La Cause Littéraire : Cette Odyssée du Murmure du monde, je pense que c’est ainsi que l’on peut qualifier cette aventure littéraire, a fait ses premiers pas il y a plus de dix ans, un premier livre, puis d’autres ont vu le jour. Baptisés : La Trame des jours, Le Fracas des nuages, Inévitables Bifurcations, ou encore Le Ressac du temps, ces deux derniers, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager et Une Mite sous la semelle du Titien.
Des livres qui embrassent et embrasent le Monde, votre monde, des livres écrits à la première personne mais si éloignés de ce que certains appellent l’autofiction. Des livres pourtant bien réels, qui écoutent ce murmure qui traverse les siècles et les murs des maisons, des livres qui ne cessent de convoquer vos passions, vos désirs, vos admirations littéraires, votre temps perdu et votre temps présent.
Comment est né ce projet inouï, pour reprendre ce que vous dites de Je pense à toi ?
Lambert Schlechter : Le projet du Murmure du monde est né bien longtemps avant, plus de quarante ans avant que cette expression apparaisse dans le titre d’un livre édité en 2006 par Francis Dannemark au Castor Astral. J’ai récemment, grâce à internet, redécouvert quatre contributions que j’ai faites entre avril et juin 1964 à l’hebdomadaire luxembourgeois « Lëtzebuerger Land » sous le titre Carnet d’un passant. J’avais 22 ans. C’était (déjà) une ribambelle de fragments. Depuis l’âge de 13 ans j’écrivais un journal intime, en français, langue pour moi étrangère. Je faisais mes gammes ; j’allais à la découverte de ce gigantesque instrument qu’est la langue française. A 16 ans, grâce à l’enthousiasme d’un professeur, Tony Bourg, je fis la découverte des Essais de Montaigne que je n’ai plus jamais arrêté de lire : cela fait entre-temps un commerce de soixante ans…
Montaigne est resté au centre de ce réseau de vibrations d’écriture : ces écrivains du discontinu, de la juxtaposition, de la bifurcation et de la digression – Cioran disait des fragmentistes, Perros disait des noteurs. Montaigne avait dit une marqueterie mal jointe.
LA (ma) CONSTELLATION DES FRAGMENTISTES
Confucius / Tchouang Tseu
Marc Aurèle
Sei Shōnagon / Urabe Kenko
Wang Chong / Tang Zhen
Érasme (Adages)
Montaigne
Bayle (Dictionnaire) / B. Gracián / F.B. de Verville
Saint-Evremond / La Mothe le Vayer
La Bruyère / Vauvenargues / Chamfort / La Rochefoucault
Pascal
L. Sterne / Lichtenberg
J. Joubert / Leopardi / F. von Schlegel / Novalis / Baudelaire
Nietzsche
J. Renard / P. Valéry / A. Suarez / Simone Weil
L. Torganov / V. Rozanov / L. Chestov / D. Harms
F. Tozzi / C. Dossi / E. Flaiano / G. Buffalino /
C. Pavese / G. Ceronetti / D. Buzzati / I. Calvino
R. Walser / L. Hohl / W. Benjamin / E. Canetti
L. Wittgenstein
R. Gomez de la Serna / M. de Chazal
Pessoa
Th. Bernhard / F. Mayröcker / H. Eisendle / P. Handke
B. Frischmuth / M.L. Kaschnitz / B. Mattheus
K. Krolow / J. Becker
A. Vialatte / E. Cioran / R. Judrin / D. de Roux
W. Gombrowicz / M. Szentkuthy
L. Scutenaire
P. Weiss / Botho Strauss / W. Schnurre / G. Meier
E. Ionesco / M. Leiris / F. Ponge / R. Pinget / J.C. Pirotte
G. Perec / G. Perros / J. Gracq / Ph. Jaccottet / L. Calaferte
E. Jabès / D. Collobert / A. Leclerc / F.Y. Jeannet / C. Bobin
H. Michaux / R. Barthes / J. Borel / G. Lascault / J-H. Michot / H. Lucot
L.R. Des Forêts / P.A. Jourdan / L. Bourg / J. Vernet / S. Macher
A. Artaud / G. Bataille / M. Blanchot / J. Baudrillard / Derrida
Ch. Danzig / A. Emaz
Pascal Quignard
E. Pound / J. Didion / W. Gaddis / A. Dillard / D. Markson
J. Cortázar / A. Monteroso / M. Martelli
P. Autin-Grenier / B. Chambaz / C. Chambard / B. Collin / J-P. Dubost
G. Basquin / Th. Vinau / Ch. Esnault / D. Preschez
J-L. Kuffer
Rolph Ketter
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ce tableau met côte à côte des auteurs qui n’ont écrit que par fragments (comme Sei Shōnagon ou La Bruyère) et des auteurs qui ont écrit l’un ou l’autre de leurs ouvrages en forme fragmentée (Érasme ou Pinget)
Ma manière d’être s’exprime en un verbe : Vivrécrire.
