dimanche 11 juillet 2021

Le Monde d'avant de Roland Jaccard dans La Cause Littéraire

« Ce matin, le ciel est à nouveau couvert. L., installée dans mon lit, dévore Les Mots. Période calme, très amoureuse, nous n’avons aucun projet précis. Nous flottons au fil du temps » (25 juin 1983). 
« Comme une gymnastique matinale, ce journal sert à me “chauffer”, à me mettre en forme. À me souvenir aussi. Et, parfois, à me fustiger. Misère et ridicule ; ridicule et misère : on en revient toujours là. Ou, autre question rituelle : comment devenir un champion du néant ? » (5.2.1984). 

Tenir son Journal est un art littéraire bien singulier et qui ne doit pas s’effriter avec le temps. Les journaux d’écrivains ont traversé les siècles, les guerres et les révolutions, saisissant là en quelques traits précis un paysage, une intrigue, ici une conspiration, un voyage, un état de santé, une amitié, ou encore une effervescence amoureuse, des emportements, un visage, des ruses, des complots, des remarques piquantes sur quelques connaissances, ou parfois des rêves et des souhaits. Singulier, car il se nourrit souvent d’anecdotes, d’instants sans importance, ces soupçons de romanesque qui ravissent l’auteur. Qu’il porte le nom de Mémoires – « C’était un prodige d’esprit, d’orgueil, d’ingratitude et de folie, et c’en fut aussi de débauche et d’entêtement » (1) – ou d’Histoire – « Mon emprisonnement, quoique de peu d’heures, me dégoûta de Paris, et me fit concevoir une haine invincible contre tous les procès, que je conserve encore » (2), le Journal offre à la littérature une respiration unique, un écart, un souffle nouveau, un terreau fertile. Quand le roman s’essouffle, le journal respire, et celui de Roland Jaccard irrigue d’un air vivifiant toute la littérature d’aujourd’hui. L’écrivain signe là, un volumineux Journal, passionnant, et passionné, pétillant et amoureux. Nous sommes en 1983, l’auteur est amoureux de L. qui deviendra écrivain, nous connaissons son identité, mais nous ne préférons conserver que la première lettre de son prénom qui est aussi celle de son nom L. L. a donc deux ailes, comme les anges et elle irradie ce Journal. L. étudie, écrit, lit Sartre, mais aussi Proust et Amiel, à son amoureux. Dans ce monde ancien, Roland Jaccard fait partie des plumes du Monde des Livres, où son savoir sur la psychanalyse semble prisé, nous y croisons François Bott, Roger-Pol Droit, Michel Contat, Josyane Savigneau, et Bertrand Poirot-Delpech. Ils sont journalistes, et écrivains. Le quotidien du jeudi soir est un espace assez unique, un lieu d’effervescence littéraire et philosophique, où les désaccords affleurent et parfois éclatent, un corps vivant qui a ses poussées de fièvre. Roland Jaccard ne se départit jamais de son élégance naturelle pour les évoquer, son journal ne se transforme pas en prétoire, il ne condamne, ni ne juge, mais parfois griffe dans un bel éclat de rire, et il n’est jamais dupe des comédies qui s’écrivent sous ses yeux et des postures qui s’affichent et virevoltent. Ce Journal d’avant est aussi celui des écrivains qu’il fréquente, qu’il lit et qui le lisent, Cioran, le héros de l’Aphorisme et du désespoir amusé, qui veille sur lui, BHL, Serge Doubrovsky, Gabriel Matzneff dont il partage les bains à la piscine Deligny et les parties de ping-pong – « Beaucoup de soleil, beaucoup de ping-pong, beaucoup de natation : Deligny est la seule réponse que je connaisse au pessimisme de l’oncle Arthur » (3). L’écrivain-éditeur, au PUF et chez Hachette, se suit pas à pas, comme si son ombre le précédait, lettre à lettre, corps à corps, dans cette aventure des années 80. Il aime, sommeille quand il le peut, déjeune en bonne compagnie, voit des centaines de films de cinématographe à la télévision ou dans quelques salles obscures qu’il affectionne, écrit un peu, beaucoup parfois, et à la folie quand le temps est son complice. 

« À vingt ans, tout était urgent. Maintenant rien ne presse. J’avais la vie devant moi et elle me semblait bien courte. J’ai l’éternité devant moi et elle me semble bien longue » (19.11.1983). 

« À veiller à ne jamais perdre son centre de gravité, on finit par perdre son sens de la légèreté » (Ce 3.6.1985). 

