jeudi 31 mars 2011

Visages du Roman (13)



Il se penche sur ce " Dictionnaire de l'amour ", et ces " Immoralités ", lus à la fin du siècle passé - il en va finalement des siècles comme de l'heure d'été, note-t-il, on avance pour faire croire que l'on s'accorde à un temps nouveau - mettrons-nous nos montres à l'heure d'été avant d'être mis en bière ? -, agréable surprise, le petit livre n'a pas pris une ride, toujours aussi acide, pointu et perçant, comme une flèche qui a quelques heures séjourné dans le curare avant de toucher sa cible.
Je ne vise bien que ma propre déchéance, sans épargner celle tout aussi amusante de mes contemporains, note-t-il. Écrire : dilettante suprême.

" Accord : Savoir être en parfait désaccord avec soi-même. " (1)

" Autarcie : On n'est jamais si bien desservi que par soi-même. " (1)

" Avant-Garde : D'avant-garde, beaucoup le sont, mais au sens où le rot est l'avant-garde de la digestion. . " (1)



Visages du Roman, cherchez le malfaiteur, disent certains !
Il se dit, que la moraline devrait porter l'auteur et son livre devant la justice, pour une certaine méchanceté, un mauvais esprit, un humour mal venu, et une désespérance amoureuse, amusée et vagabonde.

" Tomber : La langue dit juste : on " tombe " amoureux. C'est une chute. Le travail du deuil commence. ( Car cela a beau se faire au ralenti, comme dans les rêves, il faudra bien arriver au sol et s'écraser. ) " (1)

" Séduire : Séduire quelqu'un d'inconnu : travail surhumain. Est-il même sûr que cela se puisse vraiment ? On ne séduit pas, c'est l'autre qui vient à vous. La littérature dit le contraire ? Ne pas oublier qu'elle est le lieu des fantasmes, pas des faits. Valmont et Merteuil n'existent peut-être que dans l'imagination ( c'est-à-dire la frustration ) de Laclos. La littérature, c'est Les Liaisons dangereuses ; la réalité, c'est Houellebecq. " (1)

" Ridicules : L'amour-passion ne laisse le chois qu'entre deux ridicules : le ridicule d'être trompé et le ridicule d'être jaloux. J'oubliais le cas où les deux se conjuguent - qui est le meilleur, car au moins on n'est pas anxieux pour rien. Plutôt être amer à bon droit que cocu imaginaire. " (1)

" Grippe : L'amour n'est qu'une grippe de l'âme - mais catégorie grippe " espagnole ". " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Immoralités / Dictionnaire de l'amour / Dominique Noguez / L'Infini / Gallimard / 1999

Visages du Roman (12)



" L'amour naît du désir de rendre éternel ce qui est passager. " (1)

Ramón tout un Roman, note-t-il, un très très court roman permanent dans ses Greguerías, deux mots, trois, une phrase, cela suffit pense-t-il, il y a là un amusement détaché, un comportement.

" C'est en mourant que nous nous rappelons que nous sommes déjà morts une première fois à la naissance. " (1)

" Face au " moi " et au " surmoi " il y a le " qu'est-ce que j'en sais moi ! " (1)

" Les hirondelles retournent à leur nid avant qu'il ne fasse nuit noire : l'idée qu'on puisse le confondre avec les chauves-souris les révulse. " (1)

Ramón tout un Roman du saisissement, et il n'est pas interdit de penser, note-t-il, que tout cela ne pouvait être écrit que par un dandy madrilène, habitué du Rastro et du café Pombo, où avec quelques amis élégants il se joue des mots et des phrases comme en son temps les toreros se jouaient de toros.
Ses phrases sont des passes de poitrine données au Temps qui font sourire les hirondelles.



à suivre

Philippe Chauché

(1) Greguerias / Ramón Gómez de la Serna / traduc. Jean-François Carcelen et Georges Tyras / Editions Cent Pages / 2005

mercredi 30 mars 2011

Visages du Roman (11)



" - Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près. " (1)

Il lit dans les lignes, dans leur mouvement, au plus près de la phrase, des envolées du corps enfin visible et jouant de sa " liberté libre ", il lit et écrit en écoutant les Cantates - 28 / 68 / 85 / 175 / 183 - de Johann Sebastian Bach sous l'oeil et les bras de l'admirable Massaki Suzuki (6), ( les musiciens ont-ils été emportés par les secousses de la Terre et les déferlements de l'Océan ? ) c'est l'écrivain de l'occasion, pense-t-il, et c'est pour le moins réjouissant, et fort loin du recueillement blême des " têtes molles ".

"... Je te parlerais dans ta bouche ;
J'irais, pressant
Ton corps, comme une enfant qu'on couche,
Ivre de sang

Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlant une langue fraîche...
Tiens !... - que tu sais...

Nos grands bois sentiraient la sève
Et le soleil
Sablerait d'or fin leur grand rêve
Vert et vermeil. " (2)

Il poursuit ce cheminement sacré et joyeux :

" ... Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir. " (3)

" J'ai embrassé l'aube d'été...
J'ai marché, réveillant les haleines vives
et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes
se levèrent sans bruit. " (4)



Il écrit, Rimbaud au coeur des situations, peu d'alliances, sauf avec Isabelle - on le comprend - mais un perpétuel mouvement vers l'occasion.
Ce n'est jamais l'écriture ou la vie, mais la vie, l'écriture viendra si elle doit venir.
Point de politique au sens que veut lui donner cette fin du 18° siècle, la Commune ? faut voir ! c'est vu, passons à autre chose.
Verlaine ? un Temps, puis oublions le pleurnicheur et son petit roman familial.
La poésie ? à Paris et à Aden, même occasion, marchand de vers et marchand d'armes ? Non ? et oui ! Certains l'ont saisi, d'autres non, question d'oreille et de situation :

" C'est le repos éclairé, ni fièvre, ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Etait-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit. " (5)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Poésies / Première soirée / Arthur Rimbaud / Oeuvres complètes / Édition d'Antoine Adam / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard / 1972
(2) Poésies / Les reparties de Nina / d°
(3) Poésies / Le bateau ivre / d°
(4) Illuminations / Aube / d°
(5) Illuminations / Veillées / d°
(6) Vol. 39 / Bis-SACD-1641 / 2010

lundi 28 mars 2011

Visages du Roman (10)



Visage du Roman, mouvement du dieu Kairos, c'est ce qu'il lit dans le petit livre (1), le dieu de l'occasion, " Il faut traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l'occasion " - Baltasar Gracian -, dieu aux talons ailés, qui surgit dans et comme le roman, et, ajoute-t-il d'où surgit le roman.
Le roman doit danser comme le dieu grec sur ses talons ailés, une autre façon de vivre l'amour, et donc son roman permanent. Toute envolée amoureuse est un roman vécu, toute envolée vers l'autre est une envolée vers le connu, l'inconnu et le deviné.

Lisons, volons :

" En m'installant dans le wagon presque vide, tout à l'heure, à droite - c'est-à-dire à l'ouest, là où le soleil à peine levé ne risquait pas de m'éblouir -, j'ai senti que cette ivresse joyeuse qui ne me quittait pas depuis que j'étais arrivé à la gare était de nature nouvelle. " (1)
" Le moment opportun et fuyant, c'est cela, Kairos. Je vous le décrirai, peut-être même irons-nous un jour jusqu'à Trogir, en Croatie, voir sa représentation la plus ancienne, ce n'est pas celui de Lysippe, tant pis, mais il lui ressemble. Connaissez-vous ses qualités ? Jeunesse, beauté, légèreté, vivacité, équilibre. Kairos a les pieds ailés. " (1)



Il convient parfois, pour bien écrire, pense-t-il, d'avoir la plume ailée, d'être protégée de Kairos, c'est ici, à ma belle surprise, le cas de l'écrivain, Kairos délivre sur l'instant de la douleur, et fait un temps oublier la chute.

