dimanche 27 juin 2021

Le peuple de Manet de Marc Pautrel dans La Cause Littéraire


« Il a vu des morts, il va montrer des vivants, il n’a pas pu sauver ceux-là, il va rendre éternels les autres, tous les corps glorieux qu’il croisera, les humains et leurs visages, parfois même les perroquets ou les chiens, et jusqu’aux fleurs, les pivoines, les roses, l’hibiscus dans les cheveux d’une femme offerte, les violettes, les lilas, les tulipes, les œillets et les clématites dans leurs vases de cristal. La vraie vie vécue dans l’étendue du Temps ». 

Manet est au cœur de la mitraille ce 4 décembre 1851, Paris se révolte, c’est là dans les rues que le peintre apprend à voir sur le motif. Il voit des corps, du sang, les barricades, la charge des dragons, l’œil est dans sa main, et sa main dessine, c’est sa manière de se mêler à la révolte. Vingt ans plus tard, c’est la Commune, Manet est loin de Paris, il y revient à la fin de la « Semaine sanglante », une nouvelle fois, c’est la mort, les larmes et les fusillés : contraire exact de l’Art, et donc contraire à la vie. Tout l’art romanesque de Marc Pautrel est de nous faire voir le peintre en ces instants terrifiants, et une fois la paix revenue, de nous glisser dans son corps au travail – la main, l’œil, l’oreille, la pensée agile glisse elle aussi sur la toile –, de nous faire entendre sa voix intérieure. L’atelier du peintre, c’est aussi la rue – un typhon a balayé la petite rue Lafitte, un vent mauvais de sang, de cris et de sanglots –, le jardin des Tuileries, le musée du Louvre, saisi par les grands maîtres qui ne cessent de lui apprendre à voir, c’est-à-dire à peindre, et à bien peintre. C’est de là, et de sa mémoire infaillible, que vont surgir par capillarité des toiles immortelles : Autoportrait du Tintoret par lui-même, Le Fumeur, Le Buveur d’absinthe, mais aussi Lola de Valence, Jeune femme en costume de toréador, ou encore La Chanteuse des rues, et deux tableaux qui vont changer l’histoire : Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia. Autant d’œuvres, où le peintre applique au pinceau et au couteau un précipité de vie, un précipité vers la vie et sa beauté, une ode à la liberté libre, que vivra un poète de son siècle, un voyant comme lui (1). Puis il y aura une escapade en Espagne, à Madrid, pour Vélasquez, le géant, dont les toiles incendient le Prado de l’intérieur. Là, comme dans les rues de Paris, Manet dessine, il dessine aux arènes, un cercle, où le matador va épouser la mort qu’il changera aussitôt en vie, il dessine des portraits, des situations qui demain donneront vie à des toiles. Écrire c’est ainsi se donner le pouvoir de ressusciter les grands disparus, ce que réussit avec finesse et justesse Marc Pautrel dans ce portrait, qui est celui d’un grand vivant. Le peuple de Manet est le roman du regard que porte l’écrivain sur un peintre unique, qui n’appartient à aucun siècle, et les embrasse tous, qui donne vie à ses modèles, à son peuple, et lui offre l’éternité. 




« Gambetta se penche en arrière, les mains à demi plongées dans les poches de son pantalon, pouces sortis, massif, il échange un sourire avec les autres témoins. Leur ami est consolé, il est heureux. Manet travaille, il voit, il pense, il peint par avance. Il est au Louvre, il a entre les mains les plus rares et les plus magnifiques croquis de la peinture italienne classique, il s’en nourrit, il grandit ». 