Ce Journal du Monde d’avant assemble avec la finesse d’un horloger toutes les pièces romanesques que l’écrivain note sur ses cahiers. Ce qu’il vit, dit, entend et voit chaque jour et chaque nuit près de L. sa boussole, lors des réunions où se fabrique le Monde des livres, dans les piscines qu’il fréquente assidument, les restaurants, les maisons d’éditions qui le publient ou qui publient ses complices, des films qu’il voit, des livres qu’il lit, avec de-ci de-là quelques aphorismes bienvenus. Sans oublier, les remarques et les réflexions de son ami Cioran, cette petite trotteuse de la pensée piquante, qui s’ajustent merveilleusement à cette belle horloge littéraire de l’écrivain suisse. Le Monde d’avant flirte avec l’enchantement, merveilleux paradoxe pour un écrivain qui fréquente les broyeurs d’illusions, les experts en désengagements, et les déserteurs pétillants. Heureux Journal, que ce Monde d’avant, nourri de désinvoltures, de frivolité, de grâces, d’éclairs littéraires, de souvenirs jubilants, d’esquisses d’essais, de belles fraternités, et de style, car son Journal, comme d’ailleurs ses essais, ses portraits, ses recueils d’aphorismes, foudroient par les manières dont il se saisit de la langue française, avec la même vivacité que lorsqu’il s’arme d’une raquette de ping-pong pour une partie endiablée qu’il finit par emporter. 

Philippe Chauché 

(1) Mme la duchesse de Berry, Saint-Simon, Mémoires, tome 9, Jean de Bonnot, 1966 

(2) Histoire de ma vie, volume 5, chapitre XI, Casanova, Robert Laffont, Bouquins, 1993 

(3) « Parler avec Schopenhauer revient à s’ôter des mains toutes les illusions, les unes après les autres », Le Cimetière de la morale, PUF/Perspectives Critiques 1995 


jeudi 8 juillet 2021

Une Couronne d'Orage de Thibault Biscarrat dans La Cause Littéraire

« Et l’éternité n’est plus un instant, mais l’essence de l’instant ; le poème n’est plus une parole mais l’essence de la parole. Ainsi se déploie une infinité de pensées, de chants, de gestes et de lueurs » (Une Couronne d’Orage). 
« Une distance nous sépare de ce monde, accroît les signes, le silence, les blessures. Nous sommes les témoins, des éclairs, des éclaircies. Une porte s’entrouvre vers cet autre royaume » (III-Beauté). 

Une Couronne d’Orage suivi de Beauté et de Royauté, est touché par la grâce, autrement dit par la parole – Au principe était la parole, la parole était chez Dieu et la parole était Dieu (1). Au principe était la parole pour tout écrivain attentif à ce qui l’entoure, à ce qui l’embrase : un parfum de rose, un chant de moissons, la rosée d’une clairière, les éclairs d’un orage, une femme qui danse, une lumière, le soleil, le sable, la foudre et la pierre. Au principe était la parole, et l’écrivain s’en saisit, comme l’on se saisit d’un instrument de musique pour rendre grâce au ciel, à la lumière divine, à la nature heureuse, à un frisson qui trace sur sa peau une mélodie, à une illumination qui éclaire ses pas. Thibault Biscarrat a beaucoup lu avant d’écrire, il écrit beaucoup en lisant, cela s’entend : la Thora, le Zohar, le Thao, mais aussi Rimbaud, Hölderlin, et Lautréamont – tous les trois profondément attachés à la parole, aux éclairs et au vivant amour : Je déjeune toujours d’air, / De roc, de chardons et de fer (2). Et comme au soleil des hauteurs, avec elle, jadis, / Un Dieu du fond du temps parle, et me rend vie (3). (…) La sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable (4). Il lit et il a lu des livres hantés et visités par la parole, par des paroles inspirées et inspirantes, par le souffle – L’eau se condense, la parole est le souffle, le souffle est le vide –, des livres où les paroles invitent à la Parole et au dévoilement, des livres qui s’en saisissent, et la portent sur les hauteurs de la poésie, comme le fait lumineusement Thibault Biscarrat. Une Couronne d’Orage, suivi de Beauté et de Royauté, est touché par la mystique, la connaissance et l’étude du mot fait chair, du mot fait poésie, ce qui revient au même.

« Tout resplendit / Le réel / Les secrets et les mystères Tout se consume / Les voix, les embrasements / Les éclats Tout advient / Le commencement / La parole » (La proximité du Dieu, Une Couronne d’Orage). 
« L’huile / sur la tête / voilà que brille ta couronne » (Royauté). 

Rien de plus de plus vivant, de plus vivifiant que le style de Thibault Biscarrat. Rien de plus transparent. L’image inspirée est là sur la page imprimée, rien ne la dissimule, rien ne l’assombrit, point de métaphore obscure, seulement l’éclat lumineux du verbe qui se fait romance. Thibault Biscarrat est un écrivain qui pèse ses mots comme un orpailleur, un poète de la lumière, de la clarté, tout y est transparent, tout y est musical. On s’imagine se saisir d’un couple de phrases et le porter à la bouche, comme s’il s’agissait d’une parole sacrée. 

Philippe Chauché 

(1) Évangile selon Jean (La Bible, Nouveau Testament, Édition de Jean Grosjean, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1971) 
(2) Rimbaud, Faim (Œuvres complètes, Édition d’Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972) 
(3) Hölderlin, Élégies (Ménon pleurant Diotima, Œuvres, Édition de Philippe Jaccottet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1967) 
(4) Lautréamont (cité par l’auteur en ouverture de Beauté)