« La vie est un perpétuel jaillissement de surprises, elle ne cesse de m’étonner, et c’est pourquoi je remettrai au plus tard possible le ghiribizzo (la lubie) de me faire sauter la cervelle qui me visite de temps à autre (depuis l’âge de seize ans) », La Jeune Moabite, Carnet 151, Dimanche 26 avril 2015, midi, à la terrasse du Métro.
Gabriel Matzneff poursuit la publication de son journal, ses carnets noirs, comme il les nomme. Et il leur donne à chaque fois de beaux noms de baptême. Que l’on se souvienne : Cette camisole de flammes, Mes amours décomposés, La prunelle de mes yeux, Les soleils révolus, ou encore Mais la musique soudain s’est tue, que se partagent deux maisons d’édition La Table Ronde et Gallimard. La Jeune Moabite est le journal de l’effervescence, des amours et des doutes, journal de la maladie qui rôde et de colère. L’écrivain ne cache rien, ce qui lui vaut, on le sait, d’être voué aux gémonies – cet escalier où reposaient les corps des condamnés après leur assassinat et que l’on traînait ensuite dans le Tibre, cet escalier menant à l’enfer alors que l’écrivain vit au paradis –, au silence ou au mépris. Mais les livres sont là, et comme à chaque fois, seule leur lecture attentive a valeur de jugement littéraire, qui n’est jamais un jugement dernier. La Jeune Moabite est un monologue avec le Temps, il ne passe pas comme l’on croit, mais l’écrivain le traverse : à Paris au Flore, à Naples – je bois un lait d’amande après une grande promenade dans les rues animées, joyeuses, vivantes –, dans son placard parisien, ou chez Lipp, à Strasbourg – J’étais à la fenêtre, je vous ai reconnu ! – à Venise – Hier soir, la promenade à Burano a été un enchantement –, il traverse le Temps, avec légèreté et style, mais aussi angoisse. Les médecins, les laboratoires, les hôpitaux, le dérèglement des cellules – comme lorsque les phrases perdent toute attache, toute raison d’être et toute vitalité –, les jeunes amours, la mémoire, les romans à écrire et d’autres épreuves à corriger, voilà le théâtre des Opérations de ce Journal romanesque, de ce livre sous tension, de ce roman de sa vie, éclairé par l’éclat fauve de ses notations quotidiennes.
« Beauté du coucher de soleil sur la mer, des rayons du soleil qui, telles de triomphales colonnes d’or, percent les gros nuages noirs qui, en fin de journée, se sont, à l’ouest, accumulés », La Jeune Moabite, Carnet 153, Lundi 28 septembre 2015, 18h15.
Gabriel Matzneff connaît l’art précis de la notation et du ressenti, l’art du bref et de l’éphémère et Stendhal n’est jamais très loin. On peut imaginer Casanova et Chateaubriand se pencher sur son destin d’écrivain. Les écrivains parfois murmurent à l’oreille de leurs admirateurs, et ils savent s’en souvenir. Gabriel Matzneff sait qu’une phrase saisie sur l’instant cristallisera peut-être un futur livre, il sait aussi qu’écrire relève toujours du miracle – le style est toujours un miracle –, alors, il laisse Lucrèce veiller sur lui.
« Ce n’est pas pour ses idées (si judicieuses qu’elles puissent être) que j’aime Bossuet, mais son ton, unique dans la littérature de son époque ; pour son style fluide et charpenté, plastique et musical, où la majesté oratoire est sans cesse traversée par des ruptures de rythme, de géniales brusqueries, des trouvailles presque argotiques ; pour son étonnante modernité », Maîtres et complices, Bouhours et Bossuet.
Finalement l’auteur de Boulevard Saint-Germain ne respire et n’écrit qu’en bonne compagnie, sa fidélité aux maîtres en belles lettres et en beaux gestes se vérifie dans ce petit essai vif et brillant, un livre qui vogue comme une goélette affutée qui file toutes voiles gonflées par les alizés.
Philippe Chauché
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