Ce petit livre traverse le Temps pour saisir le centre de l'occasion, dans un train qui conduit la naratrice vers l'homme désiré. Le Temps, ajoute-t-il, appartient à ce savoir du mouvement permanent de l'écriture.

" Souvenez-vous, Zarathoustra, le convalescent : " Comme il est charmant que les mots et les sons existent ! " (1)
" Il est précisément midi dix dans ce train arrêté, l'heure où Zarathoustra le danseur, allongé dans l'herbe au pied d'un arbre, s'écrie dans le plus grand silence : " Le monde ne vient-il pas d'être parfait ? " (1)
" Pendant quelques secondes, vous ne vouliez plus renoncer à ce que vous aviez un jour appelé " la fantaisie de vous " - " fantaisie " qui n'avait rien de capricieux ni de fantasque sous votre plume, mais remontait à la racine de phantasia - à cette image qui s'offre à l'esprit. " (1)

Il se dit que finalement les livres qu'il lit en ces Temps sont des fantaisies joyeuses et mélancoliques, qui tournoient comme Kairos dans le ciel d'un Temps retourné.

à suivre

Philippe Chauché

(1) L'occasion fugitive / Béatrice Commengé / Éditions Léo Scheer / 2011

vendredi 25 mars 2011

Visages du Roman (9)



8 avril 1911 Răşinari en Roumanie, 8 avril 2011 Avignon en France, un siècle nous sépare, note-t-il, c'est à dire un jour, une heure, une seconde ; une autre manière de concevoir le Temps et son Mouvement.

Il a, ajoute-t-il, toujours un oeil sur E. M. Cioran, mais un seul, l'autre, si nous partons du principe que nous en possédons deux - ce qui est encore à prouver, non pas scientifiquement mais sentimentalement, a en ces jours tendance à se consacrer au bleu du ciel.

Ouvrir les Cahiers (1) c'est se plonger dans l'écriture et la pensée en marge des oeuvres, à entendre dans les marges du livre qui s'écrit, dans cet espace blanc et étroit, où l'on glisse remarques et anathèmes, exercice pour le moins périlleux :
Premier Cahier, premières phrases, datées du 26 juin 1957 :
" Lu un livre sur la chute de Constantinople. Je suis tombé avec la ville. " (1)
Dernier Cahier, dernière phrase du 14 novembre 1972 :
" Sans l'idée d'un univers raté, le spectacle de l'injustice sous tous les régimes conduirait même un indifférent à la camisole de force. " (1)

Il se souvient, d'une phrase lancée comme un verdict définitif, par une femme qui ne fréquentait que les falaises - à la voir un peu et à la connaître vaguement cette pratique quotidienne de la tentation du vide m'était inconnue, je l'ai découverte, en lisant un jour l'un de ses cahiers qu'elle m'offrit, avec comme envoie : " à vous, pour agrémenter vos siestes amoureuses " - lorsqu'elle déposa à son chevet le livre (1) : " vous prendrez bien, un soupçon de ciguë avant de vous endormir ! "
" Que serais-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer. " (1) - 20 février 1958.

Cahiers et non Journal, il pense, aux cahiers de musique, la musique jamais absente des Cahiers, boussole - petite boite - qui indique le sublime :

" Le Messie de Händel. - il faut que le paradis soit, ou du moins qu'il ait existé - autrement à quoi rime tant de sublime ? " (1) - 30 mars 1959



Il se souvient aussi d'avoir lu quelques aphorismes du roumain mal vu, un soir où quelques whisky tourbés comme ses phrases glissaient de bouteilles en verres, lecture jusqu'à plus soif, pense-t-il.

" Divinité de la Prose. " (1)
" La vulgarité est contagieuse, toujours ; la délicatesse, jamais. " (1)
" En France, il suffit d'être insolent pour se faire une réputation d'intelligence et d'esprit.
ou
En France, l'insolence tient lieu d'intelligence et d'esprit. " (1)
" Vivre sur une île exiguë, s'ennuyer et prier, prier et s'ennuyer... " (1)
" J'ai la volupté du trait. C'est ce qui m'attache tant au XVIII° siècle. " (1)
" Réentendu le motet de Bach " Jesu, meine Freude ". Après cela, tout ce qui n'est piété parait inutile et vulgaire. " (1)
" La littérature comme procédé " - titre d'un article dans une revue de jeunes. Que cela en dit long sur le goût de ces émasculés ! " (1)
" En écoulant chez G.M. deux cantates de Bach, exaltation confinant à la félicité. " (1)

Il poursuit sa lecture à saute page comme le mouton des histoires que l'on raconte aux enfants, éclat de rire :
" Depuis le temps que je me ronge, il est étonnant que j'aie encore quoi ronger. " (1)

Et cette question qu'elle me posa un soir :
- Vous avez cher ami d'étranges fréquentations !
- Vous parlez des femmes ou des écrivains ?

Dehors, tumulte de fin de semaine : alcool mal bu, petites pépées mal aimées, vulgarité des pieds à la langue, musique à capuche.
Ici, champagne et Keith Jarret : The Melody At Night With You. (2)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Cahiers / 1957-1972 / Cioran / Gallimard / 1997
(2) Keith Jarret / The Melody At Night With You / ECM 1675 / 1999

jeudi 24 mars 2011

Elisabeth Taylor (2)

" Les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants. "

François René de Chateaubriand




" Le grand art, c'est toujours de l'érotisme camouflé. "

Jacques de Bourbon Busset



" Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. "
William Shakespeare





à suivre

Philippe Chauché

mercredi 23 mars 2011

Elisabeth Taylor





" Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive. "
Michel Eyquiem de Montaigne



Vincente Minelli, Joseph L. Mankiewicz, John Huston, et chauchécrit qui peut mieux dire !

à suivre

Philippe Chauché

mardi 22 mars 2011

Visages du Roman (8)




" L'amour n'a pas de meilleur ministre que l'occasion. "



" Le silence est le sanctuaire de la prudence. "

Il se dit, que seul un siècle éclatant comme de l'or, peut faire trembler celui qui aujourd'hui nous occupe comme une armée de soudards.

Il se dit aussi, qu'il en va du politique comme de l'amour : retrait, discrétion, sagesse, élégance et décision doivent en être les moteurs.
Tout le reste n'est qu'effets du négligé dominant.

Les Masques sont à l'Occasion, ce que le Temps est au Mouvement.

