplé ses forces. On émettait des hypothèses les plus folles, et ça semblait presque logique pour expliquer l’irréalisme des pouvoirs de Margot ».
 
Je suis un dragon file comme Batman dans le ciel du roman, et en quelques pages Margot devient un héros fantastique, attachant, aux pouvoirs contagieux. On se bat à ses côtés, on vole à deux lignes d’elle, on s’attache à ses frissons, à ses doutes et on l’accompagne dans ses retournements et ses colères. Le talent romanesque de Martin Page est de nous entraîner dans cette aventure à la manière des récits fantastiques – pas surprenant qu’il salue à la fin de son livre Richard Matheson et Ray Bradbury, inventeurs inspirés de monstres et merveilles et critiques acides du pouvoir et de ses dérives liberticides – qui attachent autant d’importance aux exploits des héros qu’à leurs ressentis, leurs doutes et leurs passions. Margot Dragongirl, touchée par les attentions que lui portent les deux agents secrets chargés de sa sécurité, Margot amoureuse, Margot qui devient page à page femme et libre et qui dans un dernier accès de juste colère – Dies iræ – règle son compte au chirurgien diabolique qui hante le roman.
 
« Margot avait dix-sept ans. Elle arrêtait de sauver les hommes d’eux-mêmes et elle n’en ressentait aucune culpabilité. Elle avait un travail immense à accomplir : se transformer en elle-même. Dragongirl, ce n’était pas elle. Cette fille invincible et téméraire, ce n’était pas elle ».
 
Je suis un dragon est un roman de la passion du récit, de l’aventure, de la fable – il est vraisemblable que mainte chose se passe hors de la vraisemblance (Aristote) – tout un univers, tout un monde, où le merveilleux côtoie le réel, où les actes les plus incroyables deviennent réels le temps du roman. Je suis un dragon, ou l’art magique du roman de genre. Mais tous les actes les plus incroyables des Superhéros ne sauveront jamais l’homme de sa destinée, et Margot le comprend et reprend sa liberté. Margot libre et libérée de son passé, va consacrer sa force et ses dons extraordinaires à sa vie et à celle de ses agents de sécurité devenus ses amis, les autres ont tout intérêt à l’oublier dans son île, loin du bruit et des fureurs. On ne peut sauver le monde qu’en silence.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/je-suis-un-dragon-martin-page

samedi 24 janvier 2015

Michaux dans La Cause Littéraire







« Un moment qui traverse la route. Un moment qui n’insiste pas.
Un moment plutôt errant.
Un moment lendemain de grands moments »
(Lieux, moments, traversées du temps)
 
« Le chemin enchanté des regards
refait le corps admirable, et l’être semblable.
Mais l’automne, mon ami, est mon souci
l’automne, si tu comprends
Douce est l’origine de ailes… »
(Annonciation)
 
 
 
Chemin enchanté de la poésie : ces deux petits opus marquent le 30ème anniversaire de la disparition de l’écrivain. A distance a échappé au hachoir à papier de Michaux, il scellait ainsi et à jamais la destinée de ses manuscrits, d’une feuille dactylographiée faire des fragments, et transformer des fragments d’écriture en poussière de papier. Publié une première fois en 1996, A distance est repris aujourd’hui par André Velter dans sa collection Poésie/Gallimard. L’occasion si besoin était de vérifier ligne à ligne l’étendue vocale – il s’agit bien de cela – du poète, voix profonde et sourde qui se noue dans la solitude – être à la hauteur des hauteurs les plus glaçantes – sa face est dans la tristesse / la tristesse est dedans / dedans, dedans : dedans le désespoir / et le désespoir est dans son élément. Voix noire de tambour – qui donne le tempo à la phrase, qui tourne et retourne autour des mots, comme s’il s’agissait de se débarrasser de quelque envoûtement – Quelqu’un, pensant, s’éloigne / Quelqu’un, pensant, se rapproche / Quelqu’un, pensant, se renforce / Quelqu’un, pensant, s’affaiblit et s’anémie. Voix légère, à peine audible, venue de loin, de très loin – passions de géographe et d’aventurier – qui dit dans un quasi silence ce qu’il est éblouissant de voir – Présence / connivence, / réponses ectoplasmiques. / Vie dessinée en plaines / en forme d’arbre / en démons. Voix coupante, cassante, lancée comme une flèche – Libéré / des mots d’abord / des mots / gestes plutôt que signes / départs plutôt qu’annonces. Voix de joie qui s’offre comme un baiser, chante et enchante – Ses légers seins ocres m’appellent / m’ensoleillent / m’ensorcellent / jardins de noces, épées de lys.
 
