mercredi 12 mai 2021

Un été à Miradour de Florence Delay dans La Cause Littéraire

« Aussitôt arrivés à Biarritz, ils se dirigent vers la plage du Miramar, plage sur laquelle donne l’ancienne villa Roussel, devenue villa Begoña. Haute villa à plusieurs étages reliés à l’extérieur par un escalier tournant, balcons tournés vers l’Océan, balustrades cintrées, tout semble danser ». 


Un été à Miradour est le roman d’une famille, d’une tribu, d’une troupe, qui se retrouve pour quelques semaines dans cette maison, lumineusement baptisée Miradour. Une maison de famille, transmise de père en père, qui domine l’Adour de sa colline, qui a traversé le siècle et les passions, a fait sienne les joies et parfois les doutes, qui se sont glissés dans les chambres, sans jamais obliger ses pensionnaires d’un jour, d’un été, à se départir de leurs civilités et de leurs bonnes habitudes. Un été à Miradour de Paul, le père, l’homme des savoirs et des transmissions, qui a toute sa vie étudié la mémoire et les maladies mentales, et se penche désormais sur l’avant mémoire, celle des grands-parents. On y croise également Madeleine la mère, Madelou, grande lectrice d’Hölderlin, qu’elle traduit patiemment – « Penchée sur l’épaule de sa mère, Marianne voudrait bien l’aider mais elle est en terre inconnue ». C’est aussi un été sur les collines landaises, aux portes du Pays basque, aux portes des arènes de Bayonne et des parties de pelote basque à Hasparren, la patrie de Francis-Jammes. Un été inspiré par Raymond Roussel, Octave, le mari de Marianne, écrit cet été-là un film qui lui sera consacré. Les heureux souvenirs, les moments partagés sur la terrasse de Miradour, les escapades à Bayonne, à Hasparren, ou encore à l’abbaye de Belloc – « Pour avoir accueilli les indésirables entre 39 et 45, le père abbé et le prieur furent déportés ». 
Un été à Miradour est le roman du temps suspendu, retrouvé, un temps heureux, qui nourrit ce roman léger et dansant. 

« Bains de soleil sur la terrasse, lectures à l’ombre, balades dans la propriété, les après-midi on flâne. Sauf Paul qui, après la sieste, se remet au travail une couple d’heures. Comme ni Albert à cause de ses jambes qui le font souffrir, ni Octave que la monotonie du paysage ennuie en sont amateurs de promenades, les couples se défont ». 

Florence Delay possède l’art de composer une subtile romance littéraire, toute en finesse et en légèreté. Son roman est admirablement composé, à la manière des Suites françaises de Jean-Sébastien Bach, qui pourraient ici s’appeler les suites basques et landaises, d’une famille admirable et d’invités choisis. La suite n°4 par exemple (que l’on peut écouter sous les doigts inspirés de Glenn Gould), qui tourne comme une danse d’enfants, avec ses déclinaisons, ses changements de rythme, ses petits éclats soyeux et joyeux, son temps qui se ralentit, ses belles respirations inspirées, le tout dans une grande rigueur d’écriture. Cette rigueur légère nourrit ce petit roman de 112 pages, 112 pages de bonheurs partagés, de joie transmise, d’histoires qui se donnent, et témoignent d’un temps présent, où le passé semble n’être qu’une inspiration du futur. La maison qui ne dort jamais, Miradour, veille sur ses visiteurs, ses admirateurs, ses gardiens, et Florence Delay qui sait ce que transmettre veut dire, en est l’un des flambeaux. L’écrivain a recomposé sa famille, recomposé les gestes, les habitudes, les coutumes, les secrets, les escapades, les plaisirs partagés, les rires, avec admiration. Florence Delay, écrivain de l’admiration, que nous aurions tort de ne pas admirer. 

Philippe Chauché 

samedi 8 mai 2021

Hommage à Dominique Preschez (1954-2021) dans La Cause Littéraire

Dominique Preschez par Jacques Cauda

Disparition du musicien, compositeur et écrivain Dominique Preschez. Il avait une première fois traversé la mort, frappé d’une mort clinique en 1992, suivie heureusement d’une résurrection à la vie, à l’écriture, à la musique. 

« Les chemins de la nuit ont retrouvé les premiers jours de ta vie, s’il t’a semblé renaître chaque fois différent ; de sorte que s’accomplit alors, le retour à l’origine qui t’a remis à la disposition du Bien… » (Parlando). 

