samedi 28 février 2009

La Solitude Joyeuse (3)




" Je mourrai donc un jour ? Comment ! je mourrai ? moi qui parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourrais mourir ? J'ai quelque peine à le croire : car enfin, que les autres meurent, rien n'est plus naturel : on voit cela tous les jours : on les voit passer, on s'y habitue ; mais mourir soi même ! mourir en personne ! c'est un peu fort. Et vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre à vous-même. Personne ne songe qu'il doit mourir. S'il existait une race d'hommes immortels, l'idée de la mort les effrayerait plus que nous. " (1)

Tenez, voici un texte fort amusant et il me plaît de vous l'offrir, de plus j'ajoute qu'il s'agit d'une belle édition quoiqu'un peu abîmée par les temps, qui vous en conviendrez sont parfois peu propices à protéger les écrits sauvages. Elle tourna un peu les pages du petit livre piquée d'éclats de la maladie du papier, puis l'ouvrage glissa de sa main, elle dormait, d'un sommeil dont la respiration soulevait en rythme sa poitrine, voilà une belle façon me dis-je d'endormir les fées.

à suivre

Philippe Chauché


(1)Xavier de Maistre / Voyage autour de ma chambre / Oeuvres Complètes / Garnier Frères, Libraires Éditeurs / 1870

vendredi 27 février 2009

Dada



Il faut aujourd'hui s'employer à distordre le temps, et ouvrir une brèche qui nous fait accéder au Temps de l'Instant.

" Expliquer : amusement des ventrerouges aux moulins des crânes vides.

DADA NE SIGNIFIE RIEN

Si l'on trouve futile et si l'on ne perd pas son temps pour un mot qui ne signifie rien... - La première pensée qui tourne dans ces têtes est d'ordre bactériologique : trouver son origine étymologique, historique ou psychologique, au moins. On apprend dans les journaux que les nègres de Krou appellent la queue d'une vache sainte : DADA. Le cube et la mère en une contrée d'Italie : DADA. Un cheval en bois, la nourrice, double affirmation en russe et en roumain : DADA. Des savant journalistes y voient un art pour les bébés, d'autres saints jésusappelantlespetitsenfants du jour, le retour à un primitivisme sec et bruyant, bruyant et monotone. On ne construit pas sur un mot la sensibilité ; toute construction converge à la perfection qui ennuie, idée stagnante d'un marécage doré relatif produit humain. L'oeuvre d'art ne doit pas être la beauté elle-même, car elle est morte ; ni gaie ni triste, ni claire ni obscure, réjouir ou maltraiter les individualités en leur servant des gâteaux des auréoles saintes ou les sueurs d'une course cambrée à travers les atmosphères. Une oeuvre d'art n'est jamais belle, par décret, objectivement pour tous. La critique est donc inutile, elle n'existe que subjectivement, pour chacun, et sans le moindre caractère de généralité. Croit-on avoir trouvé la base psychique comme à toute l'humanité ? L'essai de Jésus et la bible couvrent sous leurs ailes larges et bienveillantes : la merde, les bêtes, les journées. Comment veut-on ordonner le chaos qui constitue cette infinie informe variation : l'homme ? Le principe : " aime ton prochain " est une hypocrisie. " Connais-toi " est une utopie mais plus acceptable car elle contient la méchanceté aussi. Pas de pitié. Il nous reste après le carnage, l'espoir d'une humanité purifiée. - Je parle toujours de moi puisque je ne veux convaincre, je n'ai pas le droit d'entraîner d'autres dans mon fleuve, je n'oblige personne à me suivre et tout le monde fait son art à sa façon, s'il connaît la joie montant en flèches vers les couches astrales, ou celle qui descend dans les mines aux fleurs de cadavres et de spasmes fertiles. Stalactites : les chercher partout, dans les crèches agrandies par la douleur, les yeux blancs comme les lièvres des anges.
Ainsi naquit DADA... " (1)

