mardi 26 octobre 2021

J'ai exécuté un chien de l'enfer de David di Nota dans La Cause Littéraire

En ouverture de son livre, David di Nota cite Hanna Arendt : « Qu’est-il arrivé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Comment cela a-t-il pu arriver ? ». D’où vient le crime, la décapitation de Samuel Paty, cet enseignant d’histoire sans histoires, le 16 octobre 2020 à proximité de son collège à Conflans-Sainte-Honorine ? D’où vient le mal ? Et de quel mal s’agit-il ? Quelle est son origine ? Quelles en sont ses racines ? David di Nota répond à ces questions, il répond en écrivain, c’est-à-dire qu’il se pose, et pose les bonnes questions, pour tenter d’apporter les bonnes réponses, quitte à ce que ses réponses dérangent et froissent quelques bonnes âmes. 

« Comprendre comment un individu se trouve isolé, et finalement pointé du doigt par l’administration dont il relève, constitue certainement la meilleure introduction à ce phénomène peu étudié : non pas le « vivre ensemble », mais le « mourir seul » (Avant-propos, David di Nota). 

Il y a d’un côté, ce qui s’est dit sur cet assassinat islamiste, ce qui s’est propagé sur les réseaux sociaux, et puis il y a les faits, qui sont comme on le sait têtus, toujours têtus, et obstinés, écrira Mikhaïl Boulgakov. Les faits, l’écrivain s’en saisit, comme il se saisit du Procès de Kafka, le roman qui éclaire et accompagne ce livre. C’est le mensonge d’une élève qui est à l’origine de toute cette dramatique histoire, une élève absente du cours sur la liberté d’expression du professeur, mais qui l’accusera de vouloir offenser les musulmans présents dans sa classe, en leur présentant une caricature du prophète, et de demander aux enfants musulmans de sortir, une décision qui dit-elle a choqué tous les élèves. Double mensonge, mais la parole de la collégienne vaudra de l’or, celle de l’enseignant ne vaudra que du vent. La machine est lancée, une enfant au mensonge, un père à la manœuvre, un prédicateur, une vidéo, des messages sur les réseaux sociaux. En substance, il y a dans un collège un professeur raciste et islamophobe, l’administration n’entendra pas, ne voudra pas entendre ce que dira l’enseignant en réponse à ces terribles accusations. 

« Samuel Paty n’est ni un saint, ni un martyr, ni un héros, il n’est pas mort pour la liberté d’expression. Il est mort de quelque chose ; et cette chose porte le nom d’une sorte de monstruosité théorique : l’antiracisme islamiste ». 

La machine mortifère va s’emballer, comme au temps des procès staliniens. Une machine guerrière islamiste qui s’appuie sur une machine à penser qui se propage, précise l’auteur : un racisme systémique, un continuum colonial, la persécution des musulmans et le rejet de l’islam, des propos, des analyses sociologiques et politiques qui sont dans l’air du temps, comme l’on dit. Samuel Paty sera identifié par le tueur islamiste, montré du doigt par des élèves qui seront payés, la suite nous la connaissons, même si les détails du crime sont oubliés, ou plus précisément rayés de la mémoire collective. Comme est oubliée, ou rayée de la mémoire, la mécanique qui s’est mise en route, bien huilée, pour qu’une parole, pour que les faits qui ont conduit à la décapitation soient ainsi souillés, comme si c’était la tombe de l’enseignant qui l’était avant qu’il ne tombe sous les coups de couteau de son tueur, et ne soit mis en terre. « Comme si la honte devait lui survivre », écrit Kafka à la toute fin du roman – alors que la lame a déjà pénétré le corps et que Joseph K. est exécuté « comme un chien ». 

David di Nota a pour lui la précision, la justesse du propos et des mots, le regard précis sur ce qui s’est passé ; il déroule sous nos yeux les faits et les évidences, l’emballement de la machine, les mensonges, les soumissions, les abandons, les rapports internes, les accusations visant le professeur, tout ce qui alimente l’accusation qui vise Samuel Paty et qui le conduiront à la mort. Ces accusations cousues de fil blanc qui alimentaient les procès staliniens et qui débouchaient, elles aussi, souvent sur la mort. Après le temps de l’effroi, celui du deuil, voici celui des faits, qui ne font oublier ni l’effroi, ni le deuil, mais qui révèlent tous les ressorts du drame, comme chez Kafka. Ce livre pourrait aussi se nommer Le procès intenté à Samuel Paty, sournois, aux mille ressorts, et qui aura raison de ce professeur, tué pour un mensonge, que personne ne voudra dévoiler, une évidence que personne ne voudra voir, et que l’écrivain met en lumière avec la vivacité qui l’occupe lorsqu’il écrit des romans. « La sentence ne vient pas d’un seul coup, c’est la procédure qui se change peu à peu en verdict » (Franz Kafka). 