Il publie son premier livre en 1979 aux Editions Seghers, un récit, A nouveau, les oiseaux ; puis il y aura des poèmes, des essais, des récits, et un livre d’aphorismes. Un nouveau livre est annoncé pour le mois de septembre chez Sinbad. 
Il travaillait ses livres comme l’on s’applique à affûter une partition. Sa musique était une résurrection, vivante, vivifiante, et d’une grande beauté. Musicien/écrivain à l’immense culture, il semblait traverser les siècles de partitions et de livres/manuscrits, une oreille tendue comme un arc, une main agile qui battait la mesure, quand il écrivait. 

http://dominiquepreschez.com/ 



 
Deux de ses livres furent mis en avant dans La Cause Littéraire. 




Ses amis, écrivains, poètes, éditeurs, peintres, se souviennent de Dominique Preschez et lui rendent hommage : 

Alain Marc, 26 avril 2021 

« Dominique : tu es parti. Tu m’avais dit, en octobre dernier, désirer que l’on se revoie bientôt. Cela ne sera pas. Dominique, je garderai de toi cette magnifique réponse, après ta lecture à La Lucarne des Écrivains, si longue, si belle et si intense, à Claire Fourier sur ton Trille du diable, si belle et si intense que je t’avais dit, descendant de la petite estrade où les auteurs Tinbad s’étaient succédé, à quel point tu avais été magistral. Dominique, tu as été si proche de moi que c’est à toi que je dois ce livre, toujours à paraître, où tu désirais tant que l’on s’échange à nouveau nos mots, qui passent en nous et par nous. Dominique : tu m’as envoyé ton Parlando, que je n’ai fait qu’entrouvrir, à plusieurs reprises, et j’en comprends mieux le pourquoi, maintenant que tu nous as quittés. Dominique, tu sais à quel point j’aimais ta musique, et ta fougue si superbe lors des improvisations à l’orgue que tu nous as si intensément partagés. Dominique : j’ai écrit ce matin, alors que je venais d’apprendre ton départ, si précipité et si imprévisible, que les orgues sonnaient pour toi. Adieu à toi l’ami. Mais je sais que d’autres que moi t’étaient proches, très proches même, et que nous formions en quelque sorte communauté. Dominique : ton Parlando résonne en moi tellement encore plus fort aujourd’hui ! ». 

Alain Marc est poète et écrivain. A paraître prochainement : « Polaroïds, Textes, poésies et instantanés », avec des peintures érotiques de Jean-Marc André. 

Jacques Cauda, 26 avril 2021 

« Quelques mots, et quoi de mieux que ceux, spontanés, sans apprêt, que je lui avais envoyés via la M. P. de Facebook à propos de sa Leçon de Ténèbres, à paraître chez Tinbad en septembre 2021 : « Cher amour, je sors de ta Leçon de Ténèbres bercé par la basse continue de ton écriture. Enveloppante, terrible, et pour moi fraternelle. J’y retrouve : mouches, Vierge, sorcières, difformités, paumés, torsades du baroque, etc. Du Bataille en musique. En somme, un vouloir vers la Vérité, qui n’est pas en dehors de la représentation de l’excès, l’excès dans l’espace du dit, c’est-à-dire du côté de la mort. « Sois fidèle aux mœurs de la pierre ! » écrivait Caillois dans ses Trois leçons de Ténèbres. Cette pierre sur laquelle tu bâtis ton écrire magnifique, noir et incandescent. Tu es beau Dominique. Et je t’aime ! ». « C’était en 2019. Nous avions le projet d’écrire un livre à quatre mains. Une Folie ! Un lâcher tout ! Un au-delà de l’écrire ! Nous devions commencer cet été. Mais Dominique était fatigué par l’hépatite C qui l’avait déjà embarqué tout près du pire. Et qui l’a emmené sans espoir de retour samedi dernier, le 25 avril 2021, jour maudit ». 

Jacques Cauda est peintre-écrivain. Artiste polymorphe, il écrit le corps comme le cyclostome élégant écrirait s’il écrivait. Autrement dit, il s’enroule autour des mots en tenant la vie par les lèvres. Il a reçu le prix spécial du jury Joseph Delteil 2017 pour « Ici, le temps va à pied », Éditions Souffles. Il est directeur de la Collection La Bleu-Turquin chez Douro éditions. 