Les mouvements de renversement du temps, n'ont jamais été, il serait temps de s'en rendre compte, qu'une affaire de quelques individus, un ou deux là, trois ou quatre ici, sept ou huit ailleurs, une petite douzaine plus tard, un musicien éclairant du 18 ° siècle partageait ses silences et ses musiques avec " quelques amis choisis ", ainsi seulement s'opère ce renversement, ainsi dans ce laboratoire clandestin de l'individu libre, le Temps s'ouvre, la brèche apparaît, et l'on s'empare de l'Instant, qui vibre de résonances " anciennes " " présentes " et " futures ". Car l'Instant est une Gnose.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Manifeste dada 1918, Dada, n°3 / Tristan Tzara / in L'aventure Dada / essai, dictionnaire et textes choisis par Georges Hugnet / Seghers

jeudi 26 février 2009

Révélations

" Le corps de l'amour est un corps qui sauve, pensai-je, en tapotant de mon index le cadre du tableau que j'avais apporté, en me remémorant chacune des occasions où mon amour, et donc ma femme, m'avait sauvé de la détresse, en me rappelant ce rire et ce haussement d'épaules avec lesquels elle apaisait mon file chaque fois que je m'abandonnais à la misanthropie. Vous êtes, par exemple, à cette table du café Select qui est maintenant pour vous la table par excellence, vous étudiez le recueil de ce grand poète dont vous avez finalement réussi à dénicher une traduction correcte, pourtant vous n'avez ni le désir de lire ce grand poète ni la patience de le comprendre, et vous buvez avec dégoût ce thé fumé qui a toujours accompagné vos idées noires. Naturellement, vous n'attendez personne et, d'ailleurs, vous seriez fâché qu'il en soit autrement, car aujourd'hui vous ne désirez croiser aucun de ces amis ni aucune de ces femmes qui sont habituellement pour vous des occasions de vous réjouir, non, aujourd'hui, vous vous morfondez dans le jus crasse de votre dépression et vous ne désirez, de fait, que mélanger le goût de votre thé avec le goût de votre bile, pensai-je. " (1)

Suspendre cette lecture, le temps se dit-il, de commander non pas un thé fumé, il en avait horreur, mais un verre de vin blanc de grande lignée, puis la reprendre, non sans avoir au coeur, le corps libéré, le corps délivré, et cela se dit-il, passe aussi comme dans ce grand petit livre. Dehors le ciel était d'un bleu renversant, et les femmes qui traversaient la place pavée avec, il l'imaginait, se destinaient à illuminer le Temps. Il goûtait sa solitude, et en redemandait.

Il ne savait que penser du rendez-vous qu'elle venait de lui donner, le que faire viendra plus tard pensa-t-il, il se résolu toutefois à se rendre dans le café anglais, c'est ainsi qu'il aimait à l'appeler, où elle l'attendait sûrement, et comme il avait pris un peu de retard, il aggrava son cas et flâna dans les rues qui conduisait à la place ombragée où le fameux café allongeait sa terrasse. Il l'aperçût, et se dit, qu'une révélation allait peut-être en cet après-midi d'hiver éclater et vivifier en quelques secondes son regard.





à suivre

Philippe Chauché


(1) Grand Art / Valentin Retz / L'Infini / Gallimard

lundi 23 février 2009

L'Eros et le Verbe

Février : l'hiver a saisi dans ses griffes salvatrices et glacées toute cette littérature automnale qui a, comme l'on dit, fait la une de la presse d'avant-garde, spécialisée, populaire et moderne et de la parlotte sociale. Elle ne devrait pas sans remettre, et même si elle s'en remet, il ne faut pas oublier que les romans passent de vie à trépas en quelques jours, nouvelle vérification anecdotique que la rotation du monde, des corps et de l'argent tourne à plein régime. Ne reste finalement que ces livres, qui tout en se montrant, savent s'immiscer dans l'invisible pour mieux fracturer le visible. Cette rotation assassine de la machine du " monde désenchanté " qui calcine tout ce qui vit, et pense, a des ratés par instant, et quelques " écritures libres et déchirantes " en réchappent, il va de soi, qu'elles clignotent à des années lumière du " romanesque " dominant et exténué. Encore faut-il savoir et vouloir les voir.