Philippe Chauché 

mardi 19 octobre 2021

Wonder Landes d'Alexandre Labruffe dans La Cause Littéraire

« Dans le brouillard du temps, 
un fragment de forêt perdu dans les Landes. 
Souvenir d’un monde enfoui ». 
« Masque, en latin médiéval, “masca, maska”, 
c’est : la sorcière, le spectre. 
Mon frère est un spectre ». 

Wonder Landes est à la fois un roman de la crainte, celle de la disparition du père, et d’une nouvelle déflagration générée par le frère Pierre-Henri, aux identités multiples et volatiles, un frère flou, que l’on dira fou. Le roman des mensonges, des doutes, des découragements, et des saisissements lors du retour sur les chemins et les terres d’enfance, les chemins d’une reconquête familiale. Dans ce roman, le narrateur devient le père de son père et celui de son frère, il est celui que l’on appelle, celui que l’on oublie, celui que l’on trahit, celui qui doit s’acquitter des dettes et des mensonges de la famille. 
Au cœur de Wonder Landes, l’incarcération du grand frère, pour des délits et des crimes, un père qui hésite entre la survie et la mort, et le narrateur qui devient le confesseur de l’un et de l’autre, le phare qui sauve du naufrage dans la nuit, sans qu’il ne soit jamais assuré qu’on ne le trompe pas. Comme son titre l’indique, Wonder Landes est un roman fait de merveilles, de situations étranges, de surprises romanesques, même dans les pires turbulences, le narrateur résiste, comme résistent les arbres aux sautes des vents. 
Qui est vraiment Pierre-Henri, qui se fait aussi appeler notamment Pierre Labruffe, Henri Devaux, Henri Wu ? Qu’a-t-il vraiment commis ? Où s’est-il caché et avec quels complices ? Comment son père a-t-il put devoir tant d’argent ? Wonder Landes pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, le roman interroge ces hommes et leurs histoires fantasques, sous le regard du narrateur, ce jeune frère, vigile romanesque landais amoureux de Kim, une piquante coréenne qui comprend très vite ce méli-mélo drame familial. 

« Ça fait douze jours que je suis dans les Landes, et quelque chose se rouvre en moi ». 

« Cette affaire familiale m’a éloigné du temps, 
ou plutôt m’a… plongé dedans, 
dans le magma délavé de ma mémoire. 
Fragments, brides, miettes, 
d’images, de visions, d’émotions, 
où tout se mêle : présent passé futur ». 

Alexandre Labruffe sait, et cela se lit et s’entend, que pour réussir un roman, il convient de faire vivre ses personnages, avec leurs doubles voire triples vies, leurs dérobades, les douleurs cachées, les mensonges, leurs manipulations, mais aussi leur force et l’attrait qu’ils déploient. Il sait aussi faire vivre une terre, ces chemins, ces bois, ces animaux sauvages qui s’aventurent dans le regard des hommes, ces odeurs, ces Cercles landais (1), où se refait le monde et la vie des villages, où naissent des Odyssées. Il sait enfin être attentif au style, aux styles, les mêler, les faire rebondir, et les croiser : descriptions, dialogues, échanges insensés de SMS qui sont des SOS, éclats poétiques. Son roman joue et se joue des tensions, des séismes et de l’amour qui ne dit pas son nom dans cette famille électrocutée par les courants de la vie. Même si la douleur et la mort rôdent, Alexandre Labruffe a le talent romanesque de faire se lever les disparus, de faire se lever la vie, comme la pâte d’un bon pain. Son roman tient de cet art artisanal où on laisse le levain transformer la pâte, lui donner de l’ampleur et une forme, comme se transforme le roman quand on sait le laisser reposer, pour qu’il pousse et possède cette saveur et cette légèreté qui en fait son originalité. 