à suivre

Philippe Chauché

lundi 21 mars 2011

L'Arc et la Flèche (13)



" La musique, système d'adieux, évoque une physique dont le point de départ ne serait pas les atomes, mais les larmes. "

Cioran

à suivre

Philippe Chauché

dimanche 20 mars 2011

L'Arc et la Flèche (12)





" User de variations dans l'exécution. Pas toujours le même ton, pour égarer l'attention, surtout de vos rivaux. Pas toujours le premier degré car on en saisira l'uniformité et l'on préviendra et déjouera vos entreprises. Il est aisé de tirer l'oiseau au vol régulier mais non celui qui vole en zigzag. Pas toujours au second degré, car l'on entendra, au second coup, la ruse. La malice est aux aguets ; il faut une grande adresse pour la leurrer. Le bon joueur ne joue jamais la pièce que l'ennemi suppose, encore moins celle qu'il désire. " (1)


" On fait fausse route, par exemple, quand on attribue aux combinaisons stratégiques un pouvoir indépendant des résultats tactiques. On combine les marches et les manoeuvres, on atteint le but fixé, et il n'est pas question d'engagement, d'où l'on conclut qu'il existe des moyens de vaincre l'ennemi sans combat. C'est seulement plus tard que nous pourrons mesurer toute la gravité de cette erreur. " (2)






Toute bonne guerre doit être faite de stratégie, de tactique, de malice, de ruse, de premier et de second degré, ainsi seulement ce qu'ils appellent la paix aura un sens, ceux qui avancent la paix comme seule arme de guerre devraient se souvenir du pacte Vichy / Moscou / Berlin, qui produisit ce que l'on sait !

à suivre

Philippe Chauché


(1) Oraculo Manual / Manuel de poche d'hier pour les hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres / Baltasar Gracian / traduc. Benito Pelegrin / Éditions Libre Hallier / 1978

(2) De la guerre / Carl von Clausewitz / traduc. Denise Naville / Les Editions de Minuit / 1955

samedi 19 mars 2011

Visages du Roman (7)



" Il y a un siècle que je n'ai écrit, c'est que je suis très occupé. J'écris souvent des cinq à six heures de suite chez Z. Hier, chez le duc de Rovigo. Soirée très brillante. Sensation délicieuse, en arrivant, aux Nozze di Figaro, au moment de ce duo si voluptueux dans lequel le comte demande à sa femme la clef du cabinet où Suzanne vient de se renfermer. Mon coeur, ému par la contemplation de la belle gorge de Mme Lacuée et de la belle tête de Mme Pallavicini, boit avec avidité ces sons délicieux. Mes culottes blanches font beaucoup d'effet sur Mme Boucher, cette jolie figure qui fait trop d'impression sur moi. " (1)

" D'évidence ce journal, Roman absolu, doit être lu et relu ", c'est ce qu'il note à la page 1266 de cette nouvelle édition, juste en dessous de l'"Index des noms cités", éprouvé aussi, ajoute-t-il, il faut éprouver les livres, comme d'ailleurs les corps et les voix.

" Il me semble que mon bonheur physique avec Angéline m'a ôté beaucoup de mon imagination. I make that one or two every day, she five, six and sometimes neuf fois. " (2)

Pour contredire l'écrivain, il se dit, que le bonheur physique, qui lui arrivait de ressentir avec telle ou telle femme, ne réduisait en rien son imagination, il pensait même le contraire, ce bonheur physique - relatif d'ailleurs ! - lui en donnait plus qu'il n'en demandait, alors que les dites femmes, en demandaient toujours plus qu'il ne pouvait en donner, et souvent d'ailleurs alors qu'un éclat brillait dans leurs yeux, il les invitait " à passer à autre chose " ! " Et cela vous amuse ? ", lui avait-elle un soir demandé. " Tout autant que la gymnastique nocturne ! " Avait-il répondu, ce qui lui avait valu une volée d'insultes. Il pensa, que décidément, elle manquait d'imagination. Make that one...

à suivre

Philippe Chauché

(1) 27 novembre 1810 / Journal / Stendhal / Gallimard / Folio Classique / 2010
(2) 17 mars 1811 / d°

vendredi 18 mars 2011

Visages du Roman (6)

En refermant le petit livre, il se dit, je connais au moins trois femmes qui ne le liront jamais, ou au mieux vérifieront en le lisant, que décidément, je ne méritais guère leurs attentions, il les entend même maugréer, que les états d'âme d'un quinquagénaire troublé par de jeunes asiatiques, ne peuvent intéresser qu'un autre quinquagénaire pour le moins dérangé, pas étonnant d'ailleurs ajoutera la plus âgée des trois, pas étonnant qu'il porte tant d'attention à la " bouillie " de Houellebecq, cet homme poursuivra la brune, est un pervers qui s'ignore, un réactionnaire douteux, à l'image de son Paul Claudel, qu'il ne cessait de lire lorsque pour mon malheur j'acceptais de partager son lit et sa table, et enfin coup de grâce de la plus agressive des trois drôlesses, cet individu est un macho de la pire espèce, voilà bien, ajoute-t-il, des remarques qui méritent largement l'heure passée en compagnie de Come Baby (1).

" Astrid au Grand Véfour pour le déjeuner du prix Prince Pierre de Monaco : embrassée, caressée et pénétrée par moi pendant un an et demi ( du début 2006 au milieu 2007 ), elle est maintenant posée comme une chaise parmi des gens dont le connais, par leurs articles ou leurs livres, les faiblesses et les obsessions. Elle est journaliste dans un hebdomadaire people. Je regarde à travers elle mon récent passé amoureux et mon ancienne vie littéraire. " (1)

Il a souligné au crayon sec les deux premières phrases du petit livre et noté dans l'étroite marge blanche à gauche : " je suis enfin en bonne compagnie, la bombe à retardement est enclenchée, les âmes fades vont y perdre les pauvres certitudes qu'il leur reste ", et plus loin toujours dans la marge blanche : " il convient de regarder à deux fois les mollets des femmes que l'on séduit ", en face de ces six autres phrases :

" Tout va mieux en moi depuis qu'Astrid a quitté le Véfour. Sa présence m'a toujours pesé, y compris quand nous habitions ensemble. Je pensais qu'en me séparant d'elle je serai libéré de ce poids mais il me retombe dessus, plus lourd qu'avant. Tout à l'heure, quand elle est entrée dans le restaurant, j'ai regardé ses mollets blancs sortis de sa jupe noire trop longue et j'ai su pourquoi nous n'étions plus ensemble. C'était des mollets étrangers, malheureux, incertains. Invivables. " (1)

Et puis aussi, plus loin, dans un éclat de rire, qui lui rappelait des phrases de Frédéric Pajak, dont La Guerre Sexuelle (2), ne quittait plus son bureau depuis sa première lecture, notamment pour ce passage :

" Nanette, au comble de l'excitation, approcha son con jusqu'à ma bouche. Je le dévorai goulûment. Elle pelotait les mamelles d'Auque qui pelotait les siennes. Elles se tenaient accroupies sur moi, face à face. C'est alors qu'un cri déchirant s'échappa de ma gorge. Des larmes jaillirent de mes yeux. Je me tordai de douleur : une crampe atroce me paralysait le mollet. ".

