lundi 31 octobre 2022

Le célibataire absolu - Pour Carlo Emilio Gadda - de Philippe Bordas dans La Cause Littéraire

 


" Je n'avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m'avait appris à lire, quand j'étais enfant, ce grand-père qui me lisait Le Comte de Monte-Cristo et me gardait sur ses genoux pendant qu'il remplissait ses grilles de mots croisés. Ce n'est pas pour ce que ce titre promettait d'introspection stoïcienne et de pathétique que j'ai acheté La Connaissance de la douleur, mais pour cette ressemblance si frappante avec celui qui m'ouvrait aux mystères de Hugo et Dumas sur la toile cirée d'une cuisine de Corrèze ".

Les grands livres naissent parfois de hasards heureux, de concordances, de combinaisons romanesques qui font se rencontrer des visages, des destins, des styles, des manières d'être, de vivre et donc d'écrire. Ici c'est la rencontre entre le portait de Carlo Emilio Gadda qui figure en médaillon dans la première édition de La Connaissance de la douleur, publié par les éditions du Seuil et traduit par Louis Bonalumi et François Wahl, et celui du grand-père de Philippe Bordas, le mirage d'une vignette, l'illusion d'une parenté.



Les écrivains portent souvent en eux, et sans le savoir, des échos de notre mémoire familiale, le lien est là entre Philippe Bordas et Carlo Emilio Gadda, et de ce fil d'argent, va naître un exercice littéraire d'admiration et dès les premières phrases, comme pour un pianiste pour ses premiers accords, on se retrouve immergé en terre magique, l'autre nom que l'on donne parfois de l'art du roman. Nous sommes en 1983, soit six mois après la disparition de Gadda. Le célibataire absolu peut prendre corps, et forme. Et quel corps ! et quelle forme ! Philippe Bordas est un écrivain qui oeuvre pour la langue française, ses fantaisies, ses mots rares, sa vibration, sa musique : "... je cherche cette utopie française, cette langue entière, synthèse du haut et du bas, alliage des sous-parlers de mon enfance et de ses hautes réalisations, à la tête desquelles trône Saint-Simon " (1), qui lui (re)donne toute sa richesse, ses subtilités, ses étrangetés, ses extravagances, comme le fait Gadda avec la langue italienne, qui fait trembler la terre. La langue est en feu comme la montagne, et le Vésuve, et c'est le feu de la langue qui donne aux romans de Gadda et à ceux de Bordas, toute cette force, cette originalité, cette singularité et ces résonnance. Ils prouvent, l'un et l'autre qu'un roman qui ne s'ancre pas à la terre, à sa terre, à la langue, à sa langue, à ses langues, s'asphyxie de lui-même, alors que Gadda et Bordas l'oxygènent.

                                                           Photo Catherine Hélie © Éditions Gallimard

" Le Pastis n'offrait aucun descriptif balzacien de la Ville éternelle. Juste cette sensation de chairs grouillantes, d'appétits à la lutte, de frottements physiques, de salpêtres verbaux agrégés à la substance de murs. Juste ces affleurements minéraux de la Rome monumentale, ces amoncellements de roches et de matériaux mnémoniquement liés aux ères et aux écritures antérieures ".

" C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire du 8e grade, fut-y su'l point de s'propulser au 7e, est capable d'sentir lui aussi, mais oui, un je n'sais quoi gigoter en son âme, un p'tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur ". (2). 

Le célibataire absolu est le livre d'une ascension vertigineuse, que seuls les artistes de la bicyclette peuvent oser accomplir, ascension dans l'Histoire de la naissance d'un livre, d'un roman, écrit en trois temps entre le 9 mai 2020 et le 2 octobre 2021, mais qui sommeillait depuis des années, un, livre dont l'auteur suit le mouvement. Il est à Lucques en Italie en 2019, où Dante embrase l'une de ses rêveries, il est là, protégé par les murailles de la ville, protégé et amoureux de Genturra. Le livre peut alors commencer son ascension dans la vie, sous la protection heureuse de l'homme à la cape de feu. L'écrivain ne cessera de guetter le célibataire absolu, en Italie, en France, lors de ses escales africaines, sa vie en sera transformée, illuminée même. Seul le style donne raison à l'écrivain, et Philippe Bordas a amplement raison dans cette virevoltante ascension, dans les cercles qu'il parcourt et qui toujours le conduisent sur les pas, les traces charnelles de l'héritier de Dante. Il est à Rome, où le poète polytechnique,  l'ingénieur inspiré, s'installe au Vatican sous Pie XI, l'écrivain y est chargé de la centrale électrique et thermique, de bonne augure pour celui qui électrise la langue. Cette ascension littéraire est une enquête, quelques témoins rencontrés, des images glanées et publiées par Bordas, qui se glissent entre les lignes : Gadda et Pasolini, le Lac Bogoria, entaille volcanique vaporée de geysers, des correspondances, la Villa Ambra, devenue la Villa Gadda, et les trois stylos du ferronnier de la langue italienne. 



Les grands livres naissent souvent d'heureuses rencontres, de souvenirs de rues arpentées, d'objets - l'imperméable et la casquette de Gadda - embrassés du regard, de photographies, de mots, qui donnent naissance à ceux qui vont se multiplier, s'éclairer l'un l'autre, s'élever pour magnifier ce portrait, cette évocation,  cet exercice d'admiration, qui n'est autre qu'une fulgurance romanesque. 

