mardi 29 novembre 2016

People Bazaar dans La Cause Littéraire



J« Juin 1955. Je suis au coin de la rue Saint-Benoît et du boulevard Saint-Germain. J’attends. Quoi ? Tout et rien. Que va-t-il se passer ce soir ? Comment dîner ? Pourrai-je entrer au Club Saint-Germain où doit passer Art Blakey et ses Jazz Messengers ? » (Avoir vingt-ans à Saint-Germain-des-Prés).
 
Je me souviens de Pierre de Lucovich, toutes celles et ceux qu’il a croisés, rencontrés, interviewés, aimés, en plus de cinquante ans, pourraient-ils peut-être répondre à cette invitation, à ce réjouissant exercice littéraire. En attendant de lire leurs réponses, l’infiltré offre dans cet opus ses souvenirs, souvenirs gracieux et élégants de nuits blanches et noires de Paris et New-York, les nuits d’un « raisin aigre »*, accordées aux musiques de Miles Davis, de Bud Powell ou de Thelonious Monk. En cinquante ans, Pierre de Lucovich aura plus pour moins approché – le journalisme ressemble parfois à la chasse au lion à l’arc – Orson Welles, drapé dans sa cape noire, Paul Gégauff, brillant, provocateur, mais aussi Maurice Ronet, docteur en lucidité, ou encore Françoise Sagan, l’amie, Dalio, l’humour juif à fleur de peau, l’autodérision dans le sang, mais aussi quelques princesses, des ministres, des peintres, des chanteurs, des couturiers, tant et tant d’autres. L’élégant infiltré écrit pour Paris Match, Vogues Homme, Paris Presse, Lui, L’Express, L’Evènement du Jeudi, Harper’s Bazaar.
 
Ses portraits-souvenirs sont toujours précis et nets, ses phrases sans emphase, il va droit au but, aux faits, tout l’art d’un roman qui se déroule sous ses yeux, en deux phrases, il saisit une situation et c’est à chaque fois juste et troublant, son œil voit, sa main ne tremble pas, même lorsque la terre se dérobe sous ses pieds, il sait admirer, comme il sait griffer les suffisants et les fâcheux.
 
« A table, c’est un feu d’artifice sur Hollywood. Nous parlons du cinéma américain des années cinquante, période patriotique et paranoïaque. Il a compris que je suis cinéphile. Je lui rappelle les navets à la gloire du FBI dont le plus célèbre est I was a communist for the FBI, l’histoire d’un agent infiltré dans le PC américain. Il éclate de son rire tonitruant et se met à imaginer des titres parodiques : I was a teenage computer, I was a pizza in the mafia » (La mémoire d’Orson).
 
Souvenirs d’un infiltré dans le beau monde est le roman d’une vie, la vie de Jean-Pierre de Lucovich, ponctuée de rencontres, d’éclats de rires, de doutes, de beaux costumes, d’amours, il prénomme son fils Roman – Au fond, tu es le père du nouveau Roman –, de drames, de nuits blanches, de coups de colère et d’amitiés. Son décor : la Côte d’Azur, le Luberon de ses amis – Maurice Ronet –, les nuits parisiennes, les Palaces, L’Alcazar, le Palace, Lipp, Maxim’s, des châteaux, des clubs de jazz parisiens et new-yorkais, des rendez-vous secrets et discrets, où il se rend sur la pointe des pieds. La discrétion est une règle, l’élégance une éthique. Il traverse ce beau monde à la manière de Cary Grant – Un homme élégant s’habille toujours de la même manière – dans les films d’Hitchcock, même démarche légère, un rien de nostalgie, dupe de rien, comme dans La Dolce Vita. Si la vie est une fête**, alors il serait vraiment navrant de ne pas en être, ne cesse-t-il de nous dire, à chaque page de ce récit romanesque, léger et pétillant.
 