J’ai toujours écrit, jour après jour, le long de la vie, en marge de la vie, j’ai écrit, aussi, malgré la vie & contre la vie, je n’imagine pas ma vie sans cahier à portée de main, où que je sois, où que j’aille.
La Cause Littéraire : Le Murmure du monde est traversé par le souvenir vivant de votre épouse disparue – Parfois, quand je regarde mes mains, c’est à ça que soudain je pense : mes mains sur toi –, souvenir également des livres et des manuscrits qui se sont transformés en cendre dans l’incendie de votre demeure – Au fil des lectures, des cogitations et les rêveries, plusieurs fois par jour, ce réflexe, cet élan d’aller sortir un livre du rayon, rechercher un passage, relire une page, un chapitre, puis aussitôt : mais non, ce livre n’y est plus, n’y a plus rayon, n’y a plus étagère, le livre a brûlé, avec la planche où il se trouvait… –, face à ce drame et à ce sinistre destructeur – vous écrivez, vous lisez, vous rêvez. Le Murmure du monde est aussi le rêve du monde, son ressac et ses fracas, c’est un Océan, à la manière de celui qu’interpelle Lautréamont ?
Lambert Schlechter : Écrire la vie, c’est, aussi, écrire la mort, la perte, le manque, le deuil.
À trente-cinq ans ma femme est tombée malade d’un cancer qui l’a emportée trois ans plus tard. Depuis mon adolescence j’avais gribouillé quelque vingt mille pages ; ce n’est que pendant sa maladie que j’ai commencé à écrire (et publier) des livres ; elle a encore lu les trois premiers ; pour le dernier qu’elle a lu, Angle mort (1988), où il n’était question ni d’elle ni de moi, elle me demanda : Pourquoi as-tu écrit ça ? C’était un livre sur la solitude, l’anxiété et l’imminence d’un désastre.
Pendant les deux dernières années de sa vie, sous le signe de l’inexorable, j’ai écrit Pieds de mouche, livre composé de quatre cents alinéas numérotés, d’une dizaine de lignes chacun, fragments calibrés que j’inscrivais sur des feuilles A4 divisées en cinq rectangles ; je remplissais rectangle après rectangle, conscient qu’à tout moment ça pouvait s’arrêter parce que la vie s’arrêtait. J’ai terminé le livre ; elle ne l’a plus lu.
L’habitude de l’écriture sous la contrainte du calibrage était prise ; sur ma trentaine de livres, à part les recueils de poésie, une quinzaine d’ouvrages de prose (que j’appelle proseries) ont des contraintes de format : des alinéas de 10 ou 15 lignes, ou des pages qui font, selon les dimensions des carnets, entre 19 et 25 lignes. On l’aura compris : tout passe par l’encre avant le clavier, sans remaniement majeur pour la typographie finale.
Six semaines après la mort de ma femme, pendant exactement un an, j’ai écrit mon livre de deuil, Le silence inutile (éditions Phi, 1991), ouvrage qui été repris par La Table ronde en 1996. Il se compose de quatre cents alinéas (datés) d’une quinzaine de lignes chacun, ce qui me permet de juxtaposer sans commentaires ni transitions trois strates de récit (et de réflexion) : ma vie qui continue, sa vie vers la mort et notre vie commune pendant dix-neuf ans.
Le 18 avril 2015, la vieille maison (1773) que j’habitais (en locataire) dans un petit village des Ardennes luxembourgeoises brûla. Presque tous les livres que j’avais amassés en plus de cinquante ans furent détruits par le feu et l’eau. A peu près vingt-cinq mille.
Détruits aussi 95% de mes manuscrits, entre vingt et trente mille pages. Me reste le registre chronologique (à la Köchel), électroniquement, sur 25 pages.
Cette catastrophe, couplée à un récent traumatisme amoureux, m’a effondré, amoindri, amoché, j’ai perdu dix kilos et je suis devenu vieux. Mais. La rage d’écrire n’a pas diminué, au contraire. Depuis le Feu, en trois ans, j’ai publié huit livres, trois autres sont terminés et paraîtront bientôt, deux autres sont en cours d’écriture.
