mercredi 22 juin 2016

Gérard Guégan dans La Cause Littéraire

 
 
« Rappelle-toi avant-hier. Rappelle-toi ta rencontre dans le parc Monceau avec ce journaliste de Je suis partout passé à la Résistance du jour où les chars de Leclerc ont franchi la porte d’Orléans.
Tu as pourtant cru que ça y était
Le regard qu’il ta jeté valait une salve ».
 
Tout à une fin, Drieu est un livre qui claque comme une salve d’arme automatique, une fable qui vous saisit comme un regard d’acier, et vous fige comme un uppercut. Ce pourrait être les derniers jours de l’auteur de Gilles, de Feu Follet, mais aussi d’Une femme à sa fenêtre, ces romans d’une génération et de quelques essais pamphlétaires dont il ne reste qu’un vague souvenir. Drieu face à son double, ce narrateur, qui ne lui pardonne rien, qui le suit comme son ombre, l’interpelle, le questionne, l’invite au souvenir, à ces zones d’ombres anciennes ou plus récentes, à la guerre comme à la collaboration. Mais Drieu est autre, plus complexe, sa palette de noirs s’invite lumineusement dans ce petit livre racé qui s’ouvre sur cet homme pressé que le destin va rattraper.
 
« En tout cas, à cause de ce que j’ai pu observer, disons à cause de tes idées noires, j’ai pensé à ce que tu pourrais faire graver sur ta pierre tombale. J’ai deux inscriptions à te proposer, et toutes les deux à mon avis te définissent le mieux du monde.
A toi de choisir.
Dans le genre cynico-romantique, je te suggère : « Plus on l’aimait, plus il se haïssait ».
 
Tout à une fin, Drieu est un grand roman qui se fait passer pour une fable, ou une saisissante fable qui se glisse sans en avoir l’air dans la peau d’un roman d’aventure, et quelle aventure ! Drieu se montre, il sait que tout cela ne durera point, que son passé lui colle à la peau, l’occupation, l’allégeance à Vichy, l’antisémitisme, de bien mauvaises fréquentations. Il sait que le temps est venu des règlements de compte, mais il a l’air de ne pas prendre tout cela au sérieux, sauf à penser qu’il se jette dans les griffes de ses exécuteurs sans remords, avec même une certaine fatalité. Si la mort rode, accueillons-là les bras ouverts, semble-t-il penser.
 
« Au même moment et dans la même ville, mais Drieu et le professeur l’ignorent, un résistant, grand lecteur de Stendhal et d’Hemingway, assis lui aussi à une table du bistrot note sur un carnet quelques-unes des réflexions dont il compte faire bientôt la matière d’un libelle sur la singularité d’être français».
 
Drieu va tomber, et c’est un prénom qui va tout déclencher, Gilles, lancé dans rue, signe sonore de l’enlèvement, le Gilles devient sa perte. Un procès clandestin s’ouvre alors, sous l’œil de feu d’Héloïse –Tu avais cru échapper à un procès, et sans doute allais-tu y échapper car, hormis nous, les communistes, tout le monde est désormais d’accord pour passer l’éponge –, qui devient procureur, de Rodrigue, de Maréchal – C’est à cause de Gilles que Drieu s’est piégé. Il l’avait créé en songeant à lui-même et, par un contrecoup inexplicable, il est devenu le jouet de sa création, sinon il aurait rejoint de Gaulle – et Marat, résistant, lecteur de Drieu – Nous avions un combat à mener. Vous aussi à bien y regarder… Et chacun, dans son camp, l’a mené à sa façon. Et bien, mettons tout à plat et tranchons –, on s’imagine dans un film de Melville, mêmes tensions, même rigueur, force des regards et des mots, le passé fait vibrer le présent et éclaire l’avenir qui ne sera pas radieux.
 
« Quelle ironie du sort ! Drieu, qui s’était imaginé finir dans la peau d’un stalinien, est en train de se voir appliquer le plus stalinien des traitements.
Il en est conscient et se blâme d’avoir pu croire que lui serait épargnée la chanson des sans-cœur. Et bien non, ce sera comme toujours Vae victis Malheur aux vaincus ! »
 
Tout à une fin, Drieu est une fable romanesque, qui place Pierre Drieu la Rochelle face à l’Histoire, à son histoire qui n’est pas une fable, face à ses mots et à ses actes, en des temps où comme jamais les mots devaient être pesés avant d’être dits ou écrits. Gérard Guégan se saisit des derniers instants de Drieu, derniers jours imaginés, avant qu’il ne mette fin à ses jours, pour s’y glisser, et y glisser son double. Cette parole qui ne cesse de l’interpeller, de lui rappeler ces phrases qui l’accusent – Ah oui, je me souviens, tu avais qualifié le climat qui régnait à Dachau de « franche sévérité » ! Mais ça veut dire quoi « franche sévérité » dans un camp de concentration ? –, le condamnent, lui imposent d’en finir. Dernières heures sous les yeux des résistants qui le jugent, le mettent face à son propre jugement, sa sévérité.
 
