dimanche 22 novembre 2015

Le Secret de l'Empereur dans La Cause Littéraire








« Dès le dernier hommage rendu, il prit le bras de son majordome, esquivant les ambassadeurs de Venise et de France, mais aussi les représentants des villes voisines qui voulaient lui faire leurs adieux en personne. Il avait mieux à faire. Inspecter ses horloges pour sa visite quotidienne, voir si elles avaient bien sonné l’heure de sa nouvelle vie ».
 
Le secret de l’empereur est le roman de la désaffection du pouvoir, de son détachement, du retrait, du renoncement de Charles Quint aux titres et au trône. En quelques mois, d’octobre 1555 à septembre 1558, c’est tout un monde qui va se dissoudre, l’Histoire qui va basculer du Palais des ducs de Brabant à Bruxelles au monastère de Yuste dans l’Estrémadure, du bruit et de la fureur au silence religieux. Renoncement à la gloire, à la guerre et au monde, renoncement aux palais et aux courtisans, aux honneurs et aux trahisons qui se nouent, aux jalousies, pour ne garder que quelques fidèles compagnons et ses horloges – Elles rythmaient des jours plus illustres, la durée d’un pouvoir universel, venu de Dieu. Les horloges et les montres seront sa grande passion et son beau mystère, comme l’art subtil de la narration est celui d’Amélie de Bourbon Parme.
 
Le secret de l’empereur est le roman de cette passion et de ce mystère de l’horloge noire. Si le soleil ne se couche jamais sur son empire, ses horloges ne devraient jamais s’arrêter sur sa nouvelle vie, leurs aiguilles tournent de la lune au soleil, et c’est ce mouvement qui le passionne, ce défilement, ce va-et-vient, les secrets qu’elles recèlent et le silence de celles qui se reposent ou s’endorment comme on le dit des natures qu’imaginent les peintres, et que d’autres ne vénèrent que mortes.
 
« Le ciel avait toujours décidé de son existence. Les évènements les plus importants ne tenaient bien souvent qu’à une tempête, un rayon de soleil et même parfois à un courant d’air. Combien de fois avait-il été obligé de repousser ses projets à cause d’un nuage ? Mais cette fois, il n’avait jamais été si pressé d’aller là où personne ne l’attendait ».
 
Le secret de l’empereur est le roman du bouleversement, Charles Quint est fatigué, il souffre de la goute, mais aussi lassé du pouvoir. Il s’est battu sur tous les fronts, sous tous les ciels, contre le Pape et la Réforme, l’Empire ottoman, son nom brille sur toute l’Europe, mais il a le désir de faire de ses dernières années de vie, des moments de divertissement. Il souhaite enfin percer le secret de l’horloge noire, cette horloge imaginée par un moine hérétique espagnol. Charles Quint va finir par s’embarquer pour la Péninsule Ibérique, puis prendre le chemin de Yuste. C’est là, il en rêvait, qu’il va finir sa course – A cette heure-là, il commençait son voyage immobile, la fenêtre ouverte, respirant le parfum des orangers et des citronniers en fleur qui montait par vagues dans l’air tiède. Ses yeux ne seront plus attirés que par la mécanique céleste de ses horloges et de celle qui reste silencieuse, celle dont le secret se dérobe, après lui avoir faussé compagnie dans un ravin. Silencieux, malade, n’affrontant plus que la mort qui tisse sa toile tout autour du monastère.
 
« Mais ce matin comme tous ceux qui l’ont précédé, il n’y avait rien ni personne. Chaque mouvement de feuillage, chaque souffle de vent répétait la même attente, à la manière d’une vague qui s’échouait, inlassablement, contre le mur de sa maison. Un moine traversait la cour d’un pas trop rapide, un oiseau interrompait son chant, le moindre détail inhabituel faisait trembler le vide : au bout de chaque journée, il n’y avait toujours pas d’horloger ».
 
Amélie de Bourbon Parme n’est pas seulement une lointaine parente de Charles Quint, elle est avant tout un écrivain brillant, un auteur stylé – quel délice de ne pas succomber à la mode de la féminisation volontaire ! –, un peintre de l’âme, et de ses tourments. Elle possède cet art singulier du détail, l’œil voit juste et l’oreille saisit le moindre silence. Sous sa plume, Charles Quint marche, parle, se grise de passion pour les mécanismes célestes, évoque ses conquêtes et ses alliances, tient tête à ses courtisans d’ambassades, doute, rêve et se prépare à quitter la terre.
 
