lundi 23 novembre 2020

Une douleur blanche de Jean-Luc Marty dans La Cause Littéraire


« Une fois, le bateau avait quitté le port pour la mer d’Irlande sous la neige. L’imaginaire de mes neuf ans avait consigné la disparition de mon père à cette marée-là. Plus tard, j’avais appris qu’au jour du naufrage, au large d’Ouessant où son chalutier avait disparu avec cinq marins à son bord, le temps était au beau fixe. J’avais aussi appris l’expression “faire son trou dans l’eau”, qui signifie mourir en mer ».

Une douleur blanche est le roman du retour, retour vers le pays de l’enfance : un port de pêche qui dérive vers la mort qui gangrène ses navires et ses quais, retour vers une mère qui s’y prépare, et les souvenirs d’un père disparu au large. Le narrateur revient en ses terres, loin de celles qui l’ont accueilli, à dix mille kilomètres de chez lui : le Brésil, qui s’infiltre dans le roman, en éclats romanesques et fraternels – « C’est une côte qui parle ma langue… Une langue morte qui renaît par surprise, au passage du fleuve à l’océan ». Une douleur blanche est aussi le roman d’une étrange rencontre sur le bord d’une route, une inconnue, sauvage, inquiétante, insaisissable, un astre étourdissant qui collectionne les bois flottés, abandonnés aux flots et au sable, aux étranges réparties : « Tu n’es pas là, dit-elle. – Comment le sais-tu ? – Parce que je ne suis pas sûre d’aimer où tu es ».

Une douleur blanche est un roman d’une puissante force romanesque, saisi de tensions admirables, un roman porté par l’amour d’une mère retrouvée – « Geste après geste, je deviens le fils. Peut-être faut-il l’être pour qu’existe enfin la mère » – que le narrateur avait, comme son père, laissée au port, sans l’abandonner, en suspens, en sachant dans sa chair et son âme qu’il reviendrait, et ce retour est au cœur de cet admirable roman.

« La plupart du temps, les quais ne retiennent pas les tragédies. Lorsque le sang s’y répand, il ne s’infiltre nulle part, c’est une pierre dure. Les pluies ou les embruns ont vite fait de tout chasser. La terre, elle, garde la guerre en mémoire. Elle l’érige en stèle et commémore les morts enfouis ».

La force romanesque de Jean-Luc Marty, c’est sa vision, il voit juste et profondément, il voit ce qui se dérobe, se dissimule, se voile. Lorsqu’il dirigeait le magazine GEO, il avait le talent de choisir des photographes qui avaient un regard, une vision unique, qui savaient comme d’aucuns raconter une histoire de leur Temps, le temps d’une photo posée ou dérobée. Le temps du roman appartient à Jean-Luc Marty, qui a affûté son regard, sa vision, et donc son style. Une douleur blanche est un roman composé avec toute l’attention d’un peintre, qui fait flamber les corps et les couleurs, ravive les douleurs, un roman composé dans le saisissement des sentiments, dans le corps à cœur des tourments qui retournent le narrateur, comme une vague venue des profondeurs renverse un chalutier. Admirable portrait de la mère du narrateur, de sa fin, comme un rituel chamanique, de Zé le brésilien pêcheur et fraternel, de Karmel, l’étrangère qui électrise le narrateur, de ce port de pêche qui se délabre, du fantôme des chalutiers, du souvenir du père sans corps, il y a tout cela dans Une douleur blanche, et plus encore.

Une douleur blanche est un roman de marin, un roman d’aventurier aux mains d’orpailleur, un roman saillant comme les muscles d’un pêcheur brésilien, un roman où la douleur chante, où le bonheur se livre comme une éclaircie, un roman où chaque geste est une offrande, et chaque phrase est pesée comme de la poudre d’or fin.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/une-douleur-blanche-jean-luc-marty-par-philippe-chauche

dimanche 15 novembre 2020

Rencontre avec Jean-Michel Devésa dans La Cause Littéraire

à l’occasion de la parution de Scènes de la guerre sociale (Le Bateau Ivre), et Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, Colloque de Bordeaux (Les Impressions Nouvelles)


 


Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Les éditions Le Bateau Ivre publient votre journal du Mouvement des Gilets Jaunes, votre roman bordelais sur ces samedis, où vous étiez des cortèges et des défilés. Comment est né ce projet tout d’abord lisible sur les réseaux sociaux, avant de devenir un livre ?

