vendredi 29 mars 2019

Le Nouveau de Philippe Sollers dans la Cause Littéraire





« Pour les séances en mer, Le Nouveau, petit format, traînant derrière lui sa barque, fera l’affaire. Ancrage à 100 mètres, on part très tôt le matin avec la marée, rentrée le soir avec le retour de l’eau. Louis a prolongé cette tradition, qui se retrouve avec moi dans l’encre bleue, le matin et en fin d’après-midi, face au large. Les mouettes commencent leur ballet fou, elles crient dans le ciel d’orage. Je pense à Edna, ma belle Irlandaise. Sa photo est là, sur la cheminée. Elle à l’air gaie ».
 
Pas surprenant lorsque l’on habite une île, et que l’on est Bordelais, d’avoir des passions marines, pas surprenant lorsque l’on est écrivain, et grand lecteur de Conrad, de souvent prendre le large, à Venise, faisant sienne la devise de Joyce : « Le silence, l’exil, la ruse ». La maison de l’Ile de Ré s’invite souvent sur la pointe des pieds dans les romans de Philippe Sollers. Silencieuse, habitée de silence et de mémoire, elle ne fait pas de vagues, elle est là, comme une boussole, un pôle, qui abrite « L’Isolé absolu » (1). Dans ce film pour la télévision, l’écrivain montre de la main gauche des pages de son cahier, écrites à l’encre bleue :
« Si je vais très bien, c’est fluide, ça vient exactement comme ça doit être, c’est-à-dire, le souffle, et le poignet et la main, le vent et l’eau sont à égalité. Voilà du repos, voilà quelque chose qui dort bien. Je dois cet endroit, je pense souvent à lui, à un arrière-grand-père qui était marin à Bordeaux ». Le marin se prénomme Henri, il avait baptisé son bateau Le Nouveau, un nom qu’il donne également à l’annexe qu’il utilise pour le rejoindre. Le Nouveau vogue encore, malgré les apparences, la mer est calme, les mouettes l’accompagnent, c’est aujourd’hui un roman. Et l’écrivain va bien, cela se voit, c’est fluide, léger, dansant, il s’appuie sur Henri, sur Edna, l’Irlandaise, son arrière-grand-mère, sur Louis, son grand-père, l’escrimeur, et Lena, sa mère, la magicienne, et invite William Shakespeare, qui sait comme personne affronter les tempêtes et les furies humaines, manier le verbe, comme Louis le fleuret et le sabre, c’est un témoin très vivant, qui surgit dans le roman : « The readiness is all », « Le tout est d’être prêt ».
 
« Je repense à la barque du Nouveau, dont j’ai gardé, pendant des années, les rames blanches et les rames noires au fond du garage. Entre 12 et 15 ans, j’ai passé un temps fou, pour rien, à ramer, à dériver, à rêver. Dormir en flottant sur l’eau, se retrouver très loin, souquer pour rejoindre la côte, telle a été mon activité d’été. Nager, courir, marcher, oui, mais surtout ramer, écoper, traîner, écouter. Etre là, simplement là, était ma préoccupation constante. Ma boussole était d’être là ».
 
Avec de tels ancêtres, un monde nouveau ne peut que s’inviter, et il s’invite avec l’intensité des coups de vent venus du large, ou des marées d’Equinoxe. Philippe Sollers embrasse et embrase du regard bleu de son stylo à plume, tout ce qu’il lit et tout ce qu’il touche. Les grands vivants sont là. Ils écrivent, vous les avez déjà croisés, Jacques Rivière : « Le passage de Rimbaud ici-bas est une des aventures les plus extraordinaires qui soient arrivées à l’humanité » ; Joyce, Shakespeare, le phare de ce roman rare, comme on le dit d’une pierre précieuse : « Son visage était comme les cieux, un soleil et une lune y brillaient, éclairant ce petit O, la terre » ; Antoine et Cléopâtre : « Il faut la voir arriver sur son navire étincelant qui pourrait s’appeler en grec Le Nouveau. L’or et l’argent est partout, les parfums grisent les vents, et Cléopâtre, pareille à Venus, ouvre une brèche dans la nature » ; Ophélie d’Hamlet : « Elle chante, elle va se noyer. Les fleurs conduisent très vite aux cimetières, qui, eux-mêmes, sont des manuscrits sans fin ».
Les fleurs, elles aussi sont souvent de la fête dans ses livres : « Les fleurs ont, paraît-il, des intentions amoureuses. Il suffit de les faire parler (et, même si ce n’est pas le cas, le récipiendaire des fleurs est une femme). Voici comment on s’exprimait au dix-neuvième siècle : Amarante, rouge brun, amour durable, rien ne pourra me lasser. Coquelicot, ardeur fragile, aimons-nous au plus tôt. Pivoine, vigilance, mon amour veille sur vous, veillez sur vous » (2).
 