Amélie de Bourbon ou l’élégante passion de la narration.
 
 
 
« Les cloches de l’église sonnèrent longtemps à travers la campagne. Comme une messe interminable qui voulait pénétrer les arbres, les montagnes, leur apprendre la disparition d’un homme ».
 
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/le-secret-de-l-empereur-amelie-de-bourbon-parme

samedi 21 novembre 2015

Ernest Pignon-Ernest dans La Cause Littéraire


« Elles étincellent à force d’être livides. / Elles sont au monde pour se libérer du monde. Elles souffrent d’une famine qui creuse plus que la faim. / Elles s’inventent un ciel infernal qui a un goût d’azur calciné ».
 
Pour l’amour de l’amour est une traversée, une traversée mystique, une envolée lyrique, un éblouissement christique, où les corps se livrent pour se délivrer de la trop lourde pesanteur des siècles qu’ils habitent. Ces corps ont pour noms Marie Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation, Louise du Néant et Madame Guyon. Ernest Pignon-Ernest se met à la hauteur de leur union mystique avec ses crayons et ses fusains, comme Carl Theodor Dreyer mettait sa caméra à la hauteur d’un miracle dans OrdetPour l’amour de l’amourprolonge les expositions proposées par Ernest Pignon-Ernest à la Chapelle Saint-Charles d’Avignon, au prieuré Ronsard à Saint-Cosme et dans la chapelle de la Salpêtrière à Paris, lieux uniques qui s’offraient à ces portraits en pied démesurés et qui semblaient s’élever en toute grâce et volupté. Pour cet ouvrage le dessinateur a invité son ami André Velter, poète musicien, que l’on sait traversé par le duende*. On est là au centre tellurique de la mystique, de l’élévation, du surgissement, de l’envolée, et l’attention du dessinateur, sa profonde inspiration, la justesse de son trait, de ses drapés, de ses mains, de ses peaux, des regards, des corps offerts, la profondeur de ses gris et de ses blancs, surgissent comme autant de songes. Point d’illustration, mais un saisissement d’un corps qui se donne, s’élève dans un mouvement de joie et de douleur. Point de commentaire mais la vibration de mots et de phrases qui se glissent sur le papier comme une voix sur un accompagnement de guitare. André Velter est leur voix secrète, l’écrivain se saisit de leur histoire, de leurs aventures, de leurs tremblements, témoin de leur joie céleste, de leur lave et leur volcan.

 
 

« De la passion tu t’étais fait une loi rebelle et la loi nouvelle que s’inventaient les hommes. Tu étais l’ultime excessive, l’ultime femme de la mystique effrénée qui livrait tout son être dans un cri sans limite : “Ô mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même” » (Madame Guyon).
 
« Rodeur je fus à perte de vertige / Et presque à perte d’âme,
Si proche de la cendre de Giordano Bruno, / De la prison de Gramsci,
Des catacombes, des ruelles incertaines, / des terrains vagues du bord de la mer,
Si livré à la gangue des nuits, / Quand la passion est le pur scandale
Qui vous passe dans la peau » (André Velter).
 
« D’abord la silhouette, sans tête. Puis la recherche de l’expression juste, à la fois aiguë et bienveillante, regard intense et soutenu, traits reconnaissables sans ressembler pourtant à tous les portraits vus et revus dans les journaux, les livres, les sites internet. Les calques se superposent, s’annulent au fur et à mesure, jusqu’à composer, enfin, un visage déterminé (c’est moi qui souligne). Parfois des coulées noires dévalent le long du crâne, du cou, jusqu’aux épaules » (Karin Espinosa).
 