Jean-Michel Devésa : L’universitaire et désormais le romancier n’ont jamais cessé d’agir en citoyen et en militant, et – pour m’exprimer selon la langue et la symbolique qui sont les miennes –, en camarade (sans carte ni organisation depuis des lunes). Cela étant, j’en viens sans plus tarder à votre question.

Je n’ai pas manifesté le samedi avec le projet de faire un livre ni avec la volonté de tenir le journal du mouvement auquel je participais. Je suis descendu dans la rue, à compter de janvier 2019, parce qu’alors il m’a semblé que là était ma place, du fait de ma vision du monde et des espoirs qui ont tramé mon itinéraire personnel. D’abord, un peu stupéfait et interloqué (en novembre et début décembre 2018), ensuite attentif à la façon dont le mouvement s’est déployé, étonné que les fêtes de fin d’année ne l’aient pas tari, je l’ai rejoint en janvier, certain (parfois contre l’avis de plusieurs de mes amis et proches) qu’était entrée en révolte une partie significative du peuple – ses fractions notamment les plus invisibles, celles en terrible souffrance du fait des politiques néo-libérales suivies depuis quarante ans. Chaque samedi, j’ai donc battu le pavé bordelais. Et chaque samedi j’ai rajeuni. Du moins en ai-je eu le sentiment.

J’étais alors dubitatif quant à la possibilité d’ouvrir une brèche dans ce que nos aînés ont appelé le mur de l’argent ; je ne croyais plus à des luttes victorieuses, j’estimais qu’elles valaient surtout pour l’intensité avec laquelle les vivaient celles et ceux qui les menaient, une intensité qui leur faisait entrevoir ce que pourrait être une existence véritable, à la différence du semblant de vie auquel ils sont, nous sommes d’ordinaire réduits : la vie in absentia, pour faire allusion au titre de mon prochain roman. Je songeais que, par fidélité au militantisme de mes vingt ans, je devais en être. C’est ainsi que j’en ai été. Et que j’ai été submergé… En février, j’ai eu envie d’écrire, de noircir du papier, pour relater ce que je voyais au cours de ces extraordinaires manifestations. J’ai donc défini un protocole : ni document ni enquête, surtout pas de voyeurisme ; mais participation et immersion, puis restitution quasi immédiate et, enfin, mise en ligne de mes productions.

 

Ph. C : Vous suivez de samedi en samedi la mobilisation des Gilets Jaunes dans les rues de Bordeaux (avec une escapade à Toulouse et à Marseille), vous suivez et vous vivez cette mobilisation et vous écrivez de samedi en samedi ce parcours à travers la ville. Ces Scènes de la guerre sociale font penser aux dérives Situationnistes, très engagées, très critiques, une plongée active dans un mouvement social qu’éclairent les rues et les places que vous traversez, et vos phrases sonnent juste, comme un long souffle, une chanson que l’on entonne, là aussi c’était une volonté d’écrivain, de faire « entendre » ce qui s’est joué les samedis ?