 Philippe Chauché
 
* L’expression est de Boris Vian qui appelait ainsi les tenants du be bop, surnommant ceux de la Nouvelle-Orléans, les « figues moisies »
** Livre de souvenirs de José Luis de Villalonga
 
 
 

samedi 19 novembre 2016

Philippe Garnier et David Goodis dans La Cause Littéraire







« Cette histoire de Goodis avait donc commencé fortuitement ; une commande, pour tout dire. Et lorsque l’idée avait été lancée de Paris, c’est avec certaines réticences que j’avais accepté. J’avais certes déjà fouiné du côté de Cain, Chandler, Burnett et d’autres auteurs de la Série Noire, et une exploration du monde de Goodis paraissait logique à certains. J’en étais moins sûr, et n’osais trop me lancer ».
 
 
 
Trente ans séparent La vie en noir et blanc et Retour vers David Goodis, les deux livres consacrés par Philippe Garnier à l’auteur de Tirez sur le pianiste, La lune dans le caniveau ou encore Cauchemar et L’allumette facile. Des romans noirs publiés en leur temps en France par Marcel Duhamel dans La Série Noire, puis par François Guérif dans la revue Polar et chez Fayard. Philippe Garnier, pour ceux qui l’auraient oublié, c’est l’œil et la voix américaine du magazine Cinéma, Cinémas, de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut, produit et diffusé à la télévision sur Antenne 2, de janvier 1982 à novembre 1991.
 
Le français de Los Angeles aura ainsi rencontré et dialogué pour la télévision avec Sterling Hayden – Johnny Guitare et l’Ultime Razzia –, Franck CapraAngie Dickinson, ou encore Robert Mitchum, sans oublier ses enquêtes sur les scénaristes et les écrivains de romans noirs. C’était enfin L’Oreille d’un sourd pour le quotidien Libération, des chroniques venues de l’Ouest, émoustillantes avec à chaque fois quelque chose de nouveau. Cette biographie amusée et curieuse de David Goodis poursuit la même démarche, porté par le même regard littéraire et cinéphile sur Hollywood, il dessine le portait de cet écrivain qui a fait ce qu’il a voulu et s’est sacrément bien amusé à le faire, cet écrivain de série au ton tantôt frileux tantôt surchauffé… avec cette voix et ces dialogues intérieurs qu’il maniait parfois si bien et qui le rendaient si différent des autres.
 
« Fallait-il alors chercher le vrai Goodis dans ses livres, dans les descriptions qu’il faisait de ses personnages masculins ? Était-il réellement comme Eddie le pianiste, de taille moyenne et mince (…), une figure sympathique, sans lignes dures, sans ombres ? Ou comme le laissé-pour-compte de Sans espoir de retour ? »
 
David Goodis héros improbable du cinématographe français, François Truffaut adapte Tirez sur le pianiste, Godard y pense dans Made in USA, et les adaptations se suivent, plus ou moins heureuses, signées Henri Verneuil, René Clément, Jean-Jacques Beineix, Gilles Bréhat, Francis Girod, mais aussi Samuel Fuller, l’univers de l’écrivain s’y prête et on l’y prête, et ses traductions parfois pour le moins hasardeuses, poussent les scénaristes et les cinéastes à se les approprier, à les transformer, parfois au petit bonheur la chance.
 
 
 
Goodis intrigue et fascine, cette photo en noir et blanc que reproduit Philippe Garnier, où on le voit de profil en chemise à fines rayures, bretelles, cravate à motif, en train de taper à la machine à écrire, est devenue l’icône tant rêvée de l’écrivain américain – une semblable montre Faulkner torse nu penché sur sa petite machine à écrire. Philippe Garnier nous le rappelle, tout a commencé en 1947, avec Bogart et Bacall des Passagers de la nuit, qui lui colleront tant et si bien à la peau.
 
« Le microsillon noir se mit à tourner. Il posa l’aiguille, et ce fut parti pour Shorty George. Parry se tenait prés du pick-up, suivait les évolutions du disque et écoutait l’orchestre de Basie atteindre la quatrième dimension. Il reconnut la trompette de Buck Clayton et sourit. Le sourire d’argile tendre vira carrément au ciment lorsqu’il entendit les doigts gratter à la porte de l’appartement. Son corps entier prit la rigidité du ciment » (Cauchemar, Gallimard, 1949).
 