Gilbert Bourson, 26 avril 2021 

« Pour Dominique La première fois que j’ai rencontré Dominique, c’est à Tinbad où j’étais tout nouveau et où je venais de publier quelques textes dans Les Cahiers. Je fus frappé par l’aisance avec laquelle il prenait la parole en public, et par ses improvisations passionnantes offertes dans une langue magnifiquement maitrisée et musiquée, de sorte qu’on l’écoutait fasciné. J’emploie le terme ‘offertes’ à propos de sa parole, tant il semblait s’adresser à chacun d’entre nous. À la parution ‘du trille du diable’, pendant ma lecture, je réentendis sa voix nous en donner les prémisses lors de ces interventions orales qui m’avaient tant fasciné. Par la suite, nous avons fait connaissance et je suis fier d’avoir été un de ses amis, lequel me faisait l’honneur de s’intéresser à mon travail. Je découvris ses textes si profonds et d’une magie rare, et sa musique, car il était un compositeur parmi les plus grands de notre temps, ainsi qu’un interprète fabuleux. Je me souviens de ses improvisations magistrales soit à l’orgue soit au piano. Il ne manquait jamais de me rappeler son amitié ainsi qu’à mon épouse. Il faisait partie des rares personnes pour lesquelles j’avais une admiration totale mêlée à une affection indéfectible. Les mots sont chiches à coté de ce que j’ai ressenti à l’annonce de son décès. Il a toujours été attentif à ce que je publiais, et ses avis m’étaient les plus précieux. Nous avons perdu un artiste considérable et un ami irremplaçable. Nous parlions de musique, car il connaissait ma passion pour les compositeurs contemporains, et j’ai le regret d’un livre qu’il aurait pu écrire sur ce sujet. À propos de mon livre Phases, paru chez Tinbad l’année dernière, il m’avait dit des choses très belles et très réconfortantes. J’ai publié beaucoup de livres chez différents éditeurs (poésie, romans, essais), mais c’est la première fois que j’ai rencontré un collectif d’amis comme chez Tinbad, et nous sommes tous plus qu’affectés par le décès de notre grand Dominique ». 

Gilbert Bourson a fondé et dirigé la compagnie de théâtre Le Groupe Signes, de 1973 à 2008. Il a publié plusieurs livres de poésie, ses Poésies complètes, Vol 1, sont disponibles aux Editions Le Chasseur Abstrait. Auteurs de plusieurs romans chez cet éditeur et aux Editions Z4 (États et lieux d’Éros), et chez Tinbad (Phases). Il collabore à plusieurs revues. 

Philippe Thireau, 27 avril 2021.