J-M. D : Permettez-moi de dire que je ne suis pas le mouvement, je n’ai pas opté pour la position de l’observateur, j’y suis totalement impliqué même si je n’ai jamais porté le gilet. Je me suis comporté en militant qui reprenait du service : vivant à Bordeaux, c’était dans cette ville que j’avais à m’investir ; si je suis allé à Toulouse, c’était pour répondre au mot d’ordre national d’en faire le lieu névralgique du combat que nous livrions ; et si je me suis rendu à Marseille c’est parce que la veille mes obligations professionnelles m’avaient conduit à siéger à l’université d’Aix dans un comité de sélection pour un recrutement… Ces déplacements, je ne les perçois nullement comme des escapades, ce sont des fronts qu’il convient, collectivement, d’élargir. Vous allez tiquer à l’emploi de ce terme mais c’est celui qui me semble le plus approprié : chaque samedi, le centre des principales villes françaises devient un champ de bataille, mobilisation de milliers et de milliers de policiers, crs, gendarmes et baqueux, tirs de LBD 40, grenades de désencerclement, gaz lacrymogène, hélicoptères, véhicules blindés, canons à eau, barrières mobiles en plexiglass, fouilles systématiques, périmètres interdits, arrêtés préfectoraux liberticides, interpellations préventives par centaines, poursuites judiciaires, condamnations et emprisonnements, lourdes amendes, violences disproportionnées, des blessés graves et des mutilés en quantité… Et de notre côté, le courage et la ténacité, nos mains nues et nos cœurs battant la chamade. Je n’insiste pas : tout le monde sait cela, quelqu’un comme David Dufresne l’a établi et documenté avec netteté, et de manière indiscutable, ce qui est triste et inquiétant c’est que ce tour autoritaire du régime tout le monde l’a constaté, on a réprimé un mouvement social comme jamais auparavant depuis la Guerre d’Algérie, et personne ou presque ne s’en est offusqué, circulez messieurs-dames il n’y a rien à voir, et aux terrasses on sirotait des verres en continuant de bavarder quand les matraques et les bidules s’abattaient sur des cranes, parfois à quelques dizaines de mètres de ces candides et tranquilles consommateurs… Oui, pendant ces mois de fièvre, dans mon quotidien a prévalu la lutte des classes et je m’y suis plongé avec la certitude que dans les rues que nous arpentions nous n’étions pas seuls, nous avions l’Histoire pour nous accompagner et sa très généreuse armée des ombres, d’ailleurs ses chants, ceux de la Commune de Paris, de la Résistance des maquis et de la décennie 68, sont spontanément (re)venus à nos mémoires et à nos bouches, et si nous les avons entonnés dans la colère et dans la joie c’est bien parce que nous en étions les légitimes héritiers.

Vous allez sourire et vous moquer de moi, vos lecteurs vont se pincer… Ce que j’ai ressenti et éprouvé s’est apparenté à l’élan et à la puissance d’un printemps recommencé. Au lendemain de mai-juin 1968 et au tout début des années 1970, à chaque manifestation de la jeunesse lycéenne et étudiante, autour du mois de mars, les cortèges s’époumonaient d’un véhément « Chaud chaud chaud le printemps sera chaud ! », vos lecteurs de ma génération s’en souviendront, il se trouve qu’en ce qui me concerne, en cet hiver 2019, dès janvier, le printemps a fait valoir ses droits, un printemps mariant le bonnet phrygien, le brassard des gardes rouges et le noir lumineux des combattants de Durruti et des insurgés de Barcelone en juillet 1936. J’ai été happé par un bain de jouvence. Et porté par les mille et une expressions d’une humanité en devenir-fraternel : chaque samedi, nous étions par centaines et milliers littéralement plus chauds, et donc vivants, que les lacrymos sous lesquelles on essayait de nous noyer, de nous asphyxier, de nous mater… C’est dans ce climat soulevant qu’est monté en moi, à compter de février, un chant, au cœur même de l’action, au rythme des courses pour échapper aux nasses et aux charges policières ; qu’un agencement de phrases et d’images a pris hebdomadairement forme dans la clameur des affrontements, les hautes eaux de l’insurrection qui pointait et ses ressacs successifs…

Je rentrais à mon domicile, à la fois fourbu et heureux d’en être sorti indemne, sans casse ni mauvais coup reçu, et j’écrivais, un ou deux feuillets, pas vraiment un compte rendu, plutôt un instantané, le journal de bord de mes vingt ans retrouvés, et dans l’euphorie d’un devoir devant l’Histoire accompli (vous me pardonnerez la grandiloquence…) je diffusais cette prose d’un transsibérien enchanté, fantasmatique, que je rehaussais parfois (et avec son accord) d’un cliché saisissant du photoreporter Loïs Mugen, constituant ainsi peu à peu un noyau de lecteurs solidaires des Gilets jaunes et sensibles au tempo et aux associations au moyen desquels je m’efforçais de rendre sensible, dans la langue et sur le plan littéraire, ce que j’avais vécu dans l’après-midi, cette lutte de grande ampleur qui secouait le pays me concernait, ce n’était pas comme à Brazzaville au milieu des années 1990 où j’avais été témoin du combat d’un peuple auquel je n’avais pu apporter que mon soutien, si ce coup-là le train blindé de la révolution passait je ne le raterais pas, c’était ici que cela se jouait, sur les ronds-points à la périphérie de nos villes et sur le bitume de nos cités, le temps d’en découdre semblait sur le point d’advenir, le jour des doigts errants le bombaient sur les façades des beaux quartiers, à la nuit tombée j’essayais de l’écrire sur mon « mur », celui du réseau social où j’ai un compte. Courant mars, concomitamment à des suggestions de proches et de lecteurs, j’ai conclu à la nécessité de rassembler ces dazibao de la génération 2.0 en un livre. L’été dernier, il m’a suffi de lisser mes textes pour obtenir ces Scènes de la guerre sociale qui, à bien des égards, équivalent à une jeunesse en rattrapage, tout l’enjeu de l’ouvrage étant de savoir si j’ai suffisamment de coffre pour reproduire le sourd bruissement d’un monde en saison d’anomie.