 
Imaginons une carte stellaire, dont tous les chemins, des plus évidents aux plus étranges, conduisent à la même planète : David Goodis. Non celle dont rêvait ses lecteurs, ses adaptateurs, ses commentateurs, mais la réelle, la planète de cet écrivain toujours au fait des changements de goûts et des marchés. Goodis écrit des nouvelles pour des magazines populaires, pour la radio, des scénarios pour le cinéma, flirte avec Universal, travaille pour la Warner, voyage un peu, écrit beaucoup, des nouvelles et des romans – Je crois que David n’a jamais eu l’ambition d’être un grand écrivain. C’était un besogneux, un hack, comme on dit ici… Il ne parlait jamais de livres ou d’auteurs connus. Sauf Henry Miller –, assiste à des courses de taureaux à Tijuana, écoute du jazz, s’immerge dans les milieux sombres qu’il veut décrire, fréquente des clubs réservés aux noirs, et croise le Milieu.
Philippe Garnier emprunte tous ces chemins de traverse pour dresser ce portrait croisé, ces portraits éclairés de dizaines de témoignages, ces satellites qui tournaient autour de lui, certains l’ont oublié, d’autres se souviennent du vrai David Goodis – un de plus ! – qui a laissé quelques empreintes, pages imprimées, lettres, esclandres, et passions. Cette foisonnante biographie ressemble à s’y méprendre à un roman noir, roman d’une époque et d’un pays, au pluriel, les Amériques, roman qui tourne autour de son héros, en découvre une, deux, trois faces, pages après page, et nous permet une nouvelle fois, trente ans après la première, de mesurer l’importance, et de mieux comprendre qui était ce drôle d’oiseau de nuit.
 
Philippe Chauché
 

jeudi 10 novembre 2016

Arnaud Le Vac dans La Cause Littéraire

Pierre Nivollet - Le semeur


Arnaud Le Vac croit aux affinités électives, il sème à tout va, une manière de vivre poétiquement, autrement dit des lettres d’écrivains, des poèmes, des photos, des reproductions de toiles et de dessins : – Prenez, et jetez au vent. Arnaud Le Vac met en musique Le sac du semeur, une revue numérique et imprimée, que l’on découvre parfois sur la table d’un café parisien, et que chaque lecteur peut imprimer pour l’offrir au vent, pour dit-il réinventer dans la continuité de la vie et du langage notre rapport entre la poésie et la vie.
 
Rencontre avec un guerrier de la langue, de la liberté libre.

La Cause Littéraire : Commençons par le début, si vous le voulez bien, pourquoi ce désir d’une nouvelle revue ? Vous faites d’ailleurs référence à celles qui ont marqué le « paysage » poétique français, Dada et la Révolution Surréaliste, nous pourrions y ajouter Tel quel, l’Infini, Ligne de Risque, Sprezzatura, Les Cahiers de Tinbad, vous vous sentez une certaine parenté avec ces dernières ?