Cette fable n’est pas un roman à charge, un règlement de compte, c’est un saisissement romanesque, un lumineux petit livre où chaque mot, chaque phrase est pesée, pensée, tombe comme un couperet.Tout à une fin, Drieu est un roman follement politique, qui ne cesse de tourner dans la nuit française, où un écrivain dandy et séducteur se brûle les ailes avant de définitivement s’endormir.


Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/tout-a-une-fin-drieu-gerard-guegan-2


mardi 14 juin 2016

Les Clochards Célestes de Thomas Vinau dans La Cause Littéraire



« Charles Bukowski : Le vieux Buk est né en 1920 et il était déjà vieux. Le vieux Buk est mort en 1994 flétri comme un bébé juteux. Le vieux Buk est le fils unique de l’Amérique »
« Albert Cossery : Albert Cossery pratique la paresse (tout comme Perros) comme un art martial. Celui de la contemplation séditieuse »
« Michel Simon : Accusé d’être juif pendant l’Occupation, d’être collabo à la Libération, d’être agent soviétique ensuite. Une tête à se prendre des gnons. Il est le poupon tordu qui fait tapiner la tendresse »
 
L’art de l’esquisse et du portrait éclate à chaque ligne des 76 Clochards célestes ou presque. Chaque mot y est pesé. Chaque miniature brossée avec finesse et justesse, les mots dévoilent, les phrases soulignent, éclairent ces croquis savants et savoureux. C’est l’art bref du regard porté sur Antoine d’Agata, Nicolas Bouvier – Il se sert de ses chaussures pour écrire. La rosée est son encre –, et Blaise Cendrars, Billie Holiday, et Georges Perros – Notes et poèmes, petites choses de rien, aiguisés et pointus, ses mots sont tout ce qui résiste au toc et à l’insignifiance (c’est aussi ce qui pourrait être écrit à propos de Thomas Vinau), ou encore Elliot Smith et Lester Young.
 
« Pierre Autin-Grenier : Cher monsieur Autin-Grenier, vous faites partie de ceux qui m’ont donné envie d’écrire, donc de voir, donc d’apprendre, donc d’en rire, donc de vivre »
« Chet Baker : Chet Baker aimait le “prez” Lester Young, les grosses voitures américaines, les femmes de tous les pays et les chansons d’amour »
« Kobayashi Issa : Connaît le froid et la faim. Une existence de sandales et de crâne rasé. Une vie de timbale à manger les plantes des fossés »
 
Ces clochards célestes qui peuplent l’univers et l’imaginaire de Thomas Vinau, sont écrivains, poètes, aventuriers, buveurs, vagabonds, musiciens. Ils sont, ou se donnent des allures de mauvais garçons, ils titubent, certains boivent beaucoup, d’autres se murent dans de vertigineux silences. Ils sont connus ou ignorés, beaucoup ont déposé les armes, d’autres sans avoir l’âge de raison, donnent parfois de leurs nouvelles, dont l’auteur fait son miel. Ils vivent au bord de la littérature, comme l’on vit au-dessous d’un volcan, au raz de la poésie. Ils font souvent un pas de côté, esquissent une danse, inventent une chanson mélancolique, se moquent du présent, comme de l’avenir. Ils vivent l’instant, même s’il ne leur fait pas de cadeau. Ces clochards éclopés cultivent pour certains l’art de la chute, ils dérivent, délirent, doutent, slaloment entre mille écueils, se laissent parfois submerger, coulent et d’un ultime coup de rein revoient le ciel. Ils n’en tirent aucune gloire, la seule dont ils peuvent se prévaloir, c’est le style, ce passeport littéraire et musical. Un style porté par Thomas Vinau, un autre styliste.
 