 

Ph. C : Tout s’achève le samedi 8 juin, la fin d’un rêve, d’une révolte, d’un livre – … il avance recule tâtonne mais ne s’essouffle pas, il est dans une résistance qu’il s’invente. Cette résistance qui s’invente c’est celle du roman, d’un futur roman ?

J-M. D : Pendant ces semaines, j’ai traversé plusieurs phases, trois en réalité, au gré de la conjoncture politique et aussi en fonction des questions de forme que je me suis inévitablement posées puisque, dès fin mars-début avril, j’ai voulu doubler mes descentes du samedi dans la rue par l’écriture d’un livre auquel il faudrait bien à un moment ou à un autre mettre un point final. Le chroniqueur sceptique à l’origine quant à la possibilité d’instaurer un rapport de force favorable aux couches populaires est d’abord enthousiaste : si les luttes et les mécontentements convergent une brèche sera ouverte, les cartes seront rebattues, les défaites successives que le mouvement social a connues depuis 1968 et qui ont été amplifiées par le cours néo-libéral des différentes administrations, de droite et de « gauche », peuvent être effacées… Ensuite, au fur et à mesure que la répression s’accroît et que l’isolement des Gilets Jaunes devient patent (pas de renfort des cités ni des secteurs protégés et syndiqués de la classe ouvrière et de la fonction publique, indifférence voire hostilité de la petite bourgeoisie intellectuelle et des couches moyennes, etc.), sa foi du charbonnier vire à l’amère conviction que la société française n’échappera pas à une période âpre, celle d’une nouvelle résistance qui exigera certes des sacrifices mais qu’il serait incompréhensible (et éthiquement condamnable) de ne pas rejoindre. Au lendemain du 1er mai, c’est une franche déconvenue, on ne baisse pas les bras, on ne va pas rentrer dans le rang, pourtant les temps s’annoncent difficiles, et comme l’avenir dure longtemps on va miser sur l’émergence de nouveaux partisans, en jaune noir rouge vert, ce n’est pas la fin d’un rêve, ou pas encore, c’est l’acceptation de la réalité, le nombre n’y est pas, les masses ou une partie d’entre elles sont attentistes, enlisées dans l’ornière de la consommation et enfermées dans l’esclavage salarié, il faut se replier en bon ordre, constituer un grand arrière, se préparer à une longue marche, créer de nouveaux outils, de nouveaux instruments, inventer, inventer, inventer. Et dans bien des cas faire la taupe, creuser, conjuguer la profondeur de la nuit à la clarté. C’est sur cette note que le livre se termine : un départ, une promesse. Ils seront déçus mais le 8 juin 2019 personne ne le sait… Durant ces semaines, pour penser cette situation qui me désole, j’emprunte mes références à toute une imagerie laquelle correspond à mon itinéraire, celle du mouvement communiste et de la geste marxiste-léniniste, secours rouge international, structure clandestine triangulaire, abnégation des établis, treillis des services d’ordre des années 1970, slogans et agit-prop sur des airs de free-jazz, en tête les accents de Colette Magny et ceux dans un autre registre de Léo Ferré, bref un sacré, tonitruant et assez naïf conditionnel des variétés… Que voulez-vous, je préfère la naïveté au sourire entrepreneurial… Et aujourd’hui, ainsi que me l’ont enseigné mes aînés, celles et ceux que je continue d’admirer, je retourne à l’arme de la critique et des effets sur lesquels il est bon de spéculer, ceux des livres que l’on conçoit patiemment et que l’on met en circulation en souhaitant qu’ils suscitent intérêt, curiosité, discussion, débat et, peut-être, demain, prise de conscience… Parmi ces textes, oui, naturellement, il y aura des romans : en vertu de ce qu’ils permettent, le transfert de l’impossible solution théorique vers l’Autre de la théorie, a fortiori quand le politique est en berne et qu’il y a le feu à la planète…