Arnaud Le Vac : C’est avant tout la volonté de rassembler des écritures que l’on pourrait dire intempestives par rapport à l’époque. Avec leur individuation propre. C’est-à-dire opérant dans et contre le temps : solitaire et solidaire comme l’a formulé Victor Hugo en s’appuyant sur le rocher des Proscrits, « des exilés » à Jersey. Le titre « Le sac du semeur » et sa devise « Prenez, et jetez au vent » viennent d’Océan de Victor Hugo. Je dois dire que pour moi les revues dada et surréalistes ont marqué leur temps en incarnant ce combat internationaliste. Cette opération de grande envergure portant sur le langage dont parle André Breton a à voir avec l’art et la poésie – en continuant et en renouvelant autrement les poèmes et les dessins de Victor Hugo. L’art et la poésie sont le nerf de ce combat. En témoigne toujours l’une des plus importantes revues de ce début du XXe siècle : la revue Les soirées de Paris de Guillaume Apollinaire. L’on pourrait citer encore le nom de la revue Nord-Sud de Pierre Reverdy. La modernité s’invente à travers les revues. Ce sont elles qui permettent l’émergence du sujet moderne. Stéphane Mallarmé publie Un coup de dé jamais n’abolira le hasard dans la revue Cosmopolis. André Breton donne à lire les Poésies I et II d’Isidore Ducasse dans la revue Littérature. On ne se rend pas encore bien compte que tout cela excède la littérature. Le sujet philosophique et celui des Lumières sont constamment travaillés de l’intérieur. Un nouveau rapport au monde et au langage crée un sujet qui échappe à toute définition et qui demeure de ce fait indéfinissable. Le sujet philosophique et le sujet politique n’occupent pas par hasard les avant-gardes. Cette préoccupation, cette interrogation du sujet, traverse l’œuvre poétique et critique d’André Breton et de Tristan Tzara. Deux poètes qui comptent beaucoup pour moi. L’après-guerre, dans ce qu’il a de plus singulier et de pluriel, participe de cet éclatement du sujet. De sa reconnaissance à son éviction définitive. Je me sens proche avec Le sac du semeur de la revue Documents, Minotaure, VVV, Cobra, Europe, Action Poétique, Potlatch, L’International situationniste, Tel-Quel, TXT, Opus international, Les Cahiers du chemin, Po&sie, Documents sur, L’Infini, Triages, Fusées, Le Trait, Résonance Générale, dans la mesure où le sujet poétique est abordé sans concession. Je ne vois pas le sujet poétique – le poème – pris au sérieux dans les revues Ligne de risque, Sprezzatura, Les Cahiers de Tinbad nouvellement venu, dont j’ai rencontré chacun des acteurs. La revue L’Infini publie ce qui compte en poésie. J’ai pour ma part découvert l’œuvre d’Hans Magnus Enzensberger et de Cees Nooteboom dans les numéros 63 et 57. La poésie est ce qui est le plus mal vu, c’est-à-dire le plus mal lu. La revue Le sac du semeur partage les préoccupations de la revue Fusées (22 numéros) et de la revue Résonance générale (8 numéros à ce jour publiés par L’Atelier du Grand Tétras). L’essai pour la poétique 1 de cette revue Émile Benveniste pour vivre langage (sous la direction de Serge Martin, L’Atelier du Grand Tétras, 2009) permet de se rendre compte de ce qu’engage dans la pensée l’activité du sujet et du poème.

La Cause Littéraire : Le langage vous occupe au plus haut point, vous vous demandez d’ailleurs s’il est en train de nous manquer, vous appuyant pour cela sur deux écrivains de très haute tenue, Annie Le Brun – dont « Les châteaux de la subversion » pourrait être un passeport – et Jacqueline Risset – dont la traduction de Dante a comme l’on dit fait date, et poésie –, alors où en est le langage en 2016 ?

Arnaud Le Vac : J’admire l’œuvre poétique et critique d’Annie Le Brun. Comme Guy Debord elle n’a pas cédé sur l’écriture d’André Breton. La modernité et sa reconnaissance traversent l’œuvre d’Annie Le Brun. Le langage est-il en train de nous manquer ? Voici la question la plus juste, la proposition la plus surréaliste du XXe siècle. Où en êtes-vous avec le langage et la vie ? Je veux savoir. Ou plutôt, avez-vous conscience que, notre seul pourvoir d’énonciation dépend de se dit et de se dire ? Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore, devait dire André Breton. Ce n’est plus seulement le sujet écrivain de la langue et de la littérature qui est convoqué ici, mais encore, dans sa relation au monde et aux autres, le sujet du langage et du discours en tant que sujet. Je préfère pour cela le terme de dissidence à celui de subversion, plus proche de l’intempestivité que suggère la subjectivation. Les châteaux de la subversion (folio) reste un livre capital pour comprendre l’échec des Lumières et celui de l’idéalisme allemand dont l’Europe se relève à peine. Qu’est-ce qu’une vie humaine et dans quel cas engage-t-elle le langage et la vie ? Le continu du langage et de la vie ? La division du sujet n’est pas plus acceptable aujourd’hui qu’hier. L’éthique, le poétique, le politique ne doivent pas être dissociés du sujet. C’est autant la tentative de l’œuvre de Dante au moyen-âge et qui préfigure la Renaissance, que celle de Sade au XVIIIe siècle et qui préfigure le XIXe siècle. L’œuvre poétique et critique de Jacqueline Risset, sortir Dante de l’Enfer, participe de cette subjectivation. C’est à travers cette subjectivation du langage, qui ne sépare plus le langage de la vie et la vie du langage, que le sujet poétique doit poursuivre ses efforts de penser. Comme l’a dit Émile Benveniste – né à Alep en 1902 au sein d’une famille juive polyglotte : « Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre ». C’est tout ce qu’engage dans le langage ce vivre dont parle Émile Benveniste qui m’intéresse dans l’œuvre d’Annie Le Brun et de Jacqueline Risset.