« Edna a été une catholique distante, Henri un voyageur magicien, Louis un libre penseur sportif, Lena une catholique humoristique, Pierre, son mari, un athée discret. Leur art de vivre aura été indiscutablement : le vin, Montaigne, Montesquieu, les livres, la navigation, l’épée, la voile ».
 
Le Nouveau tient du miracle, il transforme les phrases en vin des plus grands châteaux Girondins, il file au près, face au vent, dans une mer qui se lève, abat ses voiles – Shakespeare toujours ! –, lorsque le monde en furie se déchaîne, puis en un instant, un éclat, un rayon, tout devient solaire, un vent opportun se lève et Le Nouveau glisse à belle allure dans un calme absolu. Il traverse les siècles, et les griffures du Temps, les offenses faites à la langue et à la vie, ne l’affectent pas, il ruse, et du haut de sa tour, où s’étend sa librairie, face à l’océan, il écoute le rire des mouettes qui passent au-dessus du roman qu’il est en train d’écrire.
Quoi de neuf dans le roman français ? Philippe Sollers !
 
Philippe Chauché
 
(1) L’Isolé absolu, film d’André S. Labarthe, Un siècle d’écrivains, 1998
(2) Fleurs, Philippe Sollers, Hermann Littérature, 2006
 

samedi 16 mars 2019

Oyana d'Eric Plamandon dans La Cause Littéraire






« Depuis une époque de ma vie, le mode du secret s’est imposé. Cela s’est fait sans que ce soit un choix. Alors ce que tu vas lire sera douloureux, comme il est douloureux pour moi de l’écrire. Tu vas découvrir la face cachée de celle avec qui tu vis depuis des années, qui en a été aussi heureuse que parfois dépitée. La vie a décidé que je devais faire face à mes fantômes ».
 
Trois lettres nomment les fantômes d’Oyana : ETA, Euskadi Ta Askatasuna, Pays basque et liberté. Trois lettres qui ont hanté l’Espagne et par rebond la France de 1959 au 3 mai 2018, date de la dissolution de l’organisation terroriste basque. Fantômes enfouis, qui vont ressurgir lorsque Oyana lit dans un journal de Montréal l’annonce de la disparition de l’organisation clandestine. Fantôme de son père, de l’attentat le 20 décembre 1973 contre Carrero Blanco, le bras droit de Franco, qui de toute évidence devait lui succéder, assassiné dans l’attentat le plus spectaculaire organisé par ETA. Fantômes de cette mère et de son enfant, victimes involontaires d’un attentat de l’ETA qui visait des policiers à Saint-Sébastien en Espagne, Oyana était du commando.
 
Fantômes de ses parents, de ses amis, des noms, des plages de Ciboure, de l’exil vers le Mexique, de la peur, de la douleur, de la violence et de lutte armée, fantôme de son nom Etchebaster changé en Sanchez, Oyana devenue Nahia. Alors, Oyana repart, rentre au pays, s’offre un nouvel exil, mais dans l’autre sens, abandonne sa nouvelle vie avec Xavier, sa nouvelle famille, et révèle tout à son compagnon, dans cette lettre qui devient son roman. Roman du mensonge et de l’exil, roman de l’identité dissimulée, roman de tant d’histoires et de rêves enfouis, que vivifie l’Histoire, c’est tout cela, Oyana, et c’est d’une saisissante réussite.
 
 
« J’ai trouvé le document officiel de la dissolution d’ETA sur le web. C’est comme un second billet pour la liberté. L’impression d’en avoir été, d’en être sans en être. Toujours entre deux, oui c’est ça, c’est exactement la place que j’occupe depuis toujours : deux pères, deux pays, deux passés mais un seul avenir incertain ».
 
Oyana vient de loin, c’est une vague qui entraîne avec elle une mémoire partagée d’Anglet à Bilbao, de Ciboure à Saint-Sébastien, la mémoire d’années de braise et de plomb, d’années folles où les corps s’effondraient (829 morts, dont 343 civils et 486 militaires et policiers), où les armes parlaient et radotaient, où les menaces et les règlements de comptes s’aimantaient, où les mythes devenaient un prêt-à-penser, et un prêt-à-agir. ETA d’un côté, les commandos plus ou moins officiels de l’autre, une langue, contre une autre, une mémoire contre d’autres, une douleur qui se partage. Eric Plamondon a écrit le roman d’une époque, d’un temps de guerre, avec justesse et finesse. Un roman très bien renseigné, qui dit ce qui doit l’être, qui romance ce qu’il fallait raconter, en nommant l’horreur, la douleur et la vengeance, roman d’un écrivain habité par le Temps et ses soubresauts. Eric Plamondon offre avec Oyana une saveur et un savoir unique, en un condensé d’Histoire, un précipité romanesque, où la vengeance, la violence et la vérité qui sommeillaient vont se réveiller.
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/oyana-eric-plamondon-par-philippe-chauche