Philippe Chauché 

(1) Les Cercles ont vu le jour vers 1830-1840, portés à l’origine par des notables gascons, en 1860 commerçants et artisans y apparaissent, puis ils se transforment et s’ouvrent à tous les habitants après le vote de la Loi de 1901. Implantés dans des villages des Landes ou encore de la Gironde, on s’y retrouve pour y lire le journal, échanger, boire un verre. Ils ont gardé des noms très politiques : Cercle de l’Union, des Démocrates (dans le roman), des Citoyens, de la Paix, des Citoyens. 

mercredi 13 octobre 2021

Insula Bartleby de Serge Airoldi dans La Cause Littéraire

« Toute la vie n’est qu’île. Insula. Un univers en réduction, un microcosme en mer. L’ambivalence de croire à la fermeté du sol quand tout n’est qu’eau fugace tout autour. Encerclante. Dangereuse. Mortifère. Mertifère ».

« La révolte de Bartleby est une música callada ou bien une soledad sonora, dans quelque nuit obscure jamais apaisée où ne vient aucun détachement, aucune illumination. La révolte de Bartleby ne sert à rien qu’à sa fin même ».

Insula Bartleby est un vibrant et pétillant hommage au roman d’Herman Melville. Un hommage construit comme un puzzle littéraire, où le lecteur croise citations et réflexions, traductions, et impressions de l’auteur sur ce livre étrange, qu’il n’a plus qu’à assembler pour voir apparaître un heureux petit roman tout aussi étrange que celui qui l’a inspiré.

Bartleby d’Herman Melville est aussi ce puzzle, où le lecteur est invité à rassembler ces pièces éparpillées, pour tenter d’en saisir la complexité, l’ampleur, la force d’inertie romanesque du scribe de Wall Street, de voir se dessiner son visage, son corps de clown triste, d’écouter avec grande attention les quelques mots dont il se déleste, et d’en saisir l’humour, comme s’il voyait Buster Keaton campant Bartleby et devenant en un tour de magie cinématographique le scribe de Melville. Serge Airoldi est un chef d’orchestre qui a, face à lui, traducteurs – ces œnologues des lettres – et écrivains, qui à leur tour jouent cette partition silencieuse, cette musique tue, silencieuse, écrivait José Bergamin dans La Solitude sonore du toreo (1), en écho au commentaire de Jean de la Croix sur Le Cantique des Cantiques, comme si Bartleby vivait dans la solitude sonore de son bureau-maison. Il s’agit de se laisser guider par une phrase qui est la phrase fondatrice de ce petit roman, I, would prefer not to, traduite là par : Je



préférerais ne pas
; ici : J’aimerais mieux pas ; ou encore : Je préférerais n’en rien faire ; et ainsi vont les traductions. L’auteur en a relevé dix, toutes à leur manière éveillent en cette langue l’écho de l’original, note Walter Benjamin, qui est lui aussi convié à cette évocation ludique. Les traductions devenant par miracle les échos du roman, de multiples échos. Insula Bartleby est à sa manière savante et savoureuse un écho, un ricochet sur l’eau qui semble calme, du roman de Melville.

« Qui sait où nous conduit Bartleby depuis le refuge de sa grotte, de sa glotte qui gratte et grippe le système ? Sa glotte qui s’interrompt. Qui rompt ».

« Je boutonnai ma jaquette, me redressai ; j’avançai lentement vers lui, lui touchai l’épaule et dis :

“L’heure est venue ; vous devez quitter les lieux ; j’en suis désolé pour vous ; voici de l’argent ; mais vous devez partir.

– Je préférerais ne pas, répliqua-t-il, toujours de dos.

– Vous le devez”.

Il resta silencieux » (Bartleby le scribe, Herman Melville, trad. anglais Jean-Yves Lacroix, Editions Allia).

Serge Airoldi a sous les yeux pour éclairer le roman de Melville, une bibliothèque des plus étourdissantes, des écrivains, des traducteurs et des commentateurs, qui ne manquent pas d’audace, comme l’auteur n’en manque jamais. Il saute de l’un à l’autre, tel un furet des lettres. La figure invisible de Bartleby se dessine page après page, ses mots, son retrait, et ses silences, ses mystères, sa résistance, non au système, mais peut-être à lui-même. Il ne se mure pas dans le silence, mais n’a qu’une phrase à la bouche, qui finit par le conduire en prison, où il n’a plus de mots. Un roman s’écrit face à un mur du silence, comme Bartleby rêveur, simplement arrêté là, sans pouvoir aller plus loin, comme avalé lui aussi par une baleine blanche, et ne pouvant que répondre aux sollicitations des humains qui ignorent tout de sa destinée : I, would prefer not to. A nous d’en déduire ce que l’on souhaite, à nous de l’interpréter comme on l’entend, à nous de prolonger cette énigme sans évidemment être sûr de pouvoir un jour en trouver le sens et la raison. Il n’est finalement pas très raisonnable d’écrire un tel roman, et encore moins de s’y prélasser, d’en faire un petit festin littéraire, Serge Airoldi n’est pas très raisonnable, c’est ce qui fait le charme de son livre.