La Cause Littéraire : Au sommaire de ce premier sac du semeur, Marcelin Pleynet, Claude Minière, Pascal Boulanger, le peintre Mathias Pérez, Samuel Dudouit, mais aussi les errances solaires du photographe Didier Ben Loulou ou encore Yann Miralles, autant d’affinités électives ? Vous voulez tisser un lien entre cessolitaires, qui écrivent tous – peignent et photographient – le monde, ou pour le moins un monde qu’ils fréquentent, dont ils s’éloignent ou qu’ils imaginent ? Marcelin Pleynet fait ici figure de père – même s’il s’empresserait de rejeter cette définition –, ou pour le moins d’un aventurier de la poésie et des pensées libres, sans oublier non plus son regard aiguisé sur la peinture, et Pierre Nivollet dont vous publiez un semeur qui pourrait être Rimbaud, est l’auteur des lithographies de la Dogana de Marcelin Pleynet, le hasard heureux des rencontres ?

 

Mathias Pérez

Arnaud Le Vac : Ce sont des choix personnels dans la mesure que je ne me vois pas publier ce que je ne lis pas. Je consacre la première partie de la revue Le sac du semeur 1 au poète et critique Marcelin Pleynet, Claude Minière, Pascal Boulanger – et Pierre Nivollet dont vous êtes le premier à me dire que ce dessin du Semeur pourrait être Rimbaud. Il s’agit en effet de rencontres heureuses dans la lecture et dans la vie. J’ai fait ces trois photographies que je publie à la fin de cette partie avec Marcelin Pleynet lors d’une visite au Musée du Louvre en octobre 2010. L’œuvre de Marcelin Pleynet est – comme en témoigne cet extrait de son journal que je publie – ce qu’il appelle un Póntos, une traversée, une navigation risquée. Cette écriture participe d’une individuation à travers l’art et la poésie. Qui aura autant écrit qu’André Breton et Marcelin Pleynet sur l’art et la poésie ? Il y a une présence et une voix très forte dans l’œuvre de Marcelin Pleynet. Se pourrait-il aujourd’hui qu’un lecteur n’écrive pas en vain sur l’œuvre de Lautréamont et de Rimbaud, mais encore sur celle d’Homère ? Les enjeux n’ont d’égale que votre disposition à pouvoir reconnaître l’art et la poésie. Lire et sentir font sans cesse le sujet. C’est l’expérience du monde et des autres, ce qui s’en dégage qui compte. Je suis très heureux de publier La poésie est radicale de Claude Minière et Petites physiques du baiser de Pascal Boulanger. Leur œuvre poétique et critique avec celle de Marcelin Pleynet m’accompagne dans tout ce que je fais. Je me sens très proche de ce qui m’occupe poétiquement en leur consacrant cette première partie. Il y a si je puis dire une certaine logique à l’œuvre. Des lectures et des rencontres qui se croisent et opèrent sur le motif. Je pense que le premier dossier de la revue consacré à Mathias Pérez, dans cette seconde partie de la revue, s’imposait de lui-même. Mathias Pérez a dans tout ce qu’il fait le grand mérite de savoir faire partager cette aventure. L’on retrouve dans la troisième partie de la revue Samuel Dudouit, Sanda Voïca, Didier Ben Loulou, Serge Ritman, Yann Miralles, Brigitte Donat, Cess Nooteboom et Henri Meschonnic. S’il y a un ascendant à l’œuvre autour de Marcelin Pleynet, peut-être en existe-t-il un autour d’Alain Jouffroy. La poésie vous engage dans la vie. Toute rencontre est décisive. Voyez Samuel Dudouit et Sanda Voïca avec Alain Jouffroy. Lisez Voler l’écriture à la mort et Je suis ici. Tout cela m’intéresse beaucoup. C’est toujours situé si vous voulez. D’où venez-vous ? D’où parlez-vous ? Qu’est-ce qui tout à coup vous pousse à prendre la parole ? Je vois cela très précisément à l’œuvre