 


Ph. C : Concordance des temps, la publication des textes d’un colloque bordelais consacré à l’écrivain Jean-Philippe Toussaint, l’auteur notamment de La Salle de BainLa Vérité sur Marie, et plus récemment, Les Émotions, qui vient de paraître aux Editions de Minuit (la maison d’édition d’élection de l’écrivain). Dans la préface de cet ouvrage collectif, William Marx écrit : « …Toussaint confère au sens de la vue une fonction systémique dans ses romans, et ce primat de la vue prend la forme privilégiée de scènes, de tableaux montés avec précision, de chefs-d’œuvre ciselés comme ceux des Compagnons du tour de France ». Plus loin, vous rappelez la filiation de Toussaint avec Beckett, partisan d’un roman infinitésimaliste, où ses personnages traversent l’existence comme à tâtons, une écriture écrivez-vous, qui nous aide à sublimer « un passage du temps », Toussaint écrivain de l’infiniment petit, écrivain minimaliste, comme on le dirait d’un musicien ? Attentif au moindre détail, où le moindre geste, la moindre sensation produit du récit, du roman, une fiction ?

J-M. D : Depuis le lycée et jusqu’à maintenant, je discerne au sein de la littérature française du XXesiècle trois moments de bascule – le surréalisme (Breton, Aragon, Crevel…), le Nouveau Roman (Sarraute, Beckett, Robbe-Grillet, Simon, Duras…) et Tel Quel (Sollers, Guyotat, Henric…) –, qui n’ont pas cessé de me passionner parce qu’ils m’aident à esquisser d’une part ce que pourrait provoquer la conjonction d’une révolution culturelle et d’une révolution politique et à supporter d’autre part la misère de notre condition en m’incitant à sublimer les maux et les tourments qui m’assaillent. Très tôt, ma préférence est allée aux écrivains et aux artistes qui ont le souci de contribuer à l’élaboration de la forme ou d’une forme contemporaine de la pratique qui est la leur, en particulier quand ils s’affranchissent (même tendanciellement) du régime représentatif de l’art pour défricher un usage esthétique de celui-ci. Alors, quand Robbe-Grillet plutôt avare de compliments salue Jean-Philippe Toussaint pour ses premiers livres (avec deux autres jeunes écrivains – que je lis toujours), je me précipite acheter La Salle de Bain et Monsieur. D’autant que Toussaint est aux éditions de Minuit et que la maison animée par Jérôme Lindon a été celle de Henri Alleg, de Gilles Deleuze, de Félix Guattari et de Robert Linhart… Il me paraît raisonnable à cette heure d’estimer que figurent à son catalogue quelques écrivains parmi les plus remarquables de leur génération et dont on peut supposer que plusieurs passeront à la postérité. Jean-Philippe Toussaint est de ceux-là.

Or si je suis autant sensible à sa production romanesque, c’est que ses livres m’invitent à déceler dans leur architecture fictionnelle et le phrasé de leur langue un plus-de-savoir sur les humains dans leur rapport au monde que l’auteur ne délivre pas dans un discours circonscrit, mais qui est à construire par les lecteurs, à partir de la lettre des textes et des interstices dont ils émergent et se distinguent, je suis en effet persuadé qu’on ne lit de près un ouvrage qu’« en levant la tête », par ce recours à une tournure de Roland Barthes je désigne une méthode d’exploration et d’investigation des œuvres mêlant lecture symptomale et association. Aussi, ce qui retient mon attention lorsque je me plonge dans un livre de Toussaint, est-ce moins ce qui est dit que ce qui manque, en apparence, et qui pourtant est bien là, en creux, pour peu que le regard des lecteurs l’informe, et qui gît dans le fondu au blanc du montage de ses narrations et dans les intervalles qui structurent ses énoncés. Pour moi, un écrivain important c’est quelqu’un qui compte à la fois par ce qu’il exprime, communique et propose, et par ce qu’il tait, ignore et néglige, indépendamment de la façon dont il commente et justifie sa création : une écriture même extrêmement ciselée, maîtrisée, contrôlée, charrie toujours un plus-de-vie sur lequel l’auteur n’a pas de prise. Aussi les intentions de Toussaint ne m’arrêtent-elles pas, qui, on le sait, examine la société contemporaine en focalisant souvent sur le banal et l’insignifiant, sans jamais la scruter à travers une grille sociale, et ce, parce que cette élision manifeste de l’Histoire est déjouée par le fonctionnement latent des textes.