Dans Le peuple de Manet, Marc Pautrel nous livre aussi son regard sur 46 tableaux de Manet, son peuple, de l’Autoportrait de Tintoret – Son corps caché sous le manteau forme cette écorce terrestre abritant mille espèces, dont la plus importante de toutes pour toujours et à jamais, l’espèce humaine, c’est-à-dire lui, le vieux peintre qui a montré le paradis aux pauvres mortels –, au Clairon, de 1854 à 1882 (le peintre quitte la terre un an plus tard, il a 51 ans). 46 tableaux que l’écrivain regarde, écoute, décrit avec la plus grande des précisions, décrire pour bien lire ces toiles d’exception, et donc pour bien écrire face aux tableaux. Il se met à la hauteur des modèles, à la hauteur des siècles que traverse Manet. Ces 46 tableaux surgissent, comme autant de vivants que Manet a dessinés, animés de couleurs profondes et vives. Leur localisation forme une mappemonde exceptionnelle, nous sommes à Lisbonne, à New York, à Paris, à Budapest, mais aussi à Munich, à Tokyo, ou encore à Stockholm, et face à nous, face à Marc Pautrel : Les bulles de savon, Le Matador saluant, Lola de Valence, La Maîtresse de Baudelaire, Déjeuner dans l’atelier, Monsieur Brun, tout un roman contemporain, car Manet est tout autant de ce siècle que du XIX° siècle ! Marc Pautrel est un écrivain qui porte grande attention au style, à la composition, à ses modèles, à ses admirations, aux histoires où il convoque l’Histoire. Le peuple de Manet est un roman aux milles voix qui se croisent et s’enlacent, celles du peintre, de ses amis, des anonymes qui sont aujourd’hui devenus de glorieux inconnus, elles nous parlent, comme nous parlent ses tableaux, non comme des fantômes mais comme des natures endormies que l’écrivain, le temps d’un roman souverain, réveille. 


Edouard Manet par Felix Nadar

« Elle dit : Voilà, les choses sont ce qu’elles sont. Elle est la sagesse, la douceur, la confiance, la force cachée, la beauté et la supériorité inédites, sa rousseur est le nouvel étalon de la grâce féminine » (La Femme au perroquet, 1866, New York). 

Philippe Chauché 

(1) « Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil », L’Éternité (extrait) Arthur Rimbaud, mai 1872, Bibliothèque de La Pléiade, Edition d’Antoine Adam, Gallimard, 1972. 

lundi 21 juin 2021

Cavalier noir de Philippe Bordas dans La Cause Littéraire

« Nous vivons parmi vociférateurs et voyous, risquant fiels et venins, braises et brandons. De ces vocables hirsutes et dépeignés, remontés des tréfonds, je suis le résultat. De cette langue primitive lacustre, hérissée de harpons, j’ai conservé l’indice. Nos paroles sortaient d’arbalète comme traits de foudre, enduits d’une bave de serpent. Ces flammes dans l’air ». 

« Moins vêtue que drapée, habillée par le vent, poursuivie de tissu, filamentée de cheveux et de cet enroulé de soies blanches, ces plis et replis de coton translucide embrasant ses épaules, luminant ses jambes ». 

Cavalier noir est un roman d’Amour Fou. Une déclaration d’amour fou et de bonheur incendiaire portée à la langue française et à Mylena, déesse des temps modernes. Le narrateur aventurier du Micro-Robert, et armé de son vélo aux dents affutées, quitte sa ville – Mon cœur s’est descellé du cœur de Paris –, armé de sa langue, de son vélo et d’un savoureux savoir. Après avoir été cycliste et roulé sur les traces des Forcenés (1) – Je n’oublie Luis Ocaña de ma jeunesse, si grand et ténébreux ; si grand par cet orgueil épuisant qu’il épuisa son corps, d’une grandeur souveraine en quelques rares moments ; si pur incandescent –, photographe de cavaliers noirs mossis (2), il est devenu écrivain, armé lui aussi d’une grandeur souveraine et écrivant dans l’incandescence de la langue. Et pour réussir un tel roman, qui est un grand roman, il ne faut pas craindre les cols les plus escarpés, les routes les plus sinueuses, la vitesse et la lenteur, la chaleur, les orages, la grêle et parfois la chute. Il ne faut pas craindre d’affirmer sa passion pour la langue vivante, les mots rares et précieux, la composition, cet art singulier qui fait la différence entre ce qui s’écrit à la va-vite, à la va-comme-je-te-pousse, et qui l’est avec patience, rigueur et parfois fièvre. Cavalier noir est un roman d’amour, où le narrateur se délivre de son passé pour se livrer à son présent. Il quitte son passé, le Cercle du Petit-Thouars et ses dandies, traverse Paris, la Marne et la Moselle, pour une terre inconnue, une Europe qui se redessine, qui respire, comme respire Mylena. 