dans les photographies de Didier Ben Loulou. Voyez ces ombres d’enfants s’étendre à l’infini et vous comprendrez d’un coup d’œil ce que peut être dans ce monde une vie. C’est tout à fait considérable. L’obscur travaille ma lumière comme a dit Henri Meschonnic. L’on pourrait encore évoquer ici un ascendant autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, avec l’activité poétique et critique de Serge Ritman et de Yann Miralles. Sortir de la phénoménologie, de l’existentialisme et du structuralisme, demande de reconnaître le sujet en tant qu’activité du poème comme l’invite à le penser Henri Meschonnic. Cela s’entend avec les couleurs de ta main de Serge Ritman et Méditerranée romance (mouvement 3) de Yann Miralles. Je pense qu’il n’y a pas de prosodie personnelle sans passer par sa propre critique de la poésie. Lisez Anamnèse, extrait de L’espace d’un pas de Brigitte Donat. Voyez encore le poète Cess Nooteboom dont je viens de publier un choix de poèmes de son livre Le visage de l’œil sous le titre Contemporains. Ce rapport aux contemporains ne va jamais de soi. Henri Meschonnic dans son intervention Être Hugo aujourd’hui ne parle pas par hasard d’utopie et de prophétie, de pensée comme dissidence, où le politique peut être pensé dans et par le poème. Je termine cette troisième partie en publiant La pensée comme dissidence d’Henri Meschonnic. Hugo, en tant que poète et penseur, ne cesse d’agir en ce début de XXIe siècle.

La Cause Littéraire : Vous donnez dans ce sac du semeur grande place au peintre Mathias Pérez, en reproduisant des œuvres et en laissant place à la parole, au langage, le sien et celui de ceux qui écrivent sur lui, avec une attaque – qui n’aurait pas déplu à André Breton : « Les patrons de l’art contemporain (qui n’ont de goût que pour les pompiers du concept) refusent l’espace dont s’épaissit la couleur et lui interdisent donc de respirer en nous » – vous reprenez à votre compte cette saillie ?

Arnaud Le Vac : Mathias Pérez est un artiste qui s’est toujours donné la liberté de vivre et de penser ce qu’il fait. Son art ne dépend pas plus des patrons que des politiques de l’art contemporain. Cette saillie envers cet aménagement de l’art contemporain est tout à fait située. Il s’agit d’un problème d’espace pour pouvoir exposer son travail et de rapport à l’art et à son œuvre que pose Mathias Pérez. L’art et la poésie partagent le même combat. Les Éditions Carte Blanche qu’a fondées Mathias Pérez participent de cette aventure. André Breton à Paris et à New-York s’est toujours battu pour cela. Le combat et l’aventure continuent aujourd’hui avec Mathias Pérez. La revue Fusées en choisissant Fusées pour titre ne démérite pas de la modernité et de son rapport au langage. Ce dossier que je publie avec Mathias Pérez permet d’entendre et de voir l’œuvre de Mathias Pérez dans son activité de création. Les écrits de Bernard Noël, de Claude Minière, de Christian Prigent et de Mathias Pérez ne cessent de traverser ce jeu de correspondance. Ce que peuvent l’art et la poésie nul ne le sait d’avance. C’est une porte ouverte sur l’inconnu. Voyez cette Mère à l’Enfant ou cet Hommage à Van Gogh dans Un trajet qui avance. Cette photo d’Olivier Verley de Mathias Pérez debout en son atelier dans Volte-face. Que l’on parle de peinture ou de poésie, c’est avant tout l’activité du sujet qui compte. « Pas d’ailes, pas de cœur, pas de sexe, juste quelques idées vite transformées en choses », dit Mathias Pérez. Cette controverse est une critique qui vaut autant pour l’art que pour la poésie.