 


Dans la lumière déchirante de la mer, est la trace d’un dessin, d’une pietà de Pier Paolo Pasolini, qui tend les bras et porte un corps mort, le sien. Pasolini s’avance ainsi avec sa propre mort, sorti du tombeau, pour ne rien oublier**, son sacrifice, son assassinat, et les silences complices sur les murs de Rome, d’Ostie, de Matera et de Naples.
Ernest Pignon-Ernest n’est pas qu’un artiste des chapelles et des musées, des galeries et des collections, c’est également et surtout un dessinateur des murs et des rues, ses dessins collés y vieillissent, ils y gagnent en épaisseur, en traces, cette patine du temps dont se préservent les musées. L’artiste a ainsi porté le corps de Rimbaud, de Genet, d’Artaud, de Neruda et Desnos, des corps comme des cathédrales qui s’offrent aux passants. Les rues s’en souviennent, les passants ne croisent plus comme avant ces dessins offerts à la pluie et aux graffitis, aux mains anonymes et aux regards éblouis. La mort de Pasolini sur une plage d’Ostie le premier novembre 1975 reste un mystère, une mise à mort sans réponse qu’interroge l’artiste niçois. Comme toujours le trait est net et précis, trace inspirée des grands anciens qui l’ont précédé, Piero de la Francesca, le Caravage, Giotto, et le Greco. Dessiner c’est offrir au regard ce qui ne se voit pas, c’est garder des traits du visage et du corps les signes que le temps y a déposés, c’est donner à voir, à entendre le chant profond (cante jondo) du corps qui s’avance.
Pour l’amour de l’amour et Dans la déchirure de la mer se répondent merveilleusement, les Figures de l’extase sont aussi celles de la révolte, quitter la terre pour le Paradis pour ces femmes transportées, transformer le monde par la poésie, le cinéma et la parole pour l’artiste de l’Evangile selon saint Mathieu


Philippe Chauché

jeudi 12 novembre 2015

Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Tomás (José)

José Tomás (Román Martín)

Photo Stéphane Barbier

Économie du geste, geste de l'économie comme chez Beckett. Un mot, deux mots, une phrase et cela suffit. Toute profusion tue le mouvement interne du déplacement et de la phrase. En deux passes trois mouvements, il dit : je suis un torero classique, je m'accorde en un temps deux mouvements, au tempo du toro, je dévoile la transparence de ma pensée, elle est d'évidence, et c'est cette évidence qui me rend unique, l'unique et son double invisible. Imaginons Bach sans Glenn Gould, le jazz moderne sans Thelonious Monk,  la peinture sans Pablo Picasso, la littérature privée de Flaubert - le style est tout -, la tauromachie sans José Tomás, quel ennuie !

Philippe Chauché  

mercredi 11 novembre 2015

Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Durand (Jacques)

Jacques Durand 


C'est un écrivain, comme l'on dit de José Tomás* c'est un torero ! Il y a quelques années, Jacques Durand nous ouvrait régulièrement son écritoire dans le journal Libération, et puis la faillite de la pensée faisant son chemin, des hommes sans qualités l'ont remercié. Mais il écrit toujours ici et là, avec la même justesse, le même regard aiguë, la même passion, la même joie. Il aguante* ses phrases comme Tomás ses toros.  Son style : une épure, un art vif, précis, net et amusé, lecteur de Montaigne, il a compris que pour faire juste, il faut faire court. Trois phrases comme trois derechazos* de Manzanares* père. 

Philippe Chauché

* Dictionnaire amoureux

mardi 10 novembre 2015

Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Zapatillas.

Zapatillas


Naturellement les toreros sont des héros aux pieds légers, chaussés de zapatillas, ils ressemblent à Ulysse. 

Philippe Chauché 




Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Welles (Orson)

Orson Welles




Il aura rêvé d'être torero. Dans les années 30,  il traverse l'Espagne sous l'apodo * d'El Americano, il est novillero*, prend quelques coups de corne, puis renonce à aller plus loin. Il ne cessera de se rendre aux arènes quand il séjourne en Espagne, quand il vient à l'Hôtel du Palais à Biarritz, il profite de son chauffeur pour passer la Bidassoa, direction les arènes de St Sébastien ou de Bilbao avec quelques Montecristo dans sa veste. Tout le monde le connaît dans le mundillo*, les toreros sont ses amis. Il s'en souviendra toute sa vie et même au delà. Qui mieux que lui se risquera à affronter Hollywood, ce toro manso* qui ne lui fera aucun cadeau. L'homme a un talent fou, trop sûrement, comme William Shakespeare qui l'accompagnera toute sa vie. Il sait qu'en Tauromachie comme au cinéma,  la bonne place est nécessaire, la bonne focale, le bon cadrage, le sitio*, c'est de là dont tout part, et c'est là que tout se révèle. Il tournera pour la télévision un Carnet de Voyage où la Monumental* de Madrid est à l'honneur. Ses cendres se partageront entre le Mexique et la Finca de son ami Antonio Ordóñez* .