« Lorsque deux cauchois se rencontrent » Ma première rencontre avec Dominique Preschez eut lieu à la Librairie La Lucarne des Ecrivains, rue de l’Ourcq à Paris, en 2017 ; l’éditeur Guillaume Basquin présentait le numéro 3 des Cahiers de Tinbad dans lequel figurait la première partie de mon étude sur Cioran. La librairie se remplissait de figures nouvelles pour moi : Claire Fourier, Gilbert Bourson, Marc Pierret (me semble-t-il), Élisabeth Prouvost accompagnant Jacques Cauda. La mémoire n’est plus très sûre ! Et puis Dominique Preschez qui me fit impression immédiatement. Sa figure enjouée brillant d’intelligence, coquine en diable, employait tout l’espace. Je trouvais cela étrange. Calme, Guillaume Basquin échangeait avec lui à basse voix ; leur intimité, cette proximité fraternelle et intellectuelle, me parla aussitôt. Quand aurais-je l’occasion moi aussi d’échanger avec Dominique Preschez dont je saisissais des bribes d’une conversation érudite ? Il me tardait. Claire Fourier me parut magnifique : yeux bleu vif, chevelure d’une jeunesse folle, silhouette gracile, conversation rappelant Madame du Deffant ou Alexandrine de Tencin. On la présenta comme une grande dame de la littérature contemporaine, je fus conquis. On ne s’occupait pas de moi, tout le monde jacassait, échangeant souvenirs, émotions, lectures récentes. Et puis il vint à moi, un peu par hasard et nous nous présentâmes. Comment se fait-il que nous nous reconnûmes immédiatement comme « pays » ? Je dus lui parler d’une dame du Havre qui échangeait avec moi sur les réseaux sociaux et me parla de lui. « Mais je suis Havrais, me dit-il, c’est vrai, de Sainte-Adresse ». Sainte-Adresse ! le lieu magique dont on me parlait lorsque j’étais enfant et vivant chez mes grands-parents maternels à Montivilliers, que la route de Rouelle et quelques bois séparaient de la descente de Sainte-Adresse sur Le Havre. Nous étions en cousinage de lieux, tous deux Cauchois et fiers de l’être. Nous embarquâmes alors avec Flaubert, Maupassant ; nous évoquions ensemble Fécamp, Dieppe, Saint-Valéry-en-Caux. Il me dit aussi aimer Trouville et Deauville, y résider, y donner musique. Ainsi, me disais-je, il est de ces bourgeois qui habitent Sainte-Adresse au-dessus de la plage des impressionnistes ; Sainte-Adresse, c’est là que ma mère jeune fille pauvre et inculte servit un temps le commandant du célèbre paquebot transatlantique « L’Ile de France » en qualité de bonne à tout faire ; c’était déjà une promotion ! J’étais, moi après elle, le rejeton de métayers, de casseurs de cailloux, de chemineaux de Montivilliers, la petite ville ouvrière et paysanne perdue dans l’ombre du Havre ! Qu’importe, Dominique et moi tombâmes dans les bras l’un de l’autre. De là, s’arrangea une jolie amitié, point trop prégnante, souvent à distance, mais amitié réelle que j’entretins en écoutant sa musique si profonde, son concerto da camera, magnifique, son Ave Maria, sa musique profane… J’eus aussi le plaisir l’année dernière, 2020, de l’éditer dans ma Collection La Diagonale de l’écrivain, ainsi naquit Parlando qu’il me revient aujourd’hui de faire connaître ; nous devions signer ensemble nos ouvrages à Deauville (son Parlando et mon Melancholia) : le chaos sanitaire que nous connaissons aujourd’hui ne le permit pas et la mort de Dominique renvoie cette signature au bon plaisir des dieux. Parlando parle de la vie/mort ; j’accompagne Dominique dans ce cheminement à travers une préface qu’il me demanda avec une grande douceur. Comment parler d’un livre de Dominique Preschez ? Dans l’amitié nouée dans le silence des pages. Un livre de Dominique Preschez n’arrive jamais au hasard ; il lui faut un terrain, un terreau, une envie, une maladie du cœur pour qu’advienne l’impensable : qu’une vague magistrale emportant les mots et toutes les musiques du monde submerge notre temporalité, celle du lecteur que Preschez convoque au débat. Comme il l’écrit, à force d’être toujours vivant. Tenir bon, car la mort est visible depuis toujours, tenir bon. Le débat. Présente dans l’œuvre de Dominique Preschez, depuis l’aube – oh ! arrogance de la beauté… en pleine face, jusqu’à la douleur – présente depuis l’aube, la mort belle, siégeant sur le banc 333 du jardin du Luxembourg, l’emporte, frêle momie sacrifiant le secret… Mort, m’entends-tu ? Oui ! Déjà perçue du lointain, de ce beau livre Le dernier quatuor, paru chez Seghers en 1994 : erreur du dernier soupir, sans pleurs ni signes comme l’oubli des douleurs, il danse éperdument ; peut-être à la mort. Livre prière que ce Dernier quatuor succédant à la rude bataille de santé que l’auteur dut affronter peu de temps en arrière. Livre référence pour tout ce qui viendra après dans l’œuvre de Dominique Preschez. Dont ce Parlando mystérieux et définitif qui m’est aussi un enfant adopté. Voilà, j’ai appris à pleurer sans me cacher, je pleure, et le beau visage intelligent de Dominique Preschez demeure gravé dans ma mémoire. C’est ainsi que les disparus restent vivants pour ceux qui les aiment ». 

Philippe Thireau, romancier, essayiste, auteur dramatique et poète est publié régulièrement depuis 2008. Il signe également des préfaces, des critiques littéraires. Il dirige une collection, La Diagonale de l’écrivain, adossée aux Éditions Douro. Il vit à Nantua. 