La Cause Littéraire : Le sac du semeur vous pousse à aller ailleurs, poésies en devenir, roman, critiques, éditions, quel est, si je puis dire, votre programme futur ?

Arnaud Le Vac : Le programme futur reste le même : publier ou republier ce qui mérite de l’être. Cela peut être vu comme un programme, mais seulement après-coup. Il s’agit chemin faisant de m’en tenir à ce que j’appelle L’irréductible avenir. Qui se veut à la fois une déclaration et un éditorial publiés sur le site de la revue le 8 février 2016 – cent ans jour pour jour de la création du mot dada dans un café à Zurich. Si Tristan Tzara a assisté à la suppression de la vie des Balkans, j’assiste aujourd’hui à la suppression de la vie de l’espace Syro-Irakien. C’est en convoquant un sujet éthique, poétique et politique dans ce qui pourrait être ce fameux Ego ergo ego de Hugo – Je, donc Je – que je reprends en quatrième de couverture, qu’il me semble envisageable de consacrer du temps à une revue et à l’écriture. La publication numérique de la revue en page world wide web et en portable document format et livret A5 à imprimer soi-même sur une vingtaine de feuilles A4 correspond à cette attente. Je reste persuadé qu’il importe de publier et de republier des œuvres qui soient capables de réinventer dans la continuité de la vie et du langage notre rapport entre la poésie et la vie. Que ce soit par l’intermédiaire d’une revue avec ou sans collection(s). C’est ce point de vue à la fois théorique, critique et poétique que je défends dans la revue numérique et gratuite le sac du semeur.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/rencontre-avec-l-ecrivain-editeur-arnaud-le-vac-par-philippe-chauche


vendredi 4 novembre 2016

André Malraux dans La Cause Littéraire



 « Tchen regarda l’heure. Dans ce magasin d’horloger, trente pendules au moins, remontées ou arrêtées, indiquaient des heures différentes. Des salves précipitées se rejoignirent en avalanche. Tchen hésita à regarder au-dehors ; il ne pouvait détacher ses yeux de cet univers de mouvements d’horlogerie impassibles à la révolution » (La Condition humaine).
 
Malraux, forcément : écrivain (1) ! Qui pourrait en douter ? Et si le doute s’insinue, l’escapade dans cet opus que lui consacre La Pléiade permet de lever toute hésitation. Ecrivain aventurier, sensible aux frissons du temps et de son temps, aux révoltes, aux révolutions, à sa place dans l’histoire, à l’histoire qui s’écrit et qu’il est aussi en train d’écrire.
 
Malraux écrit, voyage, dérobe quelques sculptures dans un temple au Cambodge, rencontre Trotski – autre écrivain aventurier –, ne cesse d’écrire et de voyager, entre chez Gallimard, croise Gorki, l’Espagne est en guerre et ce sera L’Espoir, histoire de mettre quelques théories en pratique. Puis l’aventure se poursuit aux côtés d’une autre légende (2) dont il devient ministre. Malraux forcément politique et écrivain de l’art, qu’il ne cesse d’embrasser – Tout art est une leçon pour ses dieux –, qu’il ne cesse d’interroger – Je comprenais mal « ce que cela voulait dire », mais très bien que cela entrait mystérieusement dans ma vie. Pour le vérifier il y aura Le Musée Imaginaire, des musées réels qu’il inaugurera, des expositions qu’il traversera en conquérant. Suivez son regard, le mouvement de son visage et de ses mains, vous y verrez ceux d’un peintre au travail. Malraux fait de sa vie un musée, mais un musée en mouvement permanent, où les hommes et les œuvres entrent et sortent selon leur bon vouloir et le sien, musée aventurier, qui s’écrit et se renouvelle en permanence. Malraux forcément : écrivain d’art, on peut penser que les peintres attendaient qu’il ouvre sa bibliothèque sacrée, son musée imaginaire à leurs dessins, à leurs sculptures et à leurs toiles, les anciens et les modernes lui en sont à jamais reconnaissants.
 