 
 
 
« Ennoblie par une trace d’encre, une ligne fine, une ligne, où plus rien ne pue
Pas pour expliquer, pas pour exposer, pas en terrasses, pas monumentalement
Plutôt comme par le Monde il y a des anfractuosités, des sinuosités, comme il y a des chiens errants » (Lignes).
 
Chemin enchanté de la calligraphie d’Henri Michaux, l’encre noire qui s’expose doublement, la plume qui dessine, trace, griffe et s’arrondit autour du mot et laisse la phrase s’y glisser – Oblique / leur ombre longue / traversant les rues sans passants / dans l’espace désert / telle une jetée insensée s’avance. Chemin des rencontres, celle décisive avec Zao Wou-Ki, comme il y a des rencontres avec les contrées lointaines du rêve, avec ou sans substances (ces effervescences), ou d’autres plus végétales et montagneuses (l’Amérique lointaine) – Bonheur / bonheur profond / bonheur semblable à la lividité Du ciel d’autrefois / bu jusqu’à la lie / des objets tombent / c’étaient des oiseaux – Sur la toile blanche du monde / il va faire quelque chose / Il est décidé / Pour le moment / il marche.
 
Deux opus, pour emprunter les chemins de Michaux, du chant au dessin, où l’esprit, le corps, les réflexes ne sont jamais en sécurité (André Velter), où chaque mot, chaque phrase, chaque sensation, chaque couleur, chaque vision, chaque souvenir, chaque son (faire entendre les mots dans leurs dissonances) semblent suspendus, en déséquilibre, en chute libre. Rien n’est plus stimulant pour l’œil et l’oreille – Le froid est en moi, vous qui criez près de moi / Je quitte la maison aux mille gammes / Dans mes nerfs sans graisse / le chariot de vos bruits fonce méchamment.
 
Lire Michaux relève à chaque fois de l’expérience des limites, et Lautréamont n’est jamais très loin de ses écarts et ses éclats (le ressac de l’océan), expérience de la Mescaline, de l’Asie ou de l’Equateur, de la peinture, du dessin, de la plongée en apnée dans l’Ailleurs imaginaire, il habite la lumière, et il n’y a pas de raison d’être surpris si l’on est aveuglé et si l’on garde longtemps au fond de la pupille la trace blanche et troublante de sa poésie.
 
Philippe Chauché
 

jeudi 8 janvier 2015

Evariste dans La Cause Littéraire

 
 
 
 
« On a dit à tort qu’il fut victime d’un complot ; à raison qu’il fut aux mathématiques ce qu’à la poésie fut Arthur Rimbaud : (…) un Rimbaud qui n’aurait connu ni Harar ni Aden ni les dents d’éléphant ni la scie sur la jambe à Marseille : parce qu’en vérité c’est la fin du dormeur que ce Rimbaud a connue… »
 
Et si les romanciers étaient aussi de grands historiens ? Et si l’Histoire de France se mettait à résonner autrement, à vibrer d’une autre et belle manière lorsqu’un romancier s’en saisit ? François-Henri Désérable a pour lui la légèreté, la vitesse, la souplesse, l’agilité et la grâce d’un écrivain qui écrit comme l’on patine. Il s’élance sur la glace de l’Histoire de la Révolution – Tu montreras ma tête au peuple – et de la vie bouillonnante d’Évariste Galois Évariste – avec la même facilité, la même allégresse, face à l’échafaud de la Terreur, ou au cœur du volcan des années d’apprentissage de l’artiste des Nombres.
 