Il trouva amusant de rapprocher les deux livres, s'imaginant dans un film des Marx Brothers :

" A la table des invités du patron, il y avait des acteurs et des chanteurs, mais tout au long du dîner, je ne parlai qu'à la jeune femme, entre deux verres de vodka. La vodka est l'alcool après lequel il est impossible de ne pas embrasser votre voisine de table sur la bouche, surtout si on vous joue du violon tzigane dans l'oreille. " (1)

Mais aussi, pensant au lumineux moustachu de la Promenade des Anglais :

" Les trois principes de la philosophie de la vie thaï : chaï yen ( n'aimer personne ), choei ( maîtriser ses émotions ), kreng chaï ( rester modeste ). Il se rend compte qu'il a essayé toute sa vie de les respecter sans savoir qu'ils étaient thaï, et surtout en dépit des encouragements de ses contemporains, femmes et amis, à faire le contraire : aimer intensément autrui, exprimer sans cesse sa colère et son indignation, bousculer tout le monde pour se retrouver seul devant les caméras. Il regarde Aom prendre avec délicatesse une bouchée de poisson ou de riz. Il boit du vin rouge thaï qu'il a choisi parce qu'elle a dit qu'il venait de sa région : le nord-est du pays. " (1)

Celle ci délicieusement brûlante :

" Les petites choses qui commençaient à m'énerver chez Astrid : la lenteur avec laquelle elle beurrait et mangeait ses trois ou quatre tartines du petit déjeuner, son air froissé lorsqu'elle tapait un article ou une page de roman sur son ordinateur, sa volonté d'avoir une nurse au cas où nous aurions un enfant, sa bibliothèque encombrée de livres qu'elle n'avait pas lus et de livres qu'elle n'avait pas aimés, les chaises vides de la table pour dix où nous mangions à deux dans son appartement, et bien sûr son mal au dos qui nous suivait partout, troisième larron à la Tourgueniev dans notre couple Viardot. " (1)

Et enfin pour déplaire définitiement aux admirateurs d'Onfray, ajoute-t-il :

" Prostituées : seules femmes à être soulagées quand on tripote quelqu'un d'autre devant elles, autant de taf en moins. " (1)

à suivre

Philippe Chauché


(1) Come Baby / Patrick Besson / Mille et Une Nuits / 2011

(2) La Guerre Sexuelle / Frédéric Pajak / Gallimard / 2006

dimanche 13 mars 2011

Visages du Roman (5)

Lorsqu'on lui demandait, s'il avait des projets et des envies, il avait toujours beaucoup de mal à répondre, mais il finissait par murmurer, note-t-il, des projets : fonder un mouvement dont je serai le seul membre et m'empresser de m'en exclure, mes envies : qu'enfin dans la rue, on m'ignore.

- Je vous ai connu plus engagé ?
- Je vous le concède, mais le Temps, qui fait des prouesses, m'a appris à ne me " lier à aucune promesse ".

" Pourquoi ne voyagez-vous jamais ? " Combien de fois n'a-t-il entendu cette question, pense-t-il, et le plus souvent, il répondait, que les quelques fois où il avait pris l'avion ou le train, il avait eu l'impression qu'on le conduisait à l'abattoir, d'autre fois, il se contentait d'avancer, que les voyages le fatiguaient tout autant que de ne rien faire, parfois il ajoutait, qu'en voyage, on est toujours accompagné, ce qui est lassant dès la première heure.

Souvent, il le remarque, c'est grâce aux livres qu'il lit ou qu'il a lu, qu'on a fini par le quitter. Heureuse imprimerie !
C'est ainsi, ajoute-t-il, qu'il est des écrivains, qui lui donnent la nausée, les évoquer le pousse assez rapidement vers la sortie.
D'autres, qu'il ne perd pas de temps à défendre, - seul l'Infini doit être défendu, pense-t-il -, il lui arrive de les offrir à quelques personnes, qui pense-t-il, devraient y trouver un peu d'intérêt. La loi de l'offre et de la demande, frappe souvent, car on les lui retourne, tout en l'invitant à " aller voir ailleurs ". Cette guerre est finalement, note-t-il, assez réjouissante.

- Vous parlez de Frédéric Berthet, car c'est Sollers qui l'a édité ?
- Pas faux.
- Vous n'en avez pas assez, d'en faire ici l'éloge ?
- Point d'éloge, si vous m'aviez bien lu, mais simplement un constat : c'est un écrivain français qui critallise ce qu'il y a de plus musical dans notre langue, et c'est un éditeur élégant dans ses choix, ce qui vous en conviendrez chère amie, n'est pas si répandu que cela.

" Elle était la seule, puis, ce n'est pas qu'il y en eut d'autres, elle ne fut plus la seule, et il n'y en eut plus. " (1)

" Ça jappe ", disait-elle pour parler des contractions de son vagin au moment de l'orgasme. " (1)

" Faites la guerre, pas la guerre. Faites la guerre, comme disait Kafka : " Notre salut, c'est la mort - mais pas celle-ci. " (1)




" Il était arrivé dans ce parc au milieu de l'après-midi, sans grand espoir. On ne vérifie pas une expérience en refaisant la même expérience : il faut en trouver d'autres, et vérifier ailleurs. Mais enfin, c'était une façon de commencer méthodiquement à se relire. Comme on dit dans la Bible en effet, je suis au bout du rouleau. De la vague, Jérémie : maintenant tu vas faire du surf, ce sera ta façon de marcher sur l'eau. " (1)

" C'était un drôle d'époque. Les femmes revendiquaient leur droit à la féminité, ou le contraire, les homosexuels signaient des pétitions pour l'homosexualité, bref chacun avait quelque chose à réclamer en faveur de son identité. Je n'aurais pu que prétendre à la jérémité, mais ça ne faisait pas une cause. Au milieu des réunions publiques, qu'est-ce qui se serait passé si j'avais hurlé : " Je veux m'asseoir dans un parc à la tombée du jour, je veux qu'on me donne ce parc tout de suite ! " Ce que je voulais, j'ai toujours pensé que cela m'aurait attiré des ennuis de la part des deux camps adverses. " (1)

" Vous en connaissez beaucoup, vous, des petits malins qui prennent leur départ sur la ligne d'arrivée ?
N'oubliez pas le handicap , celui qui consiste à aller d'abord de la ligne d'arrivée à la ligne de départ pour faire semblant de courir avec tout le monde. " (1)



à suivre

Philippe Chauché

(1) Journal de Trêve / Frédéric Berthet / L'Infini / Gallimard / 2006

vendredi 11 mars 2011

Visages du Roman (4)

Un soir où elle n'en finissait pas de parler de sa vie, de ses enfants, de ses échecs, du devoir de la gauche face aux révolutions en cours, du partage des richesse, les maladies sexuellement transmissibles, de Michel Houellebecq , de l'insignifiance des musiciens à capuche, et des discours d'Hugo Chavez ; il lui demanda si elle ne préférait pas continuer cette discussion dans son lit, elle lui répondit avec ce sourire piquant qui la caractérise : " Lorsque les hommes m'ennuient, j'ouvre un dictionnaire ! ". Ce qui finalement n'était pas mal vu, pensa-t-il, même s'il ne manqua pas de lui rétorquer, qu'il ne voyait guère de différence entre un beau dictionnaire et le corps d'un homme songeur, et comme elle le regardait, avec un fond de poudre détonante dans les yeux, il ouvrit le dictionnaire qu'une belle mélancolique lui avait offert en cadeau de séparation. " Écoutez chère amie et amusez-vous :

" Baiser, nm. : Lorsqu'une femme tient absolument à gaspiller sa salive, constitue une alternative utile, sinon agréable, à sa conversation. " (1) mais aussi :

" Jouir, V. : Mettre en place, avec une ardeur peu commune, les conditions préalables d'une douloureuse nostalgie. " (1) ou encore, celle ci dont vous pourrez à loisir faire votre miel :

" Égoïsme, nm. : Philanthropie ostensiblement sélective. " (1), et pourquoi pas :

" Mort, nf : Rendre l'âme là où l'avait prise. Pratique très en vogue après la fin d'une vie. Manière plus commode utilisée par les hommes pour accéder rétrospectivement à une haute valeur morale. " (1), ou encore celle là :