« Mario Rigoni Stern : Mario Rigoni Stern est la goutte glacée qui capture la lumière au bout des serres d’un rapace »
« Jules Renard : Le ciel lui aura enseigné à nuancer ses grisailles »
« Elsa von Freytag-Loringhoven : La baronne est naturellement dada. La baronne est toujours ce qu’il y a de plus dada. Elle devient leur égérie internationale »
 
Thomas Vinau, en styliste amusé, brosse en quelques phrases courtes et musclées ces portraits de joyeux décalés, de « déjantés » cocasses, de clowns désespérés, d’éphémères écrivains à la plume d’argile. Pour qu’ils soient provisoirement complets, il conviendrait d’y ajouter le portrait de l’auteur, Thomas Vinau : Connu dans le Luberon pour escapades dans la forêt des Cèdres, dont il ramène toujours quelques petits contes à dormir debout. Surnommé le furet des lettres, s’il est passé par ici, il repassera par là, et par la case talent. Apprécié pour son caractère joueur et curieux, il est désormais barbu comme le capitaine Haddock et tout aussi piquant. Il a toujours un ou deux livres d’avance sur son lecteur le plus scrupuleux.
 
Philippe Chauché
 
 

dimanche 12 juin 2016

Vadim dans La Cause Littéraire

 
 
 
« Ça commence par un adieu. À la légèreté, au dilettantisme, à l’élégance par-dessus la jambe. Un enterrement et, en larmes derrière leurs lunettes fumées, des femmes. Les siennes. L’homme qui aimait les femmes, c’est lui : Roger Vadim ».
 
Vadim, le nom seul est déjà roman. Et quel roman ! Un roman cinématographié. Un roman très français et qui flirte parfois avec les Amériques. Premier acte : Et Dieu… créa la femme, clap de fin : And God Created Woman. Plus de trente ans séparent les deux films, Vadim a fait le grand écart, les studios ont des raisons que les artistes ignorent. Vadim un playboy français est le roman de cette aventure, de cette vie virevoltante, soyeuse, joyeuse et par instant rugueuse, où l’on croise Brigitte Bardot – De toutes les armes que nous offre la vie quotidienne pour régler ses comptes à la sottise, la jeunesse et l’impudeur d’une femme sont les plus douces* –, Saint-Germain-des-Prés, Maurice Ronet – Ronet se lance dans le cinéma par désœuvrement. Il faut bien s’occuper, gagner sa vie sans trop se fouler, Paul Gégauff, Saint-Tropez, mais aussi Françoise Sagan, Roger Vailland, Catherine Deneuve ou encore Thelonious Monk.
 
Si la vie est un roman, la vie de Vadim est un film. Alors, soyons légers, misons sur la beauté, la souplesse, l’élégance, jouons, dansons, oublions les dettes et les insultes, écrivons, comme si la vie était beaucoup trop sérieuse pour que nous la prenions vraiment au sérieux.
 
« Revoir Et Dieu… créa la femme. Et relire Bonjour tristesse, autre diablerie tropézienne. Deux parures assorties… (Mais) Sagan vise juste. Le film de Vadim prolonge l’écho du roman. Nous voilà bien, dans la peau d’un gandin, au milieu des années 50, hésitant entre Cécile qui de l’amour ne connaissait que des rendez-vous, des baisers et des lassitudes, et Juliette. Nous ne choisissons pas. Nous retrouvons les deux, sur une plage ou en terrasse. Nos déjeuners de soleil ».
 
Vadim un playboy français est un roman enchanté où parfois se glissent quelques esquisses de désenchantement, un rien de mélancolie, comme dans une chanson de Françoise Hardy. Vadim est le roman d’un playboy. Et Arnaud Le Guern qui déteste le blabla et le chichi**, sait qu’il convient d’être bref, net et précis. Les phrases, ces esquisses vivantes du roman en mouvement, doivent claquer, comme les claps sur un tournage. Alors, moteur : C’est acquis. BB est une étoile danseuse, ou encoreVadim a failli gagner sa place au paradis des cinéphiles, et plus loin, Saint-Tropez hors saison : le bonheur, et puis, Ne pas s’attarder. Vadim est sur un autre tournage. Arnaud Le Guern sait son Vadim sur le bout des lèvres, et l’écrire semble être un jeu d’enfant, un enfant qui prend parti. Il défend le cinéaste, tout en passant vite sur ses échecs, ses nanars, ce que d’ailleurs ne manquait pas de faire le cinéaste. Il braque ses phrases en éclairagiste doué, sur les scènes de la vie de Vadim, son théâtre amusé, ses passions, ses raisons, ses doutes discrets, ses retraits, ses douleurs sagement dissimulées, ses échecs et ses joies. Vadim un playboy français, en 24 phrases-seconde.
 