Évariste prolonge le rêve Girondin de Tu montreras ma tête au peuple, et François-Henri Désérable y met tout autant de désir et de plaisir que dans son premier « roman ». L’Histoire est toujours une affaire de style, et il en faut tout autant pour s’en saisir et la faire sienne.
 
« A Louis-le-Grand, début 1827, Evariste était loin du sommet : c’est en bas qu’on le trouvait, dans la vallée ; il n’avait pas encore le piolet entre les mains. Il venait de découvrir les mathématiques, et il me plaît de croire qu’envoûté par leur beauté froide et austère, par la profondeur des théorèmes, l’élégance des démonstrations, il en fut bouleversé, submergé d’émotion… »
 
Évariste est un roman qui tutoie l’Histoire et les histoires, comme il vouvoie la demoiselle du roman, témoin privilégié et complice de ce qui s’écrit et se vit là, et se glisse dans celle de ce mathématicien de génie qui mourut en duel à vingt ans. En amoureux du détail et des dates – ces éclats du temps –, François-Henri Désérable déroule le roman d’un artiste en devenir, de l’enfance d’un frondeur, d’un révolté singulier qui avait le feu sacré. De Bourg-la-Reine à Louis-le-Grand, en passant par les Trois Glorieuses et la prison de Sainte-Pélagie, c’est radicalement et à chaque fois une question d’apprentissage, d’écoute, de résistances et de quelques certitudes mal lues et souvent mal entendues. On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, que l’on rêve de révolution, de théorèmes, de Nombres, que l’on travaille aux parties supérieures des mathématiques, et que l’on fait à sa manière parler la poudre.
 
« … il est là, en prison, à Sainte Pélagie, et il s’allonge sur un lit de sangle où la vermine a fait son nid, attend jusqu’à la prière du soir quand les républicains de conserve entonnent La Marseillaise, baisent le drapeau l’un après l’autre, l’un contre l’autre se couchent ; alors enfin, d’une main tremblante il peut offrir sa plume au bleu de l’encrier – si tant est qu’il n’eût pas que la nuit pour encre et sa mémoire pour papier ».
 
Évariste et Arthur, des Nombres aux Voyelles il n’y a qu’un pas, et l’aventure se découvre toujours au coin de la rue, et en ces temps, elles s’enflamment, les a-t-il arpentées, ces rues parisiennes, comme vous et moi nous les arpentons aujourd’hui ? Rue de l’Ourcine, c’est une jeune femme qui se prénomme Stéphanie, en un mois il aura connu l’alpha et l’oméga de la passion, nous sommes au cœur du printemps 1832. Un printemps qui débouchera sur l’hiver en ignorant l’été, l’hiver cette saison qui débouche parfois sur l’enfer, où des hommes lui cherchent querelle et le provoquent en duel, Évariste va s’y plier et s’effondrer un trou rouge au côté droit.
 
« Regardez-le, ce jeune homme : son poignet danse au-dessus de la feuille ; sautille ; virevolte ; et la feuille s’emplit de formules si profondes qu’elles semblent venir du fin fond de la nuit, des puissances célestes, de la main même du Vieux ».
 
François-Henri Désérable danse avec ses personnages, virevolte et sautille dans l’Histoire de France, il suit Évariste à la trace, attentif à ses écarts, ses passions et ses propositions mathématiques, comme si lui aussi laissait des couleurs habiller ses équations. Évariste Galois a traversé le ciel de la pensée scientifique française, d’un doigt l’écrivain le fait superbement résonner, et il devient comète littéraire, c’est le miracle de l’art du roman.
 