" Écrivain, nm : Individu généralement médiocre qui obtient les louanges de la société en s'occupant à la maudire, s'attire les faveurs des femmes en décrivant leurs bassesses, suscite l'admiration des hommes en leur avouant ses plus mesquins travers. La capacité de l'écrivain à se promener dans les rues sans être aussitôt foudroyé est, selon certains, une preuve de l'infinie mansuétude du Seigneur, selon d'autres de sa non-exitence. L'extrême infamie et le ridicule achevé des écrivains ne sont que très imparfaitement restitués par l'Histoire, qui est écrite par les écrivains. " (1) et pour terminer provisoirement :

" Humanisme, nm. : Bourdonnement de la mouche au-dessus du cadavre. " (1)

" Manifestation, nm. : Expression publique d'une revendication politique, dans laquelle de nombreux individus se réunissent en un groupe compact pour pouvoir, en hurlant les uns à l'oreille des autres, s'informer réciproquement de l'opinion qu'ils partagent. " (1)

" Humour, n.m. : Méchanceté, ambition, tendresse, compassion, lucidité, grossièreté, sarcasme, ferveur - prenant une forme évasive. Le proverbe dit avec raison qu'une femme que l'on fait rire est à moitié dans notre lit, mais omet de préciser si l'on peut choisir quelle moitié. " (1). Voilà un dictionnaire que je devrais vous offir, lui dit-il, si je ne savais pas que son destin sera semblable aux livres qu'en d'autres temps, j'ai glissé sous votre oreiller, et qui ont, si je puis dire fini leur vie, dans un grenier, un sac poubelle ou la bibliothèque de l'un de vos amoureux, aux beaux yeux verts mais aux goûts pour le moins douteux. Je vous offre la dernière avant d'aller me coucher, car voyez-vous, tout cela est bien beau, mais le sommeil, vous le savez, est l'une de mes activités préférées :

" Machiste, nm : Personnage de haute taille, à la musculature apparente, qui pratiquera sans doute volontiers la masturbation dès qu'il aura compris le truc, et qui tolère parcimonieusement la compagnie des femmes, à condition qu'elles soient des hommes. Le machiste s'adonne volontiers à la sodomie avec des personnes de son sexe, mais il va de soi que ça ne fait pas de lui un pédé. Lorsque ce n'est pas le cas, il a tendance à considérer que les femmes ne sont que des objets. Ces dernières sont prêtes à se battre jusqu'à la mort pour prouver qu'elles ne sont pas que des objets, mais en règle générale l'autopsie semble leur donner tort. "



Il note, qu'il finit par lui offrir le dictionnaire mis en avant ici, ce qui ne l'empêcha pas de le quitter pour un militant du NPA. Il en rigole encore !

à suivre

Philippe Chauché

(1) Dictionnaire du pire / Stéphane Legrand / Éditions Inculte / 2010

mercredi 9 mars 2011

Visages du Roman (3)

Visages du Roman, quatre visages d'écrivains, qui ici et là sont régulièrement insultés, déformés, cadrés par quelques matamores aussi ridicules qu'illétrés, pour tenter, vainement de les transpercer de leurs mauvaises lames, - par parenthèse précise-t-il, cela ne concerne pas quelques amis écrivains qui ont parfois usé de leur talent comme d'une paire de banderille pour clouer sur place, l'un ou l'autre de ces écrivains - et ainsi accomplir ce que la moraline leur demandait d'accomplir.

Quatre ennemis publics (1), qui ont en commun d'avoir un style, et c'est bien là que le bât blesse, le style, cette signature du Grand Siècle, qui pour ces humanoïdes est la pire des déchéances, de beaucoup se montrer, de s'exposer, d'écrire et de parler, sur eux, la littérature, la société, les écrivains, les femmes, les guerres, d'avoir le don des fées de multiplier les ennemis comme le Christ les petits pains, et de signer des romans - malédiction ! - qui, celles et ceux qui les lisent en conviendront, note-t-il - ont un bel avenir devant et derrière eux, quatre écrivains de leur temps, donc des temps passés et futurs, c'est ainsi et c'est finalement très bien !



" La scène se passe à New York. Je dîne chez Feldmann, l'agent littéraire bien connu. J'ai apporté du vin. Sa femme, Elizabeth, vient de me faire, une fois de plus une mini-scène excitée contre mon roman Femmes . On parle des bourgeois français...
- Plutôt Hitler que le Front Populaire ! Ils l'ont pensé ! Ils l'ont dit !
- Sans doute, sans doute, dis-je. Mais l'autre versant du raisonnement, dans d'autres têtes, n'a pas été moins important.
- L'autre versant ?
- Plutôt Staline que la Reine d'Angleterre ! Ça dure encore.
- Vous déconnez.
- Plutôt Goebbels, Beria, que le Pape ! Vous voulez savoir qui pense réellement cela ? Aujourd'hui ?
- Stop it ! Stop it ?
- Plutôt Robespierre, Rousseau, la guillotine, que le libertinage, l'immoralité !
- Arrêtez !
- Plutôt le crime planifié que la liberté sensuelle !
- Non !
- Plutôt la police que l'art leste, enlevé !
- Non, non !
- Plutôt l'ennui et la mort que la musique, la danse, la fête, le hasard, Borgia, l'inégalité fatale des plaisirs ! " (2)






" Il conduisait rapidement, souplement sa Lexus, avec un plaisir visible. " Quand même elles sucent sans capote, ça c'est bien... " marmonna encore vaguement, comme le souvenir d'un rêve défunt, l'auteur des Particules élémentaires , avant de se garer sur le parking de l'hôtel ; puis ils pénétrèrent dans la salle du restaurant, vaste et bien éclairée. En entrée il prit un cocktail de crevettes, Jed opta pour un saumon fumé. Le serveur polonais déposa devant eux une bouteille de chablis tiède.
" Ils n'y arrivent pas... " geignit le romancier. " Ils n'arrivent pas à servir le vin blanc à température.
- Vous vous intéressez aux vins ?
- Ça me donne une contenance ; ça fait français. Et puis il faut s'intéresser à quelque chose, dans la vie, je trouve que ça aide.
- Je suis un surpris... " avoua Jed. " Je m'attendais en vous rencontrant à quelque chose... enfin, disons, de plus difficile. Vous avez la réputation d'être très dépressif. Je croyais par exemple que vous buviez beaucoup plus.
- Oui... " Le romancier étudiait à nouveau la carte des vins avec attention. " Si vous prenez le gigot d'agneau ensuite, il faudra choisir autre chose : peut-être un vin argentin de nouveau ? Vous savez, ce sont les journalistes qui m'ont fait la réputation d'un ivrogne ; ce qui est curieux, c'est qu'aucun d'entre eux n'ai jamais réalisé que si je buvais beaucoup en leur présence, c'était uniquement pour parvenir à les supporter. Comment est-ce que vous voudriez soutenir la conversation avec une fiotte comme Jean-Paul Marsouin sans être à peu près ivre mort ? Comment est-ce que vous voudriez rencontrer quelqu'un qui travaille pour Marianne ou le Parisien libéré sans être pris d'une envie de dégueuler immédiate ? La presse est quand même d'une stupidité et d'un conformisme insupportable, vous ne trouvez pas ? " insista-t-il.
" Je ne sais pas, à vrai dire, je ne la lis pas. " (3)



" C'est son visage qui lui donné l'éveil. Longtemps, à Bruxelles comme à Paris, il a cru et prétendu qu'il n'y avait pas de meilleur guide pour entrer dans le dédale d'une âme que cet enchevêtrement de rides, ridules, plis minuscules, moues, affaissements subtils, rictus, battements de cils qui font une physionomie. Et souvent, le matin, au moment de sortir, il allait à son miroir comme d'autres à leurs fenêtres pour voir, non le temps qu'il faisait au-dehors, mais celui qu'il faisait au-dedans et qui, pendant la nuit, avait probablement sédimenté autour de sa bouche et de ses yeux. " (4)