Philippe Chauché

* Dictionnaire amoureux


dimanche 8 novembre 2015

Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Chapelle des toreros


Chapelle des toreros

Chapelle des arènes de Dax

 
 


" Qu'ici les peurs se dispersent. Nous sommes là comme des naufragés de la terreur. Merci à Dieu. Lui, Il veille sur nous."
Luis Francisco Esplá lors d'un passage à la chapelle des arènes de Nîmes cité dans Jacques Tessier l'abbé des toreros de Pierre Vidal (Editions Gascogne)
 
Pas une arène qui n'offre aux toreros, une chapelle, ce lieu sacré de recueillement. Elles sont invisibles, leur accès est secret et bien gardé. On n'entre pas là, comme l'on en sort. Plus qu'un rituel, " passer  par la chapelle " est un secours, comme cette grâce : " suerte " *, échangée entre ces hommes de qualité avant le paseo *. Instant de silence, solitude sonore du toreo*, et plus tard cette saeta lancée aux barrières  : " déjame me solo "* - laissez-moi seul ! .
 
Philippe Chauché
 
* Dictionnaire amoureux de la Tauromachie






Dictionnaire amoureux de la Tauromachie : Romero (Curro)


Curro Romero


Il est d'évidence, ou il fut -  c'est comme on le souhaite, présent et passé restent une énigme, comme l'est ou l'était sa tauromachie -, le torero qui suscita le plus de controverses. Les uns, sévillans pour la plupart, voyant en lui un torero unique, d'exception, saisi par le " duende ", " ce charme mystérieux et indicible " (Federico Garcia Lorca), torero de la nonchalance andalouse, fantasque, dont une seule véronique suffit à ravir le public. Les autres lui reprochent de se moquer des toros et du public, de ne pas se croiser *, de ne pas toréer de verdad *. Le Pharaon de Camas se retire en l'an 2000, mais parfois on l'aperçoit à Maestranza *. Un songe, une vision nonchalante d'une tauromachie disparue ? Certains le pensent.

Philippe Chauché

Dictionnaire amoureux de la Tauromachie

samedi 7 novembre 2015

Casanova l'aventure dans La Cause Littéraire



 
 

« Il écrit sa vie en la vivant. Son écriture, c’est sa parade quotidienne, l’entrecroisement de toutes les combinaisons, la musique des histoires. Un art de vivre polyphonique ».
 
« Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie ».
 
Si l’histoire de Casanova est un roman, celle de ses Mémoires, baptisées l’Histoire de sa vie, le sont tout autant. Jusque dans les années soixante du siècle dernier, on ignorait que ce manuscrit en français n’attendait qu’à revivre. Histoire de ma vie se trouvait en la possession des descendants de Friedrich Arnold Brockhaus, un éditeur qui avait aussi en son temps publié Le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer. Il a donc changé de main et de pays, et il est désormais l’heureuse propriété de la Bibliothèque Nationale de France. Des mécènes anonymes et visionnaires, comme ceux qui ont un jour aidé le vénitien, ont fait ce qu’il convient toujours de faire, pour que le manuscrit retrouve une place de choix en belle compagnie. Histoire de ma vie est désormais placé sous la protection de la BNF, où il retrouve Voltaire, et c’est heureux. Avant cette découverte exceptionnelle, les lecteurs français de l’aventurier philosophe devaient se contenter d’une douteuse traduction de l’édition allemande, d’une adaptation tout aussi trompeuse, mais désormais ce qui a été vécu, pensé et écrit par Giacomo peut être lu en français, sa langue d’adoption, la langue de l’aventure (1).
 
« Son destin est exceptionnel aussi parce qu’il est né vénitien ».
 
Casanova, son nom seul est une aventure. Sa vie l’est doublement. Alain Jaubert l’approche livre à la main. Rien de ce que n’a écrit, rien de ce que n’à vécu Casanova, ne lui est échappe. Son roman, qu’il a choisi de baptiser récits, est une palette romanesque qui révèle toute la richesse harmonique de ce roman total et floral. Roman de Venise, de Paris, Madrid, Barcelone, Gènes, Dux – d’où tout s’écrit et où tout s’achève. Roman d’une Europe lumineuse en mouvement permanent, les corps et les idées passent facilement les frontières – Nous sommes dans la grande Europe des Lumières, celle dont une violente force obscure a tenté, et tente encore, de nous détourner (2). Une Europe, qu’il s’agit de savoir habiter et traverser, et pour cela, il faut s’y connaître en langues, en ruses, intrigues, stratégies, alliances, évasions, séductions, signes et masques, et Giacomo est un spécialiste.
 