 
 
« La dernière image de La Curée bouleverse. Jane est seule dans une pièce de l’hôtel particulier de Saccard. Ses cheveux courts et mouillés. Son visage en larmes. Lui parviennent les bruits de la fête. Maxime et Anne célèbrent leurs fiançailles. On se dit, en fixant Jane, qu’on aimerait qu’un film aujourd’hui soit aussi mélancolique et beau qu’un Vadim cuvée 66 ».
 
Vadim un playboy français plonge et nous plonge dans les films de Vadim, y vagabonde, saisit une image, un visage, un regard, quelques mots. C’est un pays qui s’invite, des villes, des plages, des rues, les années 50 et leurs voisines, des étoiles naissent sous son œil, la pellicule révèle leurs corps et leurs visages, les répliques s’impriment et avec elles, les jupes et les robes dansent, comme les titres de ses films, Et Dieu… bien sûr, mais aussi, Les Liaisons dangereusesLe Repos du guerrierLa Ronde, et de ses livres, de Mémoires du diable, au Goût du bonheur. Vadim ou le Goût du Bonheur, tout un roman. Et quel roman !
 
 
Philippe Chauché
 
* François Nourissier
** Frédéric Schiffter


http://www.lacauselitteraire.fr/vadim-un-playboy-francais-arnaud-le-guern


samedi 4 juin 2016

Bruno Fern dans La Cause Littéraire




« Aboli bibelot d’inanité sonore », Mallarmé
 
« Ferai un vers de pur néant », Guillaume d’Aquitaine
 
 
L’air de rin est né de deux vers, l’un pour 132 variations et l’autre en offrant 66, pour de courts aphorismes, des vers chantants, surprenants et plaisants, des vers inspirés, des variations chaotiques et réjouissantes, et le tout en musique, les deux vers n’en manquent pas, et Bruno Fern se les approprie pour les faire chanter à son tour.
 
« Le temps – Aplanit les lolos, racornit les pectors ».
« Pragmatique – A poli son topo, formaté tout confort ».
« Angélique – Fouirai l’éther en voletant ».
« Comédien – Feindrai de faire tout en faisant ».
 
Bruno Fern, l’air de rien, offre là un petit diamant aux 198 éclats, des faces qu’il a polies avec l’attention d’un diamantaire. Il pratique l’art du bref et de ses éclats, pour cela il faut non seulement en savoir beaucoup sur la musique des mots de Mallarmé et de Guillaume d’Aquitaine, pour s’en inspirer, pour livrer ces courtes phrases, ces thèmes, ces ritournelles poétiques, ces flèches et ces pointes.
 
« Private Beach – A l’abri des prolos, distingués de la dorent ».
« Stoïque – Amollit le mélo – dramatiser, c’est mort ».
« Anxieux – Flipperai sévère rien qu’en vivant ».
« Esprit pratique – Flanquerai la mer dans l’océan ».
 
L’air de rin joue sur les mots et se joue voluptueusement des situations les plus incongrues, il claque des doigts et elles apparaissent. Un mot, un verbe enclenchent la machine à fictions et à frictions. Aboli, fait naître A failli, mais aussi Acabit, ou encore Alibi, et A blanchi, ou Ahuri et A minuit, et pour que le mot, pour que le verbe fasse l’affaire, il doit faire naître cette microscopique fiction, cette histoire née dans une éprouvette. L’air de rin joue à la roulette russe avec la poésie, chevauche le hasard pour faire apparaître des histoires pour de rire, un verbe au pinacle, Ferai, et Allons-y Alonzo dynamiter l’décor, ce qui donne au petit bonheur la chance, une chance particulièrement maîtrisée,FleureraiFeuilleraiFâcheraiFesserai, et Flatterai. On grappille, on goûte, on hume ces phrases avec délectation, ce n’est plus un livre, c’est un caveau vigneron d’où jaillissent mille senteurs d’automne.
 
« Narcissique – A pratiquer l’égo l’altérité s’essore ».
« Veinard – A bibi à l’hosto vue du côté du port ! »
« Colosse – Fendrai la pierre en éternuant ».
« Explorateur – Flécherai déserts et océans ».
 
L’air de rin est un petit livre rieur, rageur, rugueux et riche d’humeurs, écrit sous la protection de l’OuLiPo, de savants et savoureux amateurs de contraintes littéraires, où chaque phrase est un roman en devenir, et au devenir perturbé. En trois ou quatre mots, Bruno Fern chevauche la poésie comme Guillaume le troubadour, ses chansons d’amour.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/l-air-de-rin-bruno-fern