" Au fond, je n'aimais pas plus la stupeur coïtale que celle du cannabis, et j'ai toujours voué du mépris aux fumeurs de haschich occidentaux, lesquels m'apparaissent comme des faibles : des êtres indignes de commisération, habités par un esprit de veulerie qui est, avec la négligence et le désordre, la chose que j'ai le plus en horreur. La rêverie dispensée par le haschich ( que j'avais naguère essayé pour aller sur les traces de Baudelaire ) n'était en outre qu'une façon d'échapper à la seule stupeur qui vaille : l'écriture, le travail, pour lequel je refuse même les excitants modernes évoqués par Balzac, mais dont j'usais à Beyrouth, après le combat, notamment le whisky et les cigarettes qu'on trouvait à vendre sur les trottoirs en quantité impressionnante, Johnny Walker et Marlboro, surtout, associations que je trouvais plus franche, plus virile. " (5)

Visages du roman, visages d'écrivains : où le style comme un battement d'aile d'ange.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Ennemis publics / Michel Houellebecq - Bernard-Henri Lévy / Flammarion - Grasset / 2008
(2) Portrait du joueur / Philippe Sollers / Gallimard / 1984
(3) La care et le territoire / Michel Houellebecq / Flammarion / 2010
(4) Les derniers jours de Charles Baudelaire / Bernard-Henri Lévy / Grasset / 1988
(5) La confession négative / Richard Millet / Gallimard / 2009

mardi 8 mars 2011

L'Arc et la Flèche (11)

Il n'a jamais su ce que cela voulait dire " les femmes ", il n'attache d'importance qu'à l'unique.
Je est unique, elle est unique dit-il, et cela à chaque nouvelle aventure verbale et sexuelle, et ajoute-t-il, l'unique sait de quoi il est ici question :



" Il est des hommes dont on ne sait pourquoi ils sont si amoureux des femmes à côtés desquelles on les voit toujours. Un secret intense les attire, les force à envelopper les femmes, à les couvrir, à s'approcher, comme des myopes, de leurs corps cachés sous des robes vulgaires.
Le secret, c'est que ces femmes ont des seins dissimulés pour tous, sauf pour eux, avec dissimulation que nous découvrîmes un jour chez une fiancée provinciale : nous trouvâmes dans son sein le charme inespéré, bien plié, bien serré, si violemment caché que la circulation du sang en était gênée ; et la trouvaille était pâle, souffreteuse et froide.
Ses seins étaient pliés comme ces lanternes japonaises rondes, et il suffit de les allumer et de les étirer pour qu'ils fussent globes de lumière. " (1)



" Il n'est pas d'homme d'une sensibilité un peu artiste qui ne succombe à ce voluptueux malaise quand il rencontre une femme dont la personnalité, telle une toile ou une sculpture de maître, s'annonce comme une invitation au dépaysement, à un changement d'horizon. Si l'homme est réellement artiste, il la logera dans son oeuvre, à titre de muse ou de modèle, comme pour la placer en son séjour originel et en faire une forme du temps. Aimer une femme, dit Ortega, " c'est s'engager à la faire exister, ne pas admettre la possibilité d'un monde où elle serait absente. " (2)



" La nymphe condense dans son extase des stocks de jouissance. C'est elle la mémoire des voluptés. C'est pourquoi toutes les aventures poétiques croisent dans ses parages. " (3)



" Que d'égarements provoqués par les femmes, en débit de mes maux de tête, de mon insomnie, de mes cheveux grisonnants et de mon désespoir. Je compte : il y en a eu au moins six depuis l'été. Je ne peux résister ; si je ne cède pas au besoin d'admirer une fille qui en est digne et de l'aimer jusqu'à épuisement de mon admiration, c'est positivement comme si on m'arrachait la langue de la bouche. " (4)





" Il s'est regardé dans le miroir mural de la salle de bain, long corps sec, muscles fins, avant de descendre dans la rue retrouver l'une de ses amoureuses. Elle souhaitera s'allonger nue à ses côtés ici, ou dans d'autres chambres d'hôtels de luxe où elle a aussi ses habitudes. Une autre le rejoindra lorsque la lune se nourrit du vent qui descend de la Sierra. Elle le trouvera un peu tendu, presque raide, ses mots et ses seins changèrent beaucoup de choses. Une autre fois dans un salon de musique ils feront peut-être l'amour. Éclats de corail, d'algues, peignes chinois, banderilles d'acajou, poudre d'or de sable, qui épousent la rondeur de ses seins, la courbe de ses hanches, le trouble de son regard, la musique de ses fesses. Ils dîneront semble-t-il Plaza Mayor, les yeux pochés de jouissance et de mots. Il ne lui dira rien de sa Vierge de Madrid, celle de la chapelle des arènes qui l'accompagne comme une ombre projetée sur sa peau, au centre de ses pensées, dans chacun de ses mouvements, qui voile ses infortunes et ses désillusions. Plus tard, comme une ombre sentimentale, il traversera les couloirs du métro, restera debout, fixant les stations qui défilent et descendra à Sol. Seuls comptent se dit-il, les instants perdus. " (5)




" Ne s'afficher avec une femme que si l'on accepte d'être jugé à travers elle. " (6)



" J'étais une muraille,
mes seins étaient comme des tours,
et ainsi je fus à ses yeux
comme celle qui a trouvé la paix. - " (7)



à suivre

Philippe Chauché

(1) Seins / Ramon Gomez de la Serna / traduc. Jean Cassou, Valéry Larbaud et Mathilde Pomès / André Dimanche / 1986
(2) Philosophie sentimentale / Frédéric Schiffter / Flammarion / 2010
(3) A mon seul désir / Yannick Haenel / Argol - Réunion des Musées Nationaux / 2005
(4) 2 juin 1916 / Journal / Kafka / traduc. Marthe Robert / Grasset / 1954
(5) Esquisses du bonheur / Philippe Chauché
(6) Commérages / Esnaola / Distance / 1990
(7) Cantique des cantiques / La Bible / L'Ancien Testament / traduc. Edouard Dhorme / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard / 1959

dimanche 6 mars 2011

Visages du Roman (2)



" Je suis rentré d'Auschwitz le onze avril 1945. ", c'est ainsi que commence ce minuscule roman, " Je vous donne mon holocauste. Je vous le donne de bon coeur. Et je vous souhaite la mort. " (1) et c'est ainsi qu'il s'achève.
Âmes sensibles passez votre chemin, ce roman au vitriol n'est d'évidence pas fait pour vous, note-t-il.