Philippe Chauché 

(1) https://www.lacauselitteraire.fr/entretien-philippe-chauche-philippe-bordas

(2) L'affreux Pastis de la rue des Merles, Carlo Emilio Gadda, trad. italien, Louis Bonalumi, Le Seuil, Colle. Points. 

https://www.lacauselitteraire.fr/le-celibataire-absolu-pour-carlo-emilio-gadda-philippe-bordas-par-philippe-chauche


vendredi 21 octobre 2022

La Forteresse de Richard Millet dans La Cause Littéraire


" Pas de portrait en pied, donc : des images, plutôt ; et malgré le refus de raconter ma vie, ce qui n'a qu'un médiocre intérêt, la tentation de retrouver le fil, celui de mes vingt premières année, sans céder au romanesque qui pourrait donner de l'épaisseur, non pas plus d'authenticité, à mon récit. On y entendra la basse continue de l'échec et le chuchot de l'innommable, plutôt que le chant d'une enfance heureuse ". 

Si on lit avec un rien d'attention l'oeuvre de Richard Millet, nous sommes saisis par sa densité, sa force, sa vision, et son style. Qu'il s'agisse de son oeuvre romanesque, dont il semble aujourd'hui s'être éloigné, ses récits, ses nouvelles, ses essais, ou encore ses oeuvres inclassables, qui appartiennent tout autant à la langue qu'à celui qui depuis prés de quarante ans écrit. Il écrit sur la langue, son pays, ses passions, ses amours, ses livres, ses musiciens, ses colères et ses combats, la France, le Liban, la Méditerranée. Il écrit, à la manière d'un grand classique, un homme de qualité, admirateur des prosateurs du Grand Siècle, et d'écrivains singuliers, qui hantent les bibliothèques, et parfois l'imaginaire des écrivains de notre temps. 

Le nom de Richard Millet s'est accordé avec les Editions Gallimard, dont il était l'un des éditeurs, et où il publiait ses livres, comme il le faisait chez P.O.L., Léo Scheer, puis Pierre-Guillaume de Roux, Fata Morgana, ou encore La Table Ronde, La Nouvelle Librairie et Les provinciales. 



De lui, nous pourrions ajouter qu'il fut un éditeur admiré, écouté, parfois craint, qu'il fut un homme de beaux succès littéraires, puis celui de l'effacement, de la mise à l'écart, de l'assassinat symbolique pour un livre, dont le titre pris à la lettre fit scandale, belle aubaine pour ceux qui voulaient sa mort littéraire et sociale. Son titre, Éloge littéraire d'Anders Breivik, publié en 2012, qualifié en son temps de pamphlet fasciste par un écrivain de la maison Gallimard, qui a remué cendres et rancoeurs pour le faire descendre en pleine tempête du navire amiral, ce qu'elle aura réussi. C'est ainsi que Richard Millet deviendra un fantôme de la littérature française, même s'il continue d'écrire pour lui, ses lecteurs, et quelques éditeurs. La Forteresse est sa dernière apparition, en clair-obscur, et nous ne pouvons que souhaiter qu'il y en ait d'autres. 

La Forteresse est une autobiographie qui creuse le profondeurs de l'être, entre le granit et la boue, le schiste et parfois un diamant, l'eau qui ruisselle sur les parois, et les pierres qui se détachent de ce labyrinthe saisissant, où il cherche ses traces : ce corps vivant et son histoire.

" Peut-être n'aurai-je écrit que pour être le Howard Carter de ma propre existence, le Champollion d'un palimpseste tour à tour illisible et familier, pour moi qui voudrais tant accéder au plus lointain de mon enfance, là où il y a un peu d'or, au fond de l'eau ; mais un or terni, impalpable." 

La Forteresse se lézarde et laisse apparaître au fil du temps l'enfance de l'écrivain, le visage du père, celui de la mère, deux ou trois traits du frère, une maison, des livres, un piano ; alors, l'histoire de ce livre, qui à aucun autre ne ressemble peut commencer. La Forteresse est un livre de mémoires, un livre de généalogie intérieure, notamment sensuelle, un livre de la douleur et de la perte, celle des deux épouses de l'auteur, lézardées par un cancer, celle du dérèglement neurologique qui touche sa mère, du retrait de son père, qui ne fut jamais vraiment là, peu attentif à ses fils, reniant en quelque sorte sa conscience de père, même si sa rigueur protestante, parfois, laissa voir des éclairs d'attentions. Un livre où le corps solitaire de l'auteur se livre, et nous livre ses mémoires de douleur et de dégoût. Un livre exceptionnel par la force et le trouble qui s'en dégagent, par ce qu'il fait voir de la genèse d'une oeuvre littéraire à venir, du devenir de l'homme Richard Millet, et donc de l'écrivain, ce solitaire des Lettres, que l'on juge intempestif, alors qu'il est simplement fidèle à une langue, à des bonnes manières, à une musique, à des livres et des écrivains, que l'on qualifierait tout naturellement de fondateurs.

La Forteresse se livre en quatre entrées, aux titres qui pourraient être ceux de futurs romans, qui ne verront peut-être jamais le jour : La chair des femmes, La maison de Saint-ClémentL'orphelin, Devant la porte d'ivoire, et se ferme sur Paris banlieue, peuplés de vivants, ses deux éclairs de vie que sont ses filles, de défunts et de monstres, un récit où vibrent Beyrouth, sa ville fantôme, dont il ne peut se détacher, et les villages de son enfance comme autant de nuages qui annoncent les pluies et les orages, avec parfois des éclats de lumière vive qui font revivre le romancier, qu'il na jamais cessé d'être.

Philippe Chauché