« L’ingénuité du songe – le lit de fougères, l’assemblage de noisetiers reverdis abritant les amants – ; sa perpétuité dans l’esprit d’une femme fraîche et d’un homme en fuite ; cette constance à vouloir s’enlacer et s’immoler dans la forêt profonde se corroborent de l’hospitalité des espèces tutélaires, des feuilles hydrofuges établies en tonnelles et de ces profusions de branches nécessaires à l’élaboration du feu ». 

Cavalier noir est le roman d’une traversée, d’une échappée belle, laissant ou redonnant à la langue ce que Lautréamont ou encore Breton lui offrirent, la soie et l’épée, l’épopée musicale. Philippe Bordas est un écrivain qui possède un sens aigu du tempo, de la musique qui s’élève de ses phrases, il écrit à l’oreille. Il sait que pour bien écrire, il faut non seulement savoir écouter ce que l’on écrit, mais aussi savoir choisir avec une grande finesse les mots qui vont surgir sur la page. L’aventure de la langue est aussi celle de l’art roman, et la réussite de Cavalier noir est éblouissante. 


Philippe Chauché 

(1) Forcenés, Fayard, réédité par Gallimard/Folio 

(2) Philippe Bordas a présenté en 2019 ses photographies de cavaliers Mossis faites au Burkina Fasso entre 2011 et 2014, elles ont la même exigence et la force que son travail romanesque. 

 
 

Quelques questions à Philippe Bordas à l’occasion de la parution de son roman Cavalier noir, Gallimard 

« Je ne revendique pas une belle langue, ni une langue précieuse, mais une langue entière, un français intégral, complet, non amputé de sa base ni de son sommet ».

 

Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Vous vous attachez une nouvelle fois, dans Cavalier noir, à mettre au cœur de votre travail romanesque la langue française. Une langue choyée, aux mots choisis avec attention, une langue précieuse, d’une grande rigueur, sans qu’elle ne soit jamais rigide, mais musicale. D’où vient cette langue, qui est devenu votre signature romanesque ?