 
 
« Il a trouvé le style de son drame, il ne fait qu’en pressentir l’écriture. Ses sujets ont été des moyens d’expression, mais parce qu’ils ont trouvé leur style. Il sait bien, s’il veut des fantômes, que le génie c’est de faire un fantôme du plus simple visage » (Le Triangle noir, Goya en noir et blanc).
 
Malraux écrit sa vie et le siècle qu’il traverse entre le réel et l’irréel (3), dans le doute et le trouble. Malraux, l’écrivain des éclats, des amitiés, celles des peintres et des écrivains, l’homme des expériences, et des virtualités – assez significatives cependant pour qu’il ne résiste pas à la tentation de donner ce virtuel pour du vécu. T.E. Lawrence qu’il n’a pas connu, a trop compté pour lui, à travers Les Sept Piliers de la sagesse, pour ne pas figurer dans Le Miroir sous forme d’une véritable rencontre (4) –, des désirs d’inventer et de montrer, d’écrire et de romancer. Si Malraux a inventé Malraux, c’est avec style, et quel style ! Il chevauche la langue française comme Homère le faisait du grec. L’aventure romanesque est une affaire trop sérieuse pour ne pas la laisser aux écrivains aventuriers. L’aventure de l’art s’ouvre sous son regard et son regard écrit. Sa phrase s’envole comme les volutes qui s’élèvent de son éternelle cigarette.
 
« Il y a un monde de la peinture de Braque autant de la musique, autant que de la peinture d’Angelico. Moins le Christ ? Le Dieu du Musée Imaginaire, c’est l’Inconnaissable ; et d’abord la lutte contre la mort » (Inauguration de l’exposition « André Malraux et le Musée Imaginaire » Fondation Maeght).
 

Malraux : écrivain et donc lecteur précis et attentif de Bernanos, Sartre, Paulhan, Drieu, lecteur de Stendhal et de Flaubert. Instaurant avec les grands artistes un dialogue permanent. Ecoutant leurs voix, souvent la voix porte la pensée et la pensée l’action. Nous avons tous en mémoire son épitaphe à Jean Moulin pour le transfert de ses cendres au Panthéon, la voix comme acte de résistance et comme vérité du roman et du style. Les tons des voix, qu’il souligne dans le Journal d’un curé de campagne, la voix et la pensée permanente de la mort – Goya – qu’il retourne dans ses romans et ses essais, ce sentiment tragique qui ne cesse de le hanter et dont il se défait par ses métamorphoses, et celles de ses personnages. Ses romans et ses essais ne cessent de nous rappeler quel vivant clairvoyant il était.
 
« Les grands artistes ne sont pas tout à fait morts, leurs images non plus. Ces interlocuteurs des hommes disparus le seront aussi des hommes à naître ; Rembrandt, Baudelaire, ont manifestement concouru à créer leur peuple futur » (André Malraux et le Musée Imaginaire).
 
Philippe Chauché
 
(1) Réponse de Malraux à un journaliste énumérant les multiples images qu’on avait de lui dans le public – écrivain, homme d’action, homme politique, ministre, orateur, etc. – la réponse fuse : « Forcément : écrivain », Henri Godard
(2) André Malraux Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Alexandre Duval-Stalla, L’Infini, Gallimard, 2008
(3) André Malraux, La métamorphose des dieuxL’irréel, Gallimard, 1974
(4) Henri Godard

http://www.lacauselitteraire.fr/la-condition-humaine-et-autres-recits-andre-malraux-en-la-pleiade