Philippe Chauché
 
 


samedi 3 janvier 2015

Frédéric Pajak

 " Aucun exilé  n'oublie sa terre. En rencontrant son jeune compatriote Beckett, James Joyce,  l'exilé perpétuel, lui a répété cette loi : " Ulysse a fait un beau voyage, certes mais il est revenu... "
 
Livre après livre, le Manifeste Incertain de Frédéric Pajak invente le roman dessiné, un manifeste à la pointe vive d'exilés, fragments saisis sur l'instant, qui appartiennent à Walter Benjamin et quelques autres écrivains aux destins renversés par l'Histoire, et c'est à chaque page passionnant.
 
Frédéric Pajak écrit et dessine à la pointe sèche pour distraire l'immobilité de ce qu'il voit et de ce qu'il raconte.
 
" Lido di Noto. - Hôtel sur la plage déserte du mois d'avril, hôtel immense, des centaines de chambres, construit il y a dix ans à peine pour le tourisme de masse. Le hall qui n'en finit pas se jette sur des terrasses qui se jettent sur un jardin et une piscine vide. Vu du balcon, je contemple la plage, les ruines de l'Antiquité sur les roches C'est à croire que rien n'a existé entre ces ruines et les hôtels du bord de mer. La côte court à perte de vue, dans le silence du soir. Juste ce clapotis des vagues et le cri de hirondelles surexcitées. Trois gamins lancent leur canne à pêche pour distraire l'immobilité.
 
 

1926, Walter Benjamin est à Paris,  la ville l'enchante comme elle enchante André Breton, et d'une autre manière d'autres exilés qui ne font que passer, Hemingway, Fitzgerald. Frédéric Pajak s'accorde à l'intranquilité qui déambule sur les bords de la Seine.
 
" Il flâne le long des quais, s'étonne de la quantité de livres médiocres que vendent les bouquinistes. En revanche, il fréquente l'hôtel des ventes, assiste à de nombreuses ventes aux enchères de livres : " J'y ai d'autant plus appris que j'ai peu acheté. " Il parcourt les foires : foire aux jambons, foire à la ferraille, foire aux pains d'épice.
Au café du Dôme, il remarque la présence des Russes, qui forment la nouvelle bohème de Paris. "




" Fin 1938. - Après un long séjour au Danemark chez son ami Bertolt Brecht, Walter Benjamin retourne chez lui, 10 rue Dombasle,  Paris XVe. Les efforts de la France pour se rapprocher de l'Allemagne nazie le préoccupent. Il craint que les Français qui éprouvent quelque sympathie pour les réfugiés allemands ne changent soudain de dispositions. La méfiance s'installe. Un " statut des étrangers " est en préparation, alors que " la chute de l'ordre juridique en Europe rend trompeuse toute forme de légalisation ".
Quant à la perspective d'une naturalisation française, il n'y croit plus. "




" Marseille, 26 février 2014. - Un hôtel minable. La fille à l'accueil en a presque honte. Je reçois d'elle non pas une clé mais un code. Un lit, une tablette, une télé. Le soir tombe. Les hommes jeunes en survêtements, pulls à capuche, chaussures de sport rutilantes sont couchés sur les chaises...
En 1941, les Marseillais par milliers ont ovationné Pétain dans les rues. Comme partout en France. "

" Le 7 mai 1958, grâce au soutien de nombreuses personnalités, dont Hemingway et Eliot, après treize ans d'internement, Ezra Pound est libéré. Il a soixante-treize ans. "

Le 3 janvier 2015, le soleil d'hiver trace quelques lignes blanches dans le ciel. Les trois opus de Frédéric Pajak sont ouverts sur le bureau blanc, les visages dessinés de Beckett, Breton, Hemingway, Pound et Benjamin se répondent comme un écho.



Philippe Chauché