Philippe Bordas : Je suis une sorte d’immigré de l’intérieur. Je ne suis pas né dans la langue française. J’ai grandi parmi les hybrides et les sous-parlers. Une partie de ma famille de Corrèze parlait le patois d’oc, les gamins de la ville nouvelle où je vivais étaient de provenances diverses, tous débarqués avec moi de contrées d’égale misère, des Maghrébins, des Juifs tunisiens, des Antillais, des Portugais, des Italiens, des Vietnamiens, etc. Chacun avait sa langue, son lexique : les argots divers se mélangeaient au verlan, ce jargon inversif, à syllabes retournées qui nous servait de langue cryptée pour échapper à la loi parentale, professorale, au contrôle policier. A l’école, s’il était question de Molière et Musset, nous étions surtout gavés du français exsangue, allégé, de Prévert, Saint-ex et Camus – la triplette des grands dilués. C’était une Arche de Noé, nous étions égaux dans l’usage d’une parlure babélique démente et drôle. De fait, je ne parlais pas français vraiment, je parlais l’esperanto des bétons, une préfiguration très bas de gamme du Finnegans de Joyce… Mais je lisais en secret, de façon maladive, compulsive, sans en parler aux profs, ni à mes acolytes de la rue, car c’était mal vu, quasiment une traîtrise de vouloir apprendre la vraie langue de Paris. Je lisais tout et à toute heure. Si bien que je parlais salement, mais écrivais une langue autre, presque une langue étrangère, fascinante : le français des livres. J’avais de forts résultats à l’école, mais c’était sans effet, nous étions de la chair à CAP, de la viande prolétaire : j’avais été orienté vers un CAP de céramiste. Au lieu de me pousser à faire des études de lettres ou de philo, les profs convoquaient mes parents pour savoir qui avait écrit ces belles dissertations à ma place… J’étais un imposteur. Au final, j’ai quand même eu le Bac et j’ai décidé de devenir coureur cycliste. Me suis inscrit à l’Ecole Normale pour être instituteur en Corrèze, lieu collineux et montagneux qui conviendrait à mes petits dons de grimpeur. Sur le quai de gare, ma prof de philo m’a croisé, questionné et obligé, furieuse de me voir partir ainsi, à remplir sur le champ des dossiers pour rentrer en classes préparatoires. Je n’avais jamais entendu le mot « hypokhâgne » de ma vie. Elle m’a promis, si j’obéissais aux maîtres professeurs de ces classes d’élite, que j’accèderais enfin, moi le malparleur, à la grande langue française, etc. Sauf que ces classes préparatoires m’ont inculqué les sous-langues du structuralisme, les langues d’anéantissement et d’ascèse nées de Blanchot – Blanchot était le Dieu secret des philosophes alors régnant sur ces classes, Foucault, Derrida, Deleuze, etc. Du coup, je me suis enfui de cette prison verbale, me suis prolétarisé et j’ai repris et poursuivi sans fin la recherche de cette grande langue d’énergie qui m’avait été promise sur un quai de gare… Depuis, somme toute, en picaro des mots, toujours cheminant sur un vélo, comme un Quichotte halluciné sur sa maigre monture, je cherche cette langue de féerie, à l’envers des écritures mortes, journalistiques et scénaristiques de cette époque ; je cherche cette utopie de français, cette langue entière, synthèse du haut et du bas, alliage des sous-parlers de mon enfance et de ses hautes réalisations, à la tête desquelles trône Saint-Simon. Je ne revendique pas une belle langue, ni une langue précieuse, mais une langue entière, un français intégral, complet, non amputé de sa base ni de son sommet. Un français qui réalise la concorde de tous ses âges, ses archaïsmes et ses néologismes, qui accomplisse la réunion des classes sociales : ma quête poétique à rebours des contemporains est aussi politique.

 

Ph. Chauché, LCL Cavalier noir est un roman d’amour, d’amour fou, une odyssée où votre narrateur part retrouver la femme qu’il aime, et qui le fascine, c’est une traversée de la France, une échappée vers le bonheur. Dans votre roman vous faites allusion à Moby Dick : « Mylena est passée de son nif de lecture à une estrade peuplée de mythes défunts des mers nordiques, celui d’Achab englouti dans la gueule lactescente de la baleine et celui, wagnérien et funeste, du naufrageur ». Que représente pour vous ce livre et l’écriture de Melville ? Dans votre livre vous invitez également Cendrars, ou encore Remy de Gourmont.

Ph. Bordas : Non, je n’ai aucun rapport passionnel avec Melville. Les auteurs qui ont compté pour moi sont, dans l’ordre chronologique, Cendrars, ado, pour le rêve de fuite romantique, Paul Valéry, son Monsieur Teste étant pour le gars des cités une sorte de manifeste du refus, une arme de guerre. Ensuite Ponge, un lutteur enragé, qui m’a fait entrer vivant, en Puma Velcro, dans le grand dictionnaire de France. Mais surtout Céline et Saint-Simon, surtout les génies baroques, Carlo Emilio Gadda et Lezama Lima. Claudel, Morand et Rabelais. Tous ceux qui donnent chair, tous ceux qui réunissent les bouts épars : les rassembleurs de langue. Cavalier noir est une histoire d’amour, la fuite vers une femme qui adore le français, une étrangère amoureuse du français, c’est aussi l’histoire de cet amour d’une langue d’énergie, d’un français de chair et de complétude. Le narrateur est mon double picaresque, l’éternel vagabond sur les routes, à la recherche des pépites de français enfouies entre les pavés.

 

Ph. Chauché, LCL : Quels sont les autres romanciers qui vous accompagnent, ou vous inspirent ?