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Lambert Schlechter - photo Philippe Matsas |
La Cause Littéraire :Vous parlez de « chimie fertilisante » en évoquant les citations d’auteurs que vous aimez glisser dans vos livres – une petite chimie Beckett, une petite chimie Pontalis, une petite chimie Savitzkaya–, j’ajouterai la grande chimie de Montaigne qui semble irriguer votre écriture – Tout revient, tout renaît. Et moi aussi. Alors que l’existence est linéaire. Et droit dans le mur– mais aussi Torganov, ou encore Perros. Cette chimie de l’écriture, qui est tout autant récit, poésie, ébauches romanesques, fragments, pensées, d’où vient-elle, quels sont ses racines et son terreau ?
Lambert Schlechter : Ah la chimie de l’écriture, qui est aussi alchimie, zinc, nickel et mercure, carbone & azote, magie artisanale, avec alambics, éprouvettes, tuyaux & tubes & vases communicants, circuits, courts-circuits et surtensions, pétages de plomb & geysers d’étoiles, champs magnétiques, étincelles & petites flammèches, bulles & ébullition – on n’écrit que parce que d’autres ont écrit, je ne suis qu’un brin d’ivraie dans l’immense pré de l’écriture, s’il n’y avait pas eu Gilgamesh, Qohelet, Hésiode, Hérodote & Homère et leur innombrable descendance, je serais resté coincé dans l’agraphie, l’alexie et l’aphasie, c’est-à-dire des tares graves.
Les auteurs que depuis toujours je préfère & fréquente en permanence, ce sont les fragmentistes – ceux qui écrivent par bribes & morceaux, par bifurcations & digressions, et n’en restent pas à un sujet, ne s’en tiennent à un thème, homogénéiquement, pendant plus de deux tiers de page, comme faisait Montaigne pendant vingt ans.
La Cause Littéraire :Enfin, la langue, les mots – …ne laisse jamais passer un mot que tu ne connais pas…–, leur saveur, vous occupent au plus haut point dans vos livres, comme elle occupait Roland Barthes que vous citez – cette saveur de langue –, mais aussi cette attention au rythme, comme dans l’Océan, des vagues courtes qui explosent, ou une longue houle qui prend son temps pour advenir, comme pour la musique, celle de Coltrane que vous évoquez, on se dit que même un fragment sonne juste. Cette attention profonde aux mots et au style vous a-t-elle toujours occupé ou bien est-ce en écrivant qu’elle est apparue, ou les deux à la fois ?
« … avec mes Caran d’Ache je zèbre les pages, du jaune du bleu du vert du rouge de l’orange, marquant les mots, des bribes de syntaxes, des contumaces & des rançons… »
« On ne vit, léopardiennement, que grâce à la douce magie des illusions »
Lambert Schlechter : Écrire, ce n’est toujours que des mots mis en syntaxe, écrire c’est élaborer des phrases avec des mots dans une certaine suite, j’écris avec les mots de tout le monde des phrases qui ne sont qu’à moi, enfin, c’est ce que j’essaye de faire, et les fois où ça me réussit, c’est des phrases que personne n’a encore dites, toutes mes phrases sont d’abord dites, avant que cela devienne de l’encre, ce sont des sons qui montent en moi, le plus souvent sans trop réfléchir, ça gâterait le flux, puis quand c’est sur la page, j’examine la page, examine ce que ça a donné (comme disait Dhôtel : écrire pour voir ce que ça donne…), et en général je laisse ce qui est venu, ne pinaille pas, ni ne rabote, laisse passer les maladresses, les préciosités autant que les trivialités, j’écris comme ça & pas autrement, c’est à prendre ou à laisser, l’hypocrite lecteur sera mon frère & complice ou pas, à sa guise, mon attention aux mots est permanente, c’est à cause des mots que j’écris, des fois tel ou tel mot déclenche la page, le mot vermoulu ou le mot énervance sert d’amorce à une logorrhée de vingt-deux lignes, et je dis des choses que je n’aurais jamais dites sans la charge inchoative de tel mot, et quand j’ai dit (écrit) tout ça, je suis content de l’avoir dit (écrit), il y a des écrivains qui souffrent en écrivant, pas moi, pour moi, je l’avoue potachement, écrire c’est plaisir, et avoir écrit, contentement, les pages, c’est des points d’orgue dans la passacaille poisseuse de la vie, des petites bulles d’éclaircie dans la coulure de la mélasse.