« Des livres interdits l’ont mené sous les Plombs. D’autres livres lui permettront d’en sortir. Casanova est cerné par des dizaines de verrous. Et c’est un verrou affûté qui lui offrira la liberté ! »
 
Casanova l’aventure, où le récit d’une vie, les récits d’une aventure, d’une échappée, d’une liberté libre– J’ai pris le parti le plus beau et le plus noble, le seul naturel. Celui de me mettre en état de ne plus manquer de mon nécessaire (3). L’aventure Casanova passe par des noms, une collection de prénoms, de visages, de chambres, de rues, de villes, c’est un collectionneur, et collectionner revient aussi à préparer, palette en main, le tableau de sa vie. Un tableau où l’on chante comme chez Mozart – C’est peut-être le personnage réinventé par Mozart et Da Ponte qui révèle à l’aventurier sa vérité ultime, les moments clés de sa vie. Dans les rôles titres de cet opéra : Louison, Clémentine, Hélène, Redegonde, Adèle, Annette, Esther, vrais ou faux, beaucoup proviennent de romans, de poèmes, ou chroniques du temps… Et contrairement à ce qui s’écrit aujourd’hui dans les romances et les gazettes, la plupart des femmes dont parle Casanova sont restées à jamais inconnues. On est loin du récit romanesque à trois écus qui fait toujours fureur aujourd’hui et qui ne cesse de dévoiler, pour finalement mieux dissimuler ce qu’il met en lumière, très loin de l’autofiction, de l’autofriction. Chez Casanova jamais d’aigreur, point de ressentiments, pas un soupçon de funeste. Il s’agit bien d’orchestrer sa vie, comme s’il s’agissait d’un opéra, d’accorder son corps, et d’électriser celles et ceux qu’il croise. Casanova est un roman électrique et sensuel, un roman de feu, que les dénonciateurs et les Inquisiteurs de Venise et d’ailleurs n’ont pas réussi à étouffer, un roman du corps. Casanova le voltigeur, qui dépense sans compter expose le sien aux fièvres et aux maladies d’amour, ses plus belles armes pour renaître : le sommeil, la lecture, l’écriture, et ne jamais s’ennuyer, on ne peut rêver meilleurs remèdes.
 
« Casanova se lève, fait du feu et, pendant deux ou trois heures, se met à écrire. Après, il se couche et dort huit heures. L’écriture contre le fiasco. Et le sommeil gagné grâce à l’écriture ».
 
Casanova a été le plus fantasque des aventuriers, un jongleur, un acrobate, et le plus sérieux des dormeurs studieux. Alain Jaubert en a fait un roman, un récit(s), une escapade romanesque, un effleurement gracieux, une effusion de langue, un éclat de lune sur la lagune, une échappée belle, une divine comédie nourrie de cette multitude de petits romans qui font le grand roman de sa vie.
 
 
Philippe Chauché
 
 
(1) Nous disposons aujourd’hui de deux éditions françaises : Bouquins chez Robert Laffont en trois volumes réimprimés en 1999, et La Pléiade chez Gallimard en trois volumes 2013, 2014 et 2015
(2) Philippe Sollers, Casanova l’admirable, Plon
(3) Cité par Philippe Sollers dans Casanova l’admirable
 

dimanche 1 novembre 2015

Michaël Ferrier dans La Cause Littéraire


« Ces gens étaient des aventuriers, des Outre-mer. Ils venaient de loin, de l’Inde, ou de l’Afrique, d’Europe ou bien de Chine, ils venaient de bien plus loin encore sur l’éperon de leur désir ; ils arrivaient de toujours, ils s’en allaient partout ».
 
En mémoire de Jean-Pierre B. qui n’aura pas eu le temps de le lire.
 
Les grands romans sont des cyclones. Ils s’annoncent par des frémissements, de légers bruissements, quelques vibrations, et par contamination romanesque, ces courants d’air chaud prennent force et vigueur, ils se lèvent comme une vague, déferlent et multiplient éclairs et éclats, et deviennent le mouvement même du roman. Mémoires d’outre-mer est un cyclone littéraire, un art du souffle, l’histoire d’un homme du vent, d’un homme volant, libre, qui survole une île et une époque, et qui se joue des trahisons de l’Histoire.
 