Philippe Chauché

(1) « Musique pour les yeux de l’âme et pour l’oreille du cœur, qui est la troisième dont nous parlait Nietzsche, celle qui écoute les harmonies intérieures » (La Solitude sonore du toreo, José Bergamin, trad. espagnol, Florence Delay, Fiction & Cie, Seuil, 1989).

 http://www.lacauselitteraire.fr/insula-bartleby-serge-airoldi-par-philippe-chauche

vendredi 8 octobre 2021

Le mystère Richelieu de Philippe Le Guillou dans La Cause Littéraire

« À partir d’une simple allure, d’une démarche glissante, latérale, à partir d’une barrette cardinalice – plutôt que l’imposant chapeau à houppes –, à partir d’une forme, un triangle en mouvement, le peintre janséniste, unique portraitiste du cardinal a imposé un genre, de manière définitive. Il a créé l’esthétique du portrait de pouvoir ». 

Devant nous : un tableau signé Philippe de Champaigne où apparaît le cardinal de Richelieu, c’est cette apparition qui fonde Le mystère Richelieu, qui le nourrit et qui l’éclaire, comme nous éclaire Philippe Le Guillou, grand lecteur de l’épopée politique du cardinal. Arnaud Jean du Plessis de Richelieu eut un pied au XVIe siècle et son corps souffrant et glorieux se déplaça au XVIIe. C’est le siècle d’un homme qui embrassa le pouvoir, la gloire, suscita des jalousies, des ressentiments et des haines, qui brille dans ce livre. Le mystère Richelieu est le roman de ce pouvoir, le récit de cette épopée, de cet homme d’État, saisi au plus profond de son être par une « mystique de l’État », et c’est ce saisissement que décrit, que fait résonner Philippe Le Guillou, tout attentif qu’il est au parcours de ce religieux d’exception. L’écrivain le rencontre au Louvre, il est vivant sous le pinceau du peintre des bleus profonds et des rouges éblouissants, qui a inspiré tant et tant de peintres modernes – « … mon regard détaille le jeu des plis et des ombres de la cappa magna, la souplesse et la fluidité de sa doublure soyeuse… ». C’est cette même souplesse et cette même fluidité qui nimbe ce livre, qui nous fait toucher des lèvres le cardinal, sa main qui ne tremble jamais, nous fait entendre ses mots et ressentir ses maux. Il va donc avancer ses pions, dans ce jeu de la guerre et du pouvoir, qu’il découvre. Il va se faire des alliés et des ennemis, prêtre, évêque de Luçon, député aux États généraux de 1614, « Le règne de la raison doit commencer ici, la vie du droit ne connaît qu’un élément vital – clarté et intégrité », aumônier et surintendant de la maison de Marie de Médicis, puis ministre de Louis XIII, le premier de tous, car il a une double vue, il voit la France, il se voit la servir, et il va la servir. Il y aura le temps de la grâce, celui de la disgrâce, puis le retour, paré des éclats de la légende. Autre moment essentiel dans sa destinée, le siège de la Rochelle, un peintre le montre bras croisés face à la violence de la flotte anglaise, il poursuit sa guerre contre la Réforme et la bruyante noblesse, et imagine enfin une académie littéraire qui deviendra l’Académie française. 




« Le cardinal, comme dans les portraits glorieux de Champaigne, est toujours resté debout, seul, en mouvement, dans la majesté de la pourpre, parce qu’il s’agissait de ne surtout montrer à ses ennemis, et il n’en manquait pas, le moindre signe de faiblesse ». 

Le mystère Richelieu est un lumineux portrait de ce fondateur, de ce grand serviteur de l’État, de ce religieux à la main d’acier, dont les tourments, les accidents, les douleurs n’ont jamais altéré sa passion première : servir le roi et la France. Philippe Le Guillou, hanté depuis son plus jeune âge par cette figure romanesque, lui rend peau, sang, cœur et mots. Philippe Le Guillou inspiré par Philippe de Champaigne, fait littéralement vivre devant nous le cardinal en mouvement vers la gloire et la mort, c’est bien l’art du conteur qui, d’historien, se mue en romancier de l’Histoire de France. 

Philippe Chauché

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