Yannick Haenel et François Meyronnis(1)n'en sont pas à leur premier coup de dés. (2)
Ils ont même une certaine réputation, quelques admirateurs et tout autant d'accusateurs, rien de plus normal. Leur nouvel opus (3) commun, ne va pas, cela va s'en dire, arranger les choses. D'autant plus qu'ici comme depuis longtemps dans leur revue Ligne de Risque il est question du Sacré, de l'Ecriture, et d'Eros, les trois diamants du Temps.
Écoutons :

" Chacun éprouve le pressentiment d'une catastrophe. Chacun sait, au fond, qu'il est presque impossible de vivre dans un monde qui se fait sauter lui même. Sous nos yeux, l'effroyable surabonde assez pour démolir le mur du mensonge. Mais il est rare qu'un être se dise, ce mur, là, maintenant je vais le percer. En général, on préfère s'encroûter dans le truquage. On s'imagine qu'on a intérêt à consolider la façade, et surtout à ne jamais faire un pas de côté. On se persuade qu'il est plus sûr de traîner la patte avec son semblable plutôt que de marcher en solitaire. " (3)

En marins de la raison inversée nos deux écrivains dans leur introduction écrivent et c'est essentiel :

" Il tient à nous que la souveraineté des Divins soit de retour, plus souveraine qu'elle ne le fut jamais, mais au prix d'une métamorphose. " J'ai ouvert - dit encore Rabbi Nahman - une voie entièrement neuve, sur laquelle nul n'avait encore posé le pied. En fait, c'est une voie très ancienne, mais elle est en même temps complètement nouvelle. "
La mort de Dieu, croyait-on, oblitérait cette "dimension" le sacré. D'où l'efflorescence actuelle du nihilisme, et la soumission aux lois de l'économie et à celles de la bio-politique. Écrivant sa Lettre sur l'humanisme, Heidegger constate sobrement : " Peut-être le trait dominant de cet âge du monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l'indemne. Peut-être est-ce là l'unique dam. "
(4)Mais peut-être aussi cet âge du monde donne-t-il accès, par la voie la plus brève, et selon un élan ouvert depuis les abysses, à l'indemne.....L'époque est dure, très dure. Et pourtant la sauvegarde traverse l'abîme, et se déploie comme mutation du sacré. Les Divins incitent ceux qui se détachent, ceux qui dénouent les noeuds.
Délier, le seul geste qui soit digne d'un dieu... Parce qu'il livre passage à l'inattendu, selon le mort d'Euripide. " (3) et pourrais-je ajouter, l'inattendu est cette "écriture libre et déchirante" des deux auteurs des hauteurs.

L'inattendu dans l'Eros, Y. H. et F. M. en dressent le contours et le centre, en rejettent les masques, on ne tourne pas seul dans la nuit pour finir dévoré par les flammes, on circule du centre au contours, et du cercle en son centre, ainsi seulement, dans l'inattendu de cette découverte éblouissante peut apparaître l'Eros à sa juste place. Lisons :

" Y. H. : ... Je pense qu'Eros n'est pas seulement cette divinité qui flamboie dans l'instant de la rencontre érotique ; mais qu'il est l'autre nom du temps.
L'éclair d'Eros est possible à chaque instant : Athéna, dans l'Odyssée, est toujours présente pour Ulysse, par exemple sous la forme d'une hirondelle. De même, Éros est une disponibilité du temps lui-même.
Un acte politique consiste ainsi à se rendre disponible à cette disponibilité. Alors le langage devient une zone érogène. Je propose que nous appelions cet acte une extension du domaine de l'érotisme. " (3)

et plus loin à propos de l'art :

" Y. H. : ... l'art, pour moi, c'est la littérature. Les autres arts sont compris dans la littérature. La littérature donne une oreille à la peinture, et offre des yeux à la musique. La fulgurance poétique, c'est à travers les phrases qu'elle s'accomplit. " (3)

Beau programme, belle délivrance.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Y. H. : Introduction à la mort française / Évoluer parmi les avalanches / Cercle / les trois dans la collection l'Infini des Éditions Gallimard / A mon seul désir / Editions Argol/Réunion des Musées Nationaux - F. M. : L'axe du néant / Ma tête en liberté / De l'extermination considérée comme un des beaux-arts / les trois dans la collection l'Infini des Éditions Gallimard
(2) " Une constellation / froide d'oubli et de désuétude / pas tant / qu'elle n'énumère / sur quelque vacante et supérieure / le heurt successif / sidéralement . d'un compte total en formation / veillant / doutant / roulant / brillant et méditant / avant de s'arrêter / à quelque point dernier qui le sacre / Toute pensée émet un Coup de Dès " / Un coup de dès jamais n'abolira le hasard / Stéphane Mallarmé / La Nouvelle Revue Française