 

Ph. C : Aurélia Gaillard, se demande si Toussaint est (le) grand coloriste de ses fictions narratives ? et d’avancer qu’il serait un écrivain de la lumière et des paysages zébrés de toutes sortes de fluorescences. Également un écrivain du tempo, il bat la mesure écrivez-vous à propos de son cinéma, car il y a chez lui une certaine réticence à mettre un point final à son énoncé. Cette remarque vaut-elle à votre avis, pour ses livres, écrivain chef d’orchestre en quelque sorte ? Qui donne la mesure de ses phrases ?

J-M. D : Il me plaît beaucoup que vous ayez mentionné la communication de ma collègue et amie Aurélia Gaillard, dont le travail est exemplaire : voilà une spécialiste du XVIIIe siècle (et notamment de Denis Diderot et de son esthétique) qui, avec une magnifique précision et une belle humilité, scrute la littérature contemporaine en français non seulement en se fondant sur ce qu’elle sait (l’art des coloristes du XVIIIe siècle et leurs controverses) mais surtout en se postant dans les parages immédiats du « dehors » de la langue, depuis ses confins ou mieux depuis sa limite « asyntaxique » et « agrammaticale » (pour reprendre le Deleuze de Critique et clinique), à ce stade où la langue s’amuït dans des « visions » et des « auditions non-langagières » qui se confondent avec « des effets de couleurs et de sonorités qui s’élèvent au-dessus des mots ». Et c’est justement depuis ce versant extérieur au langage qu’Aurélia Gaillard réussit à dégager quelques-uns des ressorts d’une écriture comme celle de Jean-Philippe Toussaint. Avec infiniment moins de dextérité, je m’applique fréquemment à interpréter les textes que j’étudie en les confrontant à la partition dont ils se détachent et qui retentit à leurs abords. On se souvient justement de ce que posait Deleuze dans l’intervention à laquelle j’ai fait allusion : « Beckett parlait de ‘forer des trous’ dans le langage pour voir ou entendre ‘ce qui est tapi derrière’. C’est de chaque écrivain qu’il faut dire : c’est un voyant, c’est un entendant, ‘mal vu mal dit’, c’est un coloriste, un musicien ». En juin 2019, les participants au colloque de Bordeaux, chacun selon son génie propre, n’ont pas ménagé leurs efforts pour discerner de quoi est faite, modelée et modulée, la « langue étrangère » inventée par Toussaint dans son français (le sien, le nôtre), afin de fixer un contour à ses livres, d’y faire surgir des figures, d’y conter des péripéties, d’y énoncer des tableaux, d’y brosser des portraits et des musiques. Voilà ce qui a été au cœur de nos travaux pendant quatre journées. Notre ouvrage collectif en rend assez fidèlement compte. Alors, désormais, que pouvons-nous avancer de Toussaint ? Qu’il est l’habile chef d’orchestre de ses phrases ? Que c’est un grand écrivain ? Mais imagine-t-on un grand écrivain qui ne soit pas voyant, ni coloriste, ni musicien ?

 

Ph. C Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, est saisi par l’intelligence vive des textes et réflexions des invités de ce colloque, dont celle de l’auteur, dans un dialogue, vous l’interrogez sur les détours dans son écriture, détours et réflexions, Toussaint va dans votre sens : j’aime les détours, j’aime les parenthèses, j’aime les incises, j’aime les digressions. On le voit Jean-Philippe Toussaint s’inscrirait donc dans les grandes filiations romanesques et évidemment celle de Marcel Proust ?