" Il fallait s'appeler Zimmer à la Libération et flâner aux abords du Vélodrome d'Hiver en arborant un numéro à l'avant-bras. C'était quelque chose. D'un point de vue strictement juif, on ne m'aura jamais oublié avec autant de prévenance qu'en ces jours glorieux. le temps passe mes bons amis. Le temps passe toujours. Et je sais ce que vous avez en tête à l'heure qu'il est. Les synagogues brûlent. On nous donne de nouveau la chasse. Prés de nos maisons, les murs se couvrent d'injures. Je sais ce que vous pensez. Ce n'est que le fait du temps, croyez-moi. Que se consument nos temples. Que se cachent nos prêtres. Il est de s'inquiéter. Ouvrez une bouteille à ma santé, et croyez le vieil homme que je suis. Le temps passera. " (1)

Le temps passera. Zimmer, cet étonnant narrateur en surchauffe, ne craint finalement rien, ni personne, il s'arme de phrases et d'un calibre, pour tirer à vue sur la douce moraline dominante, écrit-il, et tombent les hommes, histoire " de remettre un peu d'ordre dans ce monde ". " J'ai marché à la rencontre de cet homme que je ne connaissais pas, il n'y avait personne d'autre que nous dans la rue, et je lui ai tiré une balle au niveau du coeur. Puis un deuxième. Un Arabe d'une quarantaine d'années, barbu, comme on en voit à la télévision en train de raconter des inepties sur les vices de l'Occident. Coiffé d'un calot blanc. Tennis aux pieds. Je l'ai laissé se vider sur la chaussée. " (1) C'est net et sans appel, directement de la vision à la mort, ajoute-t-il. Le temps passera.

Zimmer, entends ces " Mort aux Juifs " dans les rues : " J'ai écouté sans a priori. Je ne demandais qu'à être indulgent. Non, vraiment, ces " Mort aux Juifs ! " n'arrivaient pas à la cheville de ceux de mes vingt ans.
J'aurai souhaité les crever un par un. Les regarder pisser le sang.
La nostalgie, décidément, est mauvaise conseillère. " (1) et il agit, pour remettre un peu d'ordre dans les phrases. La seule justice qui vaille, c'est la mienne, semble penser Zimmer, et son ironie acide frappe fort : " S'il y a une chose dont nous pouvons être redevables au peuple allemand, c'est d'avoir fait en sorte que, partout en Europe, nous autres, jadis sans terre ni patrie, ayons désormais le sentiment d'être toujours un peu entre nous, chez nous. Paris, Berlin, Vienne, Amsterdam : grâce à Dieu et grâce au Reich, nous sommes partout. Je me demande quelquefois si ça n'est pas trop d'égards. Aller au gré du Vieux continent en se sachant les bienvenus, marcher dans les pas des plus admirables esprits, artistes, hommes d'Etat, manger aux meilleures tables en buvant les meilleurs vins, prendre la mesure du chemin parcouru, et comme si cela n'était pas assez, tomber sur une étoile de David au fronton d'un immeuble. Pas une synagogue ou une boucherie casher, mais un bâtiment offert par les goys à notre peuple afin de nous témoigner leur amitié. Un bâtiment dans lequel leurs regrets ont été mis sous clé. " (1)

Le temps passera, Olivier Benyahya, écrivain ironique, amusé et méchant, trois qualités qui font de Zimmer, pense-t-il, un roman de tous les dangers, il n'a peur de rien, ce jeune écrivain, son narrateur voit tout, alors il insulte et tire à vue. Bien écrit et bien vu, c'est déjà beaucoup !

à suivre

Philippe Chauché

(1) Zimmer / Olivier Benyahya / Allia / 2010

samedi 5 mars 2011

L'Arc et la Flèche (10)







Lorsque domine le mauvais goût, seule solution : Hollywood !

à suivre

Philippe Chauché

vendredi 4 mars 2011

Visages du Roman (1)



Il se dit, que certains auteurs écrivent avec un oeil sur l'échafaud qui les attend et l'autre sur la foule hilare qui patiente dans la nuit pour assister à leur mise à mort. C'est ce qu'il appelle les scribes du massacre, saisis par l'effroi de leur destinée, par une douleur unique qui est ce fardeau qui finit par les écraser comme un mouche.
D'où vient cette douleur unique, se demande-t-il ? De notre pauvre condition humaine dirait un penseur gascon à la plume d'acier et aux maximes foudroyantes, du " Noir dedans ", ajoute le jeune Thomas Vinau, qui sait visiblement de quoi il parle et sur quoi il écrit :

" Toujours vide et noir dedans. C'est pour ça que la plupart des hommes consacrent toutes leurs forces à ne pas regarder dedans. Ou à oublier ce qu'ils ont vu dedans. Ou à essayer de se retenir de regarder dedans. " (1)

" Nos yeux sont des portes entre le noir dedans et le noir dehors. Notre peau est une feuille de fine pellicule entre le noir dehors et le noir dedans. " (1)

" On voudrait rester collé à l'autre pour effacer l'espace noir et profond qui nous sépare de l'autre. Et on voudrait rester collé à l'autre pour atténuer un peu le noir du dedans qui nous sépare de nous même ou pour le partager pour se le balancer d'un dedans à un dedans. " (1)

" Il faut l'accepter. Le noir dedans de soi. Accepter de vivre avec. Sinon comment vivre avec le noir dedans de l'autre. Comment aimer le noir dedans de l'autre si l'on n'aime pas le noir dedans de soi. Et sans l'autre près de son noir. Il fait si noir. " (1)

Ce " Noir dedans " est court, net et déchirant, comme le recommandait Montaigne, belle filiation.

Ce " Noir dedans " se lit vite, se relit lentement pour mieux s'aimanter à l'oeil et à la peau. C'est un filet d'eau seconde.

Il se dit, qu'il y a chez cet écrivain des strates d'écritures dont il ne livre que les pépites noires, exercice de haut vol littéraire, exercice salutaire pour qui sait lire et relire face au Noir dehors.

Il aime aussi à savoir que ce " Noir dedans " est publié par ce qu'un écrivain et penseur de la Capitale de l'ennuie (2) appela un jour " ma cabane d'édition ", il en possédait une à Biarritz, Distance, où il publia avec un certain talent quelques opus, de son jus et de quelques invités de marque ( Jacques Rigaut - Esnaola - Gracian - Ortega y Gasset - de Séchelles ), les livres sont là, dit-il, en s'en saisissant, et bien là :

" Le jour se lève, ça vous apprendra. " (3)
" La vulgarité ? Une difformité de l'âme, de l'esprit. Est difforme une chose - un être, une oeuvre -, qui, ayant été artistiquement avancée, perd ou a perdu sa forme. " (4)

Autre Temps, autre " cabane d'édition " (5), qui a découvert ce saisissement Noir. Que demander de mieux ?
Peut-être une courte notation d'un écrivain de la Haute-Autriche :

" je suis déjà victime de mon âge " (6)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le noir dedans / Thomas Vinau / Cousu main / 2010
(2) Frédéric Schiffter - dont la " Philosophie sentimentale " ( Flammarion ) est plus que jamais d'actualité
(3) Je serai un grand mort / Jacques Rigaut / Distance / 1990
(4) Lettre sur le dandy / Frédéric Schiffter / Distance / 1994
(5) Cousu main / Avignon
(6) Dans les hauteurs / Tentative de sauvetage, non-sens / Thomas Bernhard / traduc. Claude Porcell / Gallimard 1991

jeudi 3 mars 2011

L'Arc et la Flèche (9)



En d'autres Temps, cet amuseur public serait passé inaperçu, en d'autres Temps, où les phrases et le style avaient un sens, personne n'aurait attaché la moindre attention à cette vedette. Mais, elle encombre aujourd'hui les gazettes, les humanoïdes ont fait un rêve : se glisser dans la peau d'un provocateur. Il est d'ailleurs amusant de voir que les provocateurs mal rasés et méprisants font aujourd'hui vendre tant de papier, le chansonnier y côtoie Muammar al Kadhafi. C'est le triomphe du mauvais goût partagé, l'un adulé, l'autre détesté, la même histoire s'affiche partout.
Misère du politique et chansonnette de la misère.