Ph. Bordas : Inversons la proposition : disons que je fuis surtout les écrivains unilingues, monolingues, qui ne jouent le français que sur l’octave central, pianotent sur dix notes maxi et oublient les deux autres extrémités du clavier. Ils utilisent le français comme langue amputée, mutilée, simplifiée. C’est comme si le conducteur d’une Ferrari douze cylindres roulait sur seulement deux cylindres et avait débranché les dix autres… La langue française est une Ferrari, elle dispose d’une puissance fabuleuse, établie sur des siècles, fignolée par de géniaux mécanos. Pourquoi la réduire à la dérision d’une petite Twingo ?

 

Ph. Chauché, LCL Cavalier noir évoque également pour nous votre travail photographique et romanesque sur les cavaliers Mossis, comme d’ailleurs celui sur les romanciers du Tour de France, les échappées belles de votre Forcenés, vous revendiquez cette perméabilité entre vos photographies, et votre essai sur ces cyclistes qui peuplent notre imaginaire ?




Ph. Bordas : Ma quête photographique africaine, de 1988 à 2014, avec les boxeurs du Kenya, les lutteurs du Sénégal, les chasseurs du Mali, les cavaliers mossis du Burkina, cette fréquentation longue m’a surtout permis de raccorder à nouveau le Verbe au Corps, après la disjonction terrible vécue dans les classes prépas, où je me suis écroulé physiquement, détruit organiquement en obéissant aux philosophèmes mortifères de Blanchot et ses sectateurs-professeurs. Ces héros africains, souvent des gens des bidonvilles ou des quartiers, ont réalisé seuls, sans aide de l’État, la grandeur de leur pays, ont développé ou ressuscité des moments forts de leurs patrimoines historiques. Je me suis sans doute un peu reconnu en eux, ils m’ont donné la force que nul ne pouvait plus me donner en France. Mon amour pour les cyclistes de haute époque est de même nature. Forcenés dit la geste de héros cyclistes qui ont créé un « phrasé », une équation physique/rythmique qui fait allégorie et exemple pour l’écrivain picaro toujours en mouvement, en quête de vitesse.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/entretien-philippe-chauche-philippe-bordas

 

 

jeudi 10 juin 2021

Les Fables de La Fontaine dans La Cause Littéraire

« La Fontaine est un des poètes qui ont su mettre un maximum de corps dans la langue. Cela donne aux Fables, en particulier pour les enfants qui aiment dire en gonflant leurs joues La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, une fraîcheur toujours recommencée. Les lecteurs savants y trouvent des occasions délicieuses pour s’émerveiller, sans jamais épuiser les raisons de leur plaisir. Les Fables peuvent être une “fontaine de jouvence” » (Yves Le Pestipon). 

« Je chante les héros dont Ésope est le père : 
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère, 
Contient des vérités qui servent de leçons. 
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons. 
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. 
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » (Jean de La Fontaine, À Monseigneur le Dauphin). 

« Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints, 
S’en allaient en pèlerinage. 
C’étaient deux vrais Tartufs, deux archipatelins, 
Deux francs Patte-pelus qui des frais du voyage, 
Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage, 
S’indemnisaient à qui mieux mieux » (Le Chat et le Renard). 


Les Fables nous reviennent aujourd’hui dans une nouvelle édition, accompagnée de dessins et de gravures de Jean-Jacques Grandville, comme reviennent les beaux jours, et les grands souvenirs littéraires. Les Fables est un souvenir partagé par tous ceux qui, plus jeunes, ont découvert, lu, savouré et parfois appris sur le bout de la langue ces histoires à aucunes autres pareilles. Les Fables ont traversé les siècles, elles possèdent cette force et cette vivacité uniques sur lesquelles le temps n’a point de prise. Cette belle langue française que chérissait Jean de La Fontaine était aussi celle de Mme de Sévigné et de François de La Rochefoucauld, qui furent des lecteurs passionnés des Fables. Cette langue du XVII° siècle qui sonde la nôtre, et l’invite à plus de retenue dans les transformations que certains voudraient lui imposer. Cette langue vivante et musicale est au cœur des Fables, de La Cigale et la Fourmi – Je vous paierai, lui dit-elle, / Avant l’août, foi d’animal, / Intérêt et principal. – à La Ligue des Rats – Ils allaient tous comme à la fête, / L’esprit content, le cœur joyeux, / Cependant le Chat, plus fin qu’eux, / Tenait déjà la Souris par la tête. L’intégralité des Fables s’offre à nous, les douze livres ainsi que les Fables non recueillies. Et que nous dit sa langue si vivace ? Elle nous conte des histoires d’animaux, humains, trop humains probablement. 




« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages : 
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, 
Tout petit prince a des ambassadeurs ; 
Tout marquis veut avoir des pages » (La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf). 

« La ruse la mieux ourdie Peut nuire à son inventeur ; 
Et souvent la perfidie Retourne sur son auteur » (La Grenouille et le Rat). 

Si cette édition des Fables de La Fontaine est un heureux évènement, c’est aussi qu’elle associe le texte intégral aux gravures et dessins de Grandville, une gravure par fable et de nombreux dessins, publiés entre 1837 et 1840 – D’abord esquisse de la pensée sur papier et, dans les premiers temps, plus généralement sur ardoise avec la craie, ce qui me permettait d’effacer, de redessiner constamment jusqu’à ce que j’eusse trouvé ma composition et le mouvement que je désirais pour mes personnages. La force de ces dessins et de ces gravures, c’est qu’ils n’illustrent pas les Fables, ils les accompagnent, ils en saisissent à traits fins et précis ce que nous pourrions appeler un arrêt sur le texte, une vision de la fable, un regard inspiré, et Grandville est grandement inspiré par La Fontaine et ses animaux aux postures humaines. Un exemple, Le Corbeau et le Renard : Maître Renard, apparaît souriant, bon enfant, dressé sur la souche d’un arbre sur ses pattes arrière, celles d’avant croisées, toutes moustaches dressées, il regarde Maître Corbeau non sans arrière-pensée, un vieil oiseau à binocles perché sur la branche d’un arbre, qui retient dans son bec un fromage, la scène se déroule dans une clairière, où cheminent un couple que l’on suppose amoureux. Autre exemple ce dessin saisissant et un peu effrayant du Renard et le Buste : Les Grands pour la plupart sont masques de théâtre, où l’on se demande s’il s’agit d’hommes masqués ou d’animaux qui portent bien l’habit. 

« Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus 
Qui du soir au matin sont pauvres devenus Pour vouloir trop tôt être riches ? » (La Poule aux œufs d’or). 

« Jamais auprès des fous ne te mets à portée. 
Je ne te puis donner un plus sage conseil. 
Il n’est enseignement pareil 
À celui-là de fuir une tête éventée » (Le Fou qui vend la Sagesse). 




Les Fables nous proposent, et chacun le sait, les ayant un jour lues, dégustées, retenues, comme l’on retient un souvenir d’enfance, un heureux apprentissage à la langue française, des portraits piquants d’animaux qui s’affairent aux malices et aux travers des humains qui s’y trouvent ainsi dessinés. Jean de La Fontaine sait ce qu’il ce qu’il doit aux Anciens, à Ésope et Phèdre notamment, fondateurs du genre, touché par l’enchantement et le désenchantement de ces fables anciennes, qu’il manie et remanie, attentif aux charlatans, aux vieux rois, aux renards malins, aux trompeurs qui se font piéger, aux lièvres songeurs – Un Lièvre en son gîte songeait (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) –, aux grenouilles lassées de l’état démocratique, à tout un bestiaire, qui dévoile le ridicule de ses contemporains. Les Fables est enfin un formidable roman poétique du XVII° siècle, un livre où la langue virevolte, et s’envole. Elle célèbre l’art singulier du portrait saisi sur le vif de ces animaux et de ces hommes, qui se dévoilent sous son regard perçant, et de sa plume aiguisée comme une flèche d’acier, sans jamais se départir d’un goût prononcé pour la comédie, la vaste comédie humaine de son siècle, qui nous divertit, et nous amuse. 

Philippe Chauché