J-M. D : Je suis embarrassé pour vous répondre. Le projet Lire, voir, penser l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint, le colloque international de Bordeaux et le livre que viennent de publier Les Impressions nouvelles, c’est plus de trois années de travail, depuis le montage financier (heureusement que la fin de ma carrière est proche : dans l’ordre mendiant des organisateurs de colloque, mon grade est relativement élevé…) jusqu’à la programmation des intervenants, la recherche de partenariats solides et efficients, la gestion des impondérables et des aléas et aussi ce soupçon de grâce et de délicatesse qui fait que, pendant quatre jours, tout, absolument tout s’est bien passé, sans heurt ni grimace, en l’absence de toute rivalité, dans le bonheur du partage, de la mise en commun de la pensée… Cela donne un ouvrage collectif où nous sommes quarante, en provenance de onze pays, depuis l’étudiant avancé jusqu’au professeur émérite, sans oublier les écrivains, les traducteurs, etc. C’est un fort volume qui sera de quelque utilité aux doctorants, aux collègues, aux passionnés de littérature contemporaine… On me rapporte de gentilles choses à son propos. Par exemple, un collègue qui siège au Conseil National des Universités m’a gratifié d’un message dans lequel il me faisait remarquer que cela faisait quasiment quarante ans que les actes d’un colloque n’étaient plus systématiquement suivis de la transcription des débats qui s’y étaient déroulés…

Bon. Sincèrement, je crois que nous n’avons pas trop mal travaillé. Que dans ces conditions il nous arrive de pointer avec rigueur et nuance certains aspects de la création de Jean-Philippe Toussaint, ma foi… nous ne pouvons que nous en réjouir… Il est vrai qu’à plusieurs reprises des collègues ont su merveilleusement démonter la mécanique de son écriture, éclairer son procès, caractériser son économie. Lors du dialogue auquel vous faites allusion, ou en privé, l’écrivain (lequel a scrupuleusement respecté notre contrat, celui de ne parler qu’à la fin ultime de nos travaux, pour ne pas orienter nos contributions – je tiens à l’en remercier vivement) a souvent indiqué qu’il partageait les analyses ou les vues de l’un ou de l’autre. Je me garderai, ici comme ailleurs, de le tirer vers mes terres, de l’annexer à ma sentimenthèque (Patrick Chamoiseau). Je ne puis que réaffirmer mes intuitions : depuis que j’ai lu Détours (1924) de René Crevel j’ai la vive impression qu’en littérature la ligne droite n’est pas le plus court chemin pour lire, voir, penser les humains dans le monde ; en la matière, et à la suite de Jacques Rancière qui a commenté ce passage, je ne fais que réciter (en le gauchissant un peu) Louis Althusser qui, en ouverture à Lire Le Capital, observait : « Aussi paradoxal que puisse sembler ce mot, nous pouvons avancer que, dans l’histoire de la culture humaine notre temps risque d’apparaître un jour comme marqué par l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus ‘simples’ de l’existence : voir, écouter, parler, lire – ces gestes qui mettent les hommes en rapport avec leurs œuvres, et ces œuvres retournées en leur propre gorge, que sont leurs ‘absences d’œuvres’ ». Vous avez deviné que je vous réponds d’une manière oblique. L’œuvre de Toussaint ne me paraît pas fille de celle de Marcel Proust parce qu’en dépit de ses incursions du côté de la psychologie elle n’a pas vocation à s’inscrire dans la formule du roman d’analyse ; en revanche, entre Proust et Toussaint je distingue une parenté certaine. Ne me reprochez pas de biaiser : dans le domaine des lettres et de l’art, j’accorde peu de prix à la filiation, aux sources, à la lignée ; il est, selon moi, plus judicieux de postuler que les œuvres entretiennent entre elles des relations d’analogie, de résonnance et de réversibilité.

L’ambition de Toussaint n’est pas d’inscrire sa présence dans le champ de l’image et le corps du texte, mais d’y graver et d’y tracer sa représentation. Aux antipodes d’André Breton et de son poème-manifeste Plutôt la vie (dans Clair de terre), il ne s’échine pas à enregistrer le flot de conscience ni à recenser les faits-précipices : ni le monde ni l’existence ne sont des cryptogrammes. Il nous propose par conséquent une œuvre patiente, têtue, où tout s’imbrique pour inventer un univers qui, comme un trou noir, un pôle magnétique, attire néanmoins à lui la bibliothèque et le musée. Ce faisant, son formalisme affiché et revendiqué n’est pas sans faille : il arrive à sa combinatoire de grincer, parfois même cela patine, et en partie cela finit par buter contre le réel (tel que Jacques Lacan en a exposé la théorie), survient alors un (fécond) évitement. Toussaint y a consacré un roman-clef, La Réticence(1991). C’est à ce prisme que je lis l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint.

Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/echange-epistolaire-avec-l-ecrivain-et-professeur-des-universites-jean-michel-devesa-par-philippe-chauche

lundi 9 novembre 2020

Les Corps insurgés de Boris Bergmann dans La Cause Littéraire

 
 
 

« Il oublie son désir de courir parmi les arbres, ainsi que ses devoirs. Au lieu de balayer, il veut peindre. Au lieu de laver, il veut peindre. Au lieu d’apprendre les textes, il veut connaître les secrets des couleurs ».

Lorenzo

« La bande pratique la dérive, c’est pour eux la seule manière acceptable de se déplacer dans la ville. Depuis un point de départ, il faut se laisser guider par des événements totalement extérieurs et aller le plus loin possible, le plus profond sur la carte ».

Baptiste

« Assez simple, au demeurant : je ne m’écarte pas du chemin qu’elle a tracé pour mes doigts et ma langue, je répète, inlassable, le geste, et je pense au peintre italien dont j’ai oublié le nom qui lui ne tremble pas, malgré l’obscurité de sa chambre, lorsqu’il faut esquisser le trait le plus fin, le plus régulier ».

Tahar

Les Corps insurgés est le roman de trois destinées, trois hommes que la vie incendie et que la chair délivre. Lorenzo le jeune paysan italien né parmi les pierres, près de Rome en 1729 et qui embrase la peinture. Baptiste, le jeune parisien qui assistera aux prémices de mai 68, dans un bar que fréquente l’ombre de Guy Debord, et qui ne cessera de rêver de révolution. Tahar, jeune marocain devenu infréquentable par sa famille qui traverse la Méditerranée pour une résurrection, faite de coups, de trahisons et de blessures. Trois destinées que la vie et l’amour enflamment. Trois corps qui s’élancent, comme s’élance ce roman finement ouvragé, inspiré, d’une rare intensité romanesque. Les Corps insurgés est le roman de trois destinées qui s’éclairent, l’une l’autre, Lorenzo, jeune peintre trop doué, trop visionnaire, trop attentif à la lumière divine pour plaire à Rome et au Pape, Baptiste, qui ne sera pas au rendez-vous du mois de mai enflammé, sa vie nouvelle ne durera qu’un temps suspendu, qui perdra amour, amis et illusions, saisi par cet effondrement du Paris de ses rêves révolutionnaires, une plage de cendre où plus aucune vague ne vient mourirTahar, au corps chamboulé entre le Maroc et la France, poursuivi par un amour premier, et échappant à la mort volontaire et planifiée par une rencontre de prison, Tiens-toi prêt.

 

« Il ressemble à une flamme. Lorenzo, une flamme libre qui lèche la toile, s’y colle, s’abaisse, puis dans l’élan, plonge et dévore ».

Lorenzo

« Tu n’avances plus. Tu traînes des pieds. La dérive est amère. Tu as l’impression d’être déjà passé par là, de revenir en arrière. Bateau pas assez ivre, qui subit l’ancre et le fond ».

Baptiste

« J’ai écrit mille messages cette nuit-là. J’en ai envoyé aucun. J’ai usé tous les tons, comme Cyrano qu’on nous faisait lire de force au collège. A l’époque, je ne comprenais pas qu’on puisse dire une chose de mille façons. Désormais je sais ».

Tahar

 

Boris Bergmann signe là un roman incarné. Ses personnages vivent leurs passions, affrontent leurs démons et embrassent leurs colères, portés par une langue enflammée. Roman des corps vibrants de Rome à Paris, du Vatican du XVIII° siècle, aux dérives dans les rues de Paris, et à la fureur d’un imam vengeur et manipulateur, Les Corps insurgés est une belle trilogie, un trio pour cordes, qui parfois s’accordent, et parfois dissonent. L’écrivain inspiré saisit ces trois destins, trois comètes qui traversent leur siècle, le bousculent, pour n’en garder que l’incandescence des corps qui se livrent, une lumière, une couleur, un rêve, un amour adolescent, un saisissement, une révolte. Les Corps insurgés est un roman qui étonne, surprend, qui prend l’art romanesque au sérieux et avec fantaisie. Ses personnages vivent, aiment, marchent, rêvent, avec la force de la conviction, d’une secrète révolte, d’une passion profonde. Les Corps insurgés, sont des corps flamboyants qui se consument dans les nuits d’ivresse, sauvés, même dans leurs détresses, par la grâce d’un regard.

Philippe Chauché