Tout commence par une découverte : trois tombes du cimetière de Mahajanga à Madagascar – Toutes trois sont presque identiques, même taille, même couleur, mêmes dimensions – celle de Maxime Ferrier, le grand-père de l’auteur, celle d’Arthur Dai Zong – son ami, et une troisième sans inscription, sans date, la tombe de l’absence.
 
Michaël Ferrier en écrivain curieux de son histoire, de l’Histoire de la France et de Madagascar, s’envole pour l’île, croise des témoins, ouvre des malles, pousse des murs, scrute le Pacifique et le ciel, pour écrire ce roman circassien sur son grand-père acrobate – j’embarque en clandestin sur le chariot de la nuit. Michaël Ferrier a l’art de faire de prénoms un roman, roman d’ultramarins qui ne craignent ni les dépressions, les coups de vents, ni les coups de mer et du destin.
 
« Explorer les marges, les silences, tel a toujours été l’un des secrets de l’acte d’écrire. Dans l’Histoire de France, les Mémoires sont des tombes. Des dispositifs parfaitement ingénieux, à fragmentation et à retardement. Eux seuls révèlent la complexité des temps, leur tourmente animée, leurs turbulences secrètes ».
 
Les grands romans sont changeants comme les ciels d’automne, ils passent du bleu au gris, du jaune au rouge, multiplient les nuances, foisonnent d’éclairs et d’éclats. Mémoires d’outre-mer est un roman d’aventurier sur un aventurier de la vie, un homme des airs – une vie de trapèzes et de cordes, de costumes d’argent et de cuivre –, un négociant – il vend un peu de tout – toute sa vie il sera rebelle à la « spécialisation » –, un résistant à la France moisie.
 
Mémoires d’outre-mer est un roman de la trace, la trace laissée par des hommes de vie et que des hommes de mort veulent effacer, un roman français sur des Français de branche, d’oreille et de convictionMémoires d’outre-mer est un roman des îles, d’une France multi-territorialeaux temporalités qui s’ignorent, se répondent, s’enlacent, se superposent… forgée par des hommes et des femmes aux semelles de vent.
Les grands romans travaillent ainsi la mémoire et les mémoires, les ruisseaux du réel se jettent toujours dans le fleuve du roman, et son art est de faire flamber ces mémoires comme un ciel d’automne, et comme flambe un trapèze sous les feux d’un chapiteau.
 
Ce roman est aussi celui de Pauline, qui joue du piano et lit des poèmes à Maxime – elle sarabande le long du boulevard ses formes elliptiques –, des enfants qui volètent sur la plage de Mahajanga, d’Arthur, frère des airs et frère d’armes, de la malice, des dénonciations, de la Guerre et de son Art qu’il convient d’avoir en mémoire, mais aussi de la grâce, de la futilité, de la douceur et de la révolte heureuse.
 
« Maxime et Arthur ont vécu toute leur vie outre-mer. Toute une vie en deçà et au-delà de l’eau. Ils sont là, perchés, aux abords. Ce sont des êtres aquatiques, leur vie se déploie par affluents, courants de coraux, roseaux ».
 
Les romanciers importants sont toujours des historiens précis et renseignés, leurs oreilles sont fines et aiguisées comme leurs plumes, et ils ont pour eux le savoir et le style – cette bénédiction divine.
Mémoires d’outre-mer regorge de faits précis, d’histoires qui nourrissent et se nourrissent de l’Histoire de France et de Madagascar, de celle de Vichy et sa lugubre littérature – Soudain, la langue de Montaigne et de Voltaire ne charrie plus que des slogans boursouflés – et du projet Nazi de déporter dans l’île les Juifs européens. Mémoires d’outre-mer résonne de voix, venues de l’île ou de Londres – Le soleil se lève à l’est le dimanche – de résistances joyeuses, mais aussi de douleurs – La mort à ce moment tire le verrou. Un fond de néant se lève – et de cyclones – ils déchirent les belles maisons et les livres – mais le calme et soleil revenus, de nouvelles pages luxuriantes peuvent s’écrire.
 
Philippe Chauché