jeudi 16 juin 2022

L'Inifni, n°148, Printemps 2022 dans La Cause Littéraire

« Ce ne sont pas les bonnes actions qui rapprochent les hommes des dieux ; mais quelque chose de plus rare et de plus difficile : la capacité à être heureux » (Le divin avant les dieux, Roberto Calasso). 

« Les morts, en quelque sorte, nous parlent continuellement, sans phrases mais par des sentiments, par de fugaces émotions, imprévues et très vives, et en retour il faut parler aux morts, ou du moins les servir, agir pour eux, leur faire secrètement des offrandes » (L’enterrement de Poquelin Molière, Marc Pautrel). 

« Plus la diversification spectaculaire et publicitaire augmente, et plus le langage concentré, médité, de la littérature peut le traverser en acte » (1), et cela fait près de quarante ans que la littérature, la pensée philosophique, la science, et les arts sont ainsi mis en lumière, près de quarante ans que les écrivains au langage concentré et précis irriguent L’Infini. Le vaisseau amiral, Gallimard, a armé une goélette, L’Infini, son capitaine, Philippe Sollers, l’écrivain le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï (2), et à ses côtés un autre romancier, écrivain d’art, poète, Marcelin Pleynet. La goélette L’Infini peut prendre le large et voguer tout autant en haute mer que sur la Seine et la Garonne, avec à son bord, pour ce nouveau voyage : Roberto Calasso, Julia Kristeva, Yannick Haenel, Marc Pautrel, Arnaud Jamin, Éric Marty, Marcelin Pleynet et bien-sûr Philippe Sollers qui livre des extraits de Graal, son admirable dernier roman (4). Les textes qu’elle publie, comme les barriques de vins de Bordeaux embarquées, se bonifient avec le Temps et la houle de l’océan. Cette dernière escale littéraire, après un an d’absence, est littéralement éblouissante, car elle conjugue notamment, l’heureux savoir de Roberto Calasso sur le divin et les dieux, à quelques pages du prochain roman de Yannick Haenel, à une belle évocation de François Fédier, l’incomparable lecteur et traducteur de Martin Heidegger, et à un très court roman, précis et ouvragé, sur l’enterrement de Molière de Marc Pautrel, ponctués de photos du bureau de L’infini signées Sophie Zhang. Pautrel a découvert les classiques en lisant Sollers, du temps (heureux temps encore une fois) où il écrivait dans Le Monde des Livres que dirigeait Josyane Savigneau. Marc Pautrel regorge de talents narratifs, et comme il a du style, donc de l’oreille et une vision romanesque, il voit ce qu’il imagine, il imagine ce qu’il voit, et il entend ce qu’il écrit. C’est un romancier qui ne cesse d’être au cœur de l’Histoire et de ceux qui l’ont bâtie : Blaise Pascal, Jean-Siméon Chardin, Manet (4). Ils savent que Marc Pautrel les accompagne, qu’il leur fait signe (la littérature est aussi l’art des signes adressés aux vivants et aux morts), comme il fait signe, dans ce magnifique texte, à Molière, qui triomphe de la mort comme il triomphait sur les scènes éphémères de France, il portait la vie, la comédie et le rire au firmament de l’art du verbe et du geste, un roman s’écrivait et continue de s’écrire. Marc Pautrel en dessine l’esquisse. 




« Nous sommes ici dans l’extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourriture des dieux. Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux » (Graal, Philippe Sollers). 

« En juin 2020, je viens de passer plusieurs semaines à lire et annoter Méditation, la précédente et capitale publication alors entourée d’un silence feutré. La plupart de mes amis ne comprennent pas ce qui ressemble à une obsession, il y a trois post-it par page et la tranche semble avoir été peinte en jaune » (La parole de François Fédier, Arnaud Jamin).

L’Infini s’accorde lumineusement au récit d’Arnaud Jamin, récit d’une rencontre avec François Fédier disparu le 28 avril 2021. Nous sommes en septembre de l’année précédente, et la rencontre a lieu à Paris autour de Martin Heidegger. Il faut se souvenir que la collection éponyme que dirige Philippe Sollers chez Gallimard, publia Soixante-deux photographies de Martin Heidegger de François Fédier. Une brève et vive rencontre, et un livre que possède toujours Arnaud Jamin, les Séminaires de Zurich de Heidegger que Fédier lui prête ce jour-là, en lui demandant : « Vous rendez les livres que l’on vous prête ? ». Sans se tromper, on peut écrire qu’Arnaud Jamin aurait tant aimé lui rendre ce livre ! Enfin ce dernier numéro de L’Infini s’achève à Rome à la villa Médicis avec Marcelin Pleynet, c’est L’instant romain, un instant divin, où la langue enflamme une ville, à moins que ce ne soit l’inverse. 

Philippe Chauché 

(1) Philippe Sollers sur L’Infini (extrait). 

(2) André S. Labarthe, Sollers, l’isolé Absolu, Un siècle d’écrivains, FR3, 1998 



jeudi 2 juin 2022

Le testament breton dans La Cause Littéraire

« Aux racines, restrictives, je préfère les linéaments schisteux, les lignes de crête, l’entaille des rivières, les vallées boisées ouvertes au vent : elles sont en résonnance naturelle avec le large et l’infini ». 

Voilà en une phrase, non pas le résumé de ce livre d’exception, mais les fondements qui le soutiennent, les piliers de granit de ce récit profondément romanesque. Le testament breton est un beau et grand livre car il se glisse dans les bois et les vallées bretonnes, entre les pierres, dans les maisons et les églises, il épouse du regard les lignes de crêtes, les signes des vents et du temps, dans une langue sculptée, ouvragée, forte d’une richesse léguée par les auteurs d’un temps qui pourrait paraître révolu, une langue où chaque mot est pesé à la manière d’un artisan joaillier, où chaque phrase est dessinée avec toute la finesse d’un cartographe. Difficile de bien aimer une terre et ceux qui y ont inscrit leurs noms et leurs légendes, sans qu’ils ne soient honorés à leur hauteur, sans que l’écriture ne s’élève elle aussi, qu’elle ne s’élève à la hauteur de cet imaginaire, de ce songe. Comme chez Henri Bosco – Au printemps, en automne, sous le poids des neiges qui fondent très loin dans les Alpes, elle (La Durance) roulait arbres et bêtes et allait heurter d’une masse d’eau sauvage le Rhône… – (1), la langue de Philippe Le Guillou est habitée, vivace, vivante, tellurique, profondément terrienne, visitée, inspirée, nourrie d’un passé où la joie côtoie la douleur et la terreur, de souvenirs de grands absents, dont le récit porte à croire qu’ils accompagnent l’écrivain dans son voyage intérieur et dans un présent vivifiant. L’écrivain nous saisit par le regard habité qu’il porte sur les rivières et les flots qui entourent et vivifient sa terre, sur cette géographie qui l’habite depuis son enfance. Nous sommes en terre bretonne, et à chaque phrase résonnent chez l’auteur ces mots et gestes de l’enfance, c’est l’enfance d’un cartographe minutieux, qui n’oublie pas les cartes de France qui éclairaient sa salle de classe, comme autant de romans et de récits à naître. S’il ne cessait de les dessiner mentalement, c’est physiquement qu’il s’est mis à éprouver celle de son pays breton. 

« Je crois plutôt à la permanence d’un imaginaire enfoui, d’une conscience sombre aussi, accordée à la désolation du paysage, à ce sentiment d’un novembre éternel qui les accable lorsque survient le mois noir, à cette proximité subite des ombres ». 

Le testament breton a été écrit au Faou, là où finit la terre, là où peut-être elle prend le large, entre le 13 avril et le 8 mai 2020, soit au cœur du confinement ; mais loin des agitations et des colères, très loin des postures d’écrivains livrant leurs états d’âme, mais si proche de son histoire profonde et des histoires bretonnes, de ces vagues, ces voix, qui murmurent dans son récit incarné. Philippe Le Guillou est un écrivain de la mémoire, de la terre et des terres, des visages, des noms, des ombres, des songes, des tremblements, des troubles, du vent, de la lumière et des ténèbres, un écrivain du Temps qui irrigue son récit, parfois comme une lame de fond qui s’empare des imprudents, mais aussi comme une marée qui monte et descend au rythme lunaire, et qui rythme l’infini romanesque qui est au cœur de ce récit d’un marin des hautes terres. 

Philippe Chauché 

(1) Parmi les récits et souvenirs de l’écrivain avignonnais, nous retiendrons pour mémoire : Un oubli moins profond ; Mon compagnon de songe ; Le Chemin de Monclar (Gallimard).