" En rien vulgaire. Ni dans vos goûts. O, grand sage, celui qui se chagrinait de voir qu'il plaisait à la masse ! Des indigestions de succès vulgaires ne satisferont pas les sages. Il y a de tels caméléons de la popularité qui font leurs délices, non de suaves zéphyrs d'Apollon, mais du souffle empesté du vulgaire. Ni dans votre esprit : ne vous laissez pas éblouir par les miracles à l'usage du vulgaire qui ne sont, au plus, que des attrapes-nigauds ; la sottise commune admire alors que le discernement singulier se désabuse. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Oraculo Manual / Manuel de poche d'hier pour hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres / Baltasar Gracian / traduc. Benito Pelegrin / Éditions Libres / Hallier

mardi 1 mars 2011

L'Arc et la Flèche (8)



Avec Yannick Haenel, c'est toujours la même histoire, note-t-il, une histoire qui pourrait commencer ainsi : " nous tournons dans la nuit et une phrase, une phrase répétée comme une prière, ouvre une brèche qui nous conduit à la lumière ", les premières phrases sont une réception, une Kabbale, qui accueille d'autres phrases réunies, assemblées, unies, embrasées et embrassées formeront le récit, le roman.
Pour que la phrase vive il faut l'embraser, et l'embrasement de la phrase, enflamme le roman, les romans de Yannick Haenel flambent, comme la musique de Monk, la peinture de Twombly, et les romans de Kafka. " Le sens du calme " est un embrasement rouge, ce qui le rend peut-être plus aiguë, plus coupant que ses autres romans, le rouge et la terreur, terreur portée par ce photogramme de Nuit et Brouillard, où un enfant juif lève les bras au ciel sous la menace nazie, le rouge - celui de Twombly -qui, un peu plus tard dans le Temps du roman, va ouvrir cette brèche évoquée plus haut, ce rouge électrique qui pourrait réveiller un mort ou un vivant qui s'oublie, et qui le réveille.
Ce rouge électrique est une phrase, les phrases réveillent les morts dans " Le sens du calme " comme dans la Bible, mais comme plus personne ne lit la Bible, l'idée même du réveil des morts en fait toujours sourire plus d'un, quand elle ne les conduit pas à l'insulte, qui parfois est l'antichambre d'une terreur qui s'annonce.
La phrase cette musique qui ouvre une brèche - j'écris en écoutant en boucle For All We Know (1)-, un éclat de soleil, qui va, par la grâce du style faire éclore le roman. Lisons :

" Et puis je me souviens de la voix du film, son intonation neutre, comme celle d'un spectre. A l'époque, le commentaire m'avait glacé : j'imaginais qu'il était prononcé par un mort. Aujourd'hui encore, je peux en réciter des extraits par coeur ; il y a la phrase : " Rasé, tatoué, numéroté ", ou l'expression : " une salle de douche fausse ". J'entends aussi : " Le seul signe, c'est le plafond labouré par les ongles. " J'entends : " Avec les os, des engrais... avec les corps, on veut fabriquer du savon..."

"... Je viens de retrouver mon premier souvenir : il porte sur la criminalité humaine.
Est-ce le commencement ? La littérature est une parole sans origine ; peut-être est-elle la parole même de l'absence d'origine. Chaque écrivain conjure l'absence d'origine de la littérature en la faisant exister à travers lui - comme si elle naissait . Ainsi se refonde-t-elle à travers chaque écrivain qui se laisse traverser par sa voix.
A l'instant où l'on écrit, on est à la fois le premier et le dernier - c'est-à-dire tous les écrivains qui existent, et tous ceux qui ont existé.
Chaque phrase transporte avec elle la mémoire vivante, qui déborde celui qui la formule ; ce débordement fonde sans cesse la littérature.
...Une phrase m'accompagne depuis que j'ai écrit le premier chapitre de ce livre : " Celui qui n'a pas fait le tour de la vie avant de commencer à vivre n'arrivera jamais à vivre. " Je ne sais pas de qui elle est - Nietzsche ? Kierkegaard ? Blanchot ? Peu importe : sa clarté vient à mon aide. Grâce à elle, je comprends que cette première journée condense les expériences où ne cessera de s'accomplir ma vie : elles sont déjà toutes là, réservées dans la pliure d'un samedi. " (2)



Cy Towombly 1928 -

Il se dit poursuivant sa lecture, dans la brèche du jour, gris, venté, comme un dimanche du Jour des Morts, celui qui suit la Toussaint. En ces temps, je me demandais, pourquoi les morts n'étaient-ils pas tous des saints ? Il se dit qu'en ouvrant pour la première fois un livre, on est saisit ou dessaisit, c'est dans le saisissement que se produit le miracle alchimiste de la phrase, cette réception, et pour qui sait lire, lorsqu'un corps s'ouvre pour la première fois à vos mains, pense-t-il, c'est la même chose.

Il se souvient aussi, d'un autre saisissement, des toiles de Cy Twombly, découvertes pour la première fois à Avignon, dans cette belle demeure de la rue Violette, tout en haut, des éclats de traits plongés dans le magma et s'en extirpant à la force du poignet, des traits qui deviennent des phrases. Le miracle de la peintre a lieu sous mes yeux pense-t-il, le rouge du miracle aussi, le dessin me traverse le coeur, comme les dessins de Matisse embrasent ma peau, comme aussi les Mousquetaires de Picasso m'arriment au Temps et en détourne les fantômes. Il pense à Chateaubriand traversant Avignon et découvrant à son tour cette révolte du rouge contre un autre rouge, celui de la Terreur. Twombly peint contre la Terreur : tremblement de vie, le rouge sang d'une jambe, d'un bras, d'un ventre. Twombly dessine des corps emmêlés qui se transforment en phrases, c'est le peintre, ajoute-t-il, de la phrase rouge.

" J'écris ce livre sous un tableau de Cy Twombly. On peut le voir à Avignon, dans la collection d'Yvon Lambert. Une femme - une jeune Étrusque -, m'en a offert une grande reproduction, que j'ai accrochée au-dessus de ma table de travail : elle veille sur ce que j'écris.
J'ignore ce que ça représente : on dirait une boule de feu, un arbre, une fleur, un buisson. C'est du rouge qui bourgeonne à grands traits hirsute : une chevelure de sang qui se déchaîne, un noyau de flammes écarlates, des pétales coloriées comme une touffe de joie, une hémorragie. " (2)




Guido Cagnacci 1601-1663

" S-A-D-E ! ", ai-je-dit à voix haute. S-A-D-E : Spécialiste des Atrocités Devant l'Eternel ? Ou alors : Science des Actes et Désirs Excessifs ? Ou bien : Sale Amour Des Excréments. Ou plutôt : Son Altesse Désire Éjaculer. Ou : Salut Aux Déesses Extatiques. Sourire Adressé aux Dames qui Écartent. Société Artistique pour la Délectation des Excitées. Sois Amoureux d'une Danseuse qui t'Enfamme. Suce Antigone qui te Dira ton Enigme. Et finalement, je choisis : Sésame Adéquat pour le Déclenchement de l'Ecriture.
Les statues des reines forment un cercle autour du bassin : avec la neige, leurs formes blanches sont devenues presque invisibles ; mais je les reconnais tout de suite, car elles tournoient dans mes pensées. " (2)

Il se dit c'est cela écrire, mais aussi lire - une autre forme d'écriture -, sous la protection des fées et des reines. Question de style et d'époque !

à suivre

Philippe Chauché

(1) Jasmine / Keith Jarrett / Charlie Haden / ECM 2165
(2) Le sens du calme / Yannick Haenel / Mercure de France