Guillaume Basquin, 27 avril 21 

« In memoriam Dominique Preschez J’ai rencontré Dominique Preschez par l’écrit ; le premier secrétaire de rédaction de notre revue littéraire Les Cahiers de Tinbad, Jean Durançon m’ayant fait parvenir un extrait (les premières pages) du chef-d’œuvre du poète-romancier-compositeur-musicien, Le Trille du Diable, romans. Je fus aussitôt enthousiasmé par la musique de l’écriture si particulière de Dominique Preschez ; il avait une voix, inimitable, dont nous sommes quelques-uns à nous demander si son extrême originalité ne doit pas un peu à l’AVC qui faillit l’emporter en 1992 : syntaxe très souvent à la limite de la faute grammaticale, mais dont la répétition ne peut qu’être voulue… C’est lui-même qui m’avait dit que sa rééducation des fonctions du langage avait été longue et douloureuse. En voici un exemple, dès les premières lignes du livre susnommé : « Trilles&mordants d’oiseaux en Rappel au clavecin de Jean-Philippe Rameau, par l’art de toucher orienté le corps oblique au cul épousant banc canné, ou ciré s’éprennent alors de deux claviers, comme à l’orgue « copula/récit » : érotisme des anges ? à l’heure de l’éveil des Oiseaux ! maritimes ceux-là pépiant, maintenant et déjà, à travers la confusion poudrée des genêts en fleurs (arbre à fleurs, le préféré de Jean Genet le Magnifique) ou troènes poivrés doux des petits propriétaires : veuves/veufs… séparés/divorcés… célibataires à l’arpenteur rai de jardin, acquis, seul bien, petit fort à plat, souvenirs en dimension cubiste au mur du studio à baie vitrée coulissante, banale, pouvant être méchante, cruelle quelquefois, à l’égard du petit propriétaire qui a pris soin d’arroser les plantes moches de son identité : géranium, lys, arômes… au moment voulu d’avant mourir ». Toute la prose – très musicale – de l’écrivain est condensée là. Un peu plus tard, j’apprendrai que Preschez est compositeur et organiste ; mais j’ai malheureusement – question d’emploi du temps – manqué tous les concerts qu’il a pu donner à Paris depuis notre rencontre, et c’est un vrai regret. Comme Durançon, à un moment, avait souhaité prendre du recul quant au secrétariat de notre revue, c’est l’ami Preschez qui prit alors sa suite, il y a environ deux ans. Je souligne ici que l’écrivain-musicien fut l’une des personnes les plus généreuses qu’il m’ait été donné de rencontrer de toute ma vie : son enthousiasme n’avait pas de limite, et il fédéra plusieurs amitiés au sein des auteurs Tinbad, qui durent encore (ce qui est assez rare dans ce milieu des gendelettres) : Jacques Cauda avec Anton Ljuvjine, Philippe Thireau, Alain Marc et Gilbert Bourson. Il fut un animateur hors pair de nos « soirées Tinbad », et s’attira l’amitié de Pascal Boulanger, Claude Raphaël Samama, Claire Fourier, Jacques Sicard, Olivier Rachet et Tristan Felix. Il est l’un des rares à avoir lu tout le catalogue Tinbad, et il était lui-même un lecteur à voix haute formidable de sa propre œuvre ou de celle des autres : aucun égotisme chez lui. Ses lectures en public étaient de véritables performances, toujours musicales (il aimait à scander sa propre œuvre, comme des versets), et il n’hésitait pas à cabotiner un peu… Bref, c’était un vrai conteur, au sens ancien du terme. Il va atrocement manquer aux éditions Tinbad, ainsi qu’à la revue… Requiescat in pace, Dominique. Son dernier livre corrigé (je sais qu’il en avait d’autres en cours d’écriture…), Leçon de ténèbres, Dits et récits, sera publié en septembre 2021, selon ses derniers vœux, dans la Collection Tinbad-roman. 

Guillaume Basquin, éditeur (conseiller aux éditions Tinbad), écrivain, critique littéraire free-lance et revuiste (directeur des Cahiers de Tinbad). 

Philippe Chauché 

lundi 3 mai 2021

Alegría de Manuel Vilas dans La Cause Littéraire

« Je crois que pour la première fois j’ai contemplé la beauté de l’existence humaine, vu ce que cela signifiait d’exister, vu que j’existais, vu le vent, les arbres, je les ai tous vu exister. J’ai vu comment les pierres, les chemins, l’eau des rivières existaient ». 

« Il faut toujours se préparer aux plus grosses déceptions qu’on puisse imaginer, au sein desquelles il faut laisser une place à la joie, oui, à la joie ». 

Alegría, comme si nous chantions le bonheur de lire ce qui s’écrit dans la joie. Alegría, c’est cet instant final de la fiesta flamenca, ce fin de fiesta, qui est au flamenco, ce que la vuelta (1) est à la tauromachie, même joie partagée, mêmes frissons et même sentiment de joie partagé avec ce qu’il convient de retenue. Manuel Vilas transforme ce sentiment, cette Alegría, en un récit, une autobiographie où la langue se livre, comme se livrent ses souvenirs. Manuel Vilas poursuit une œuvre unique qui a débuté en traduction française avec Ordesa, chez le même éditeur et servi par la même traductrice (2). Alegría est le roman de la vie de l’écrivain qui se déroule sous nos yeux, entre Madrid, Barcelone, New York, Chicago, Barbastro, sa ville de naissance, où flamboie encore la flamme de ses parents. Vie d’écriture et de lecture, vie de surprises, de transmissions et d’admirations, vie profondément espagnole, comme le fût celle de Lorca – Sous la terre gît celui qui a aimé jusqu’à en tomber raide mort la terre d’en haut appelée Espagne. Après le livre du père et de la mère disparus, l’écrivain espagnol offre ici celui de ses enfants, de sa compagne, de sa terre, cette peau de taureau (3), et toujours comme une romance, celle de ses chers disparus. Dans ces cent sept chapitres, dans ces cent sept lettres épîtres, l’écrivain mêle réflexions, sensations, admirations, regard affûté – Comme la lune est haute, ici, en Italie ! –, souvenirs, jeu continu avec son ombre noire, Arnold Schönberg, qu’il nomme simplement Arnold – Arnold le sauvage. Arnold le tueur de cerveaux. Arnold, une simple vérité nue –, présence heureuse et stimulante de ses deux fils, Bra et Valdi, de Mo sa compagne, qui portent tous les trois des noms de musiciens, Brahms, Vivaldi et Mozart. La présence également plus troublante de ses parents disparus, baptisés Bach et Wagner. Pas un instant sans que son père ne s’invite, témoin d’un temps suspendu qui inspire, et parfois aspire l’écrivain, comme l’inspire et l’aspire l’histoire et sa passion de l’Espagne qui est pour lui un temps retrouvé. 

« Le poète Federico García Lorca aimait l’Espagne comme nul ne l’a jamais aimée. Il l’a aimée avec joie. Il a tout pardonné à l’Espagne et est toujours ici avec nous. Je le lisais à quinze ans, mon père me regardait ». 

« Un moment en amène un autre, dans un prodige de chemins que les humains feraient bien de voir avant de s’aventurer dans ces sentiers du sang partagé. Quand je suis avec mon fils, je peux rejoindre mon père. Le mot “miracle” est trop faible pour s’appliquer à cela ». 

Manuel Vilas réussit le pari de rendre passionnant ce récit biographique, cette fable contemporaine, qui ne s’effondre jamais dans le nombrilisme débrayé et bavard, car l’écrivain a du style et des manières, deux piliers de l’art de bien écrire. Il voit et nous fait voir ce qu’il vit et déguste de la vie. Il s’empare de Saussure : nos langues ne sont que des chansons, des sons fantastiques, et ajoute Nos mots ressemblent au pépiement des oiseaux. Alegría est le portait d’une époque, d’une Espagne qu’il ne quitte pas des yeux, comme il ne quitte pas de la plume son histoire, le portrait d’un écrivain qui traverse la péninsule ibérique et bifurque même par Carthagène des Indes en Colombie pour y parler d’Ordesa, poursuivant de l’autre côté de l’atlantique son infini échange avec son père, et ses passions littéraires. Les grands livres sont souvent inspirés de dialogues avec des chers disparus. Leurs voix font vibrer les histoires qui s’infiltrent dans les pages du livre. Manuel Vilas réussit le pari de rendre unique ce journal d’un écrivain attentif aux mystères de sa famille, lumineux, brillant, parfois inquiet, troublé, heureux, comme s’il chantait, et d’ailleurs, c’est ce qu’il fait. Alegría est un chant à la vie, et à l’art littéraire dans ce qu’il a de plus singulier : le journal. Un cante jondo, un chant profond, qui dévoile toutes les pièces colorées et uniques du puzzle de la vie d’un écrivain d’aujourd’hui qui lance des défis au temps. 

Philippe Chauché 

(1) Tour de piste octroyé par le public d’une arène à un torero, salué par des applaudissements pour fêter une faena de grande qualité. 
(3) Piel de toro en castillan, l’Espagne est ainsi appelée car la carte ibérique peut être comparée à une peau de taureau tendue.