« Ma vie ne fut qu’éclat, abîme, au cœur de la toile, derrière ces longues draperies qui séparent notre regard de ce dernier royaume. Ma vie n’est qu’une prière pour un Dieu absent ou non révélé ».
Dolmancé est un livre minuscule, une arme légère prête à servir, une grenade littéraire qui ne demande qu’à être dégoupillée, nourri du sang littéraire de Sade et Lautréamont. Les deux écrivains du risque absolu hantent les hauteurs de ce roman. Dolmancé est une aventure littéraire des sommets, des aiguilles arides, des précipices, du déséquilibre, de l’essoufflement où le lecteur se risque à chaque page. Dolmancé, au talent de diamant brut, semble la proie d’une frénésie, d’un mystère, est insaisissable, ils sont légion à en témoigner et le livre en porte les traces acérées : ses femmes, la Consolatrice, le journal intime d’Emeline, et le carnet de Dolmancé, cette colonne vertébrale du roman aux éclats tranchants comme des poignards.
« J’assigne au lieu des vocables, des phonèmes, j’assigne au temps une nouvelle grammaire. Mon présent est un futur à l’abandon : organique pensée de la matière, humus, corps, viscères que j’offre aux saisons ».
Dolmancé est un poète dont la plume est un baromètre, un sismographe de l’état du monde. Il voit ce qu’il écrit, et écrit ce qu’il devine de la dévastation du monde, sous ses yeux, le venin s’insinue. Pour écrire, il s’accoude à l’humanité pour y desceller la trace du Diable et de ses serviteurs – Satan, dans sa forme contemporaine, pourrait n’être qu’un logiciel, un site communautaire dont vous ne pourriez jamais plus vous passer. Comme Maldoror, il dirige ses talons en arrière et non en avant. Il voit l’insensé, et l’invisible, jette sur la page blanche les ombres noircies de ses visions terribles, mais aussi de ses sensuelles admirations.
« L’écriture seule reste une lumière ténue dans l’obscurité de ce siècle. Lorsque ce qui nous entoure n’est qu’un ersatz d’apocalypse où chercher l’éclaircie ? Dans les yeux d’Emeline, dans la littérature ou peut-être à défaut dans la mort ».
« Il me disait que mes seize printemps ne connaîtraient jamais l’hiver, que ma beauté serait éternellement conservée par mes yeux. Il m’a dit qu’il m’aimait. Moi aussi je t’aime, mais il y a ce monde et mes frères… »
Dolmancé n’a pas face à lui la jalousie maladive de petits barons ou de têtes molles, mais la fureur destructrice des frères de son amour, qui n’acceptent pas qu’il s’emploie à sauver du nihilisme et de la servitude la jeune femme. Sa réponse : la juste fuite à Venise, au cœur de l’absolue beauté, comme d’autres prirent la route de l’Abyssinie, ou d’un Château de la subversion*, une fuite pour se sauver, car si la langue sauve, elle ne suffit pas, en cas d’imminent danger, il convient de disparaître, la liberté est à ce prix. De cette liberté Thibault Biscarrat tisse un roman de la cristallisation, où l’amour, les récits, les points de vue, les poèmes, les effusions, les doutes, les musiques, gravent dans le marbre son chant où le bonheur est simple comme le silence.
* Annie le Brun, éd. Jean-Jacques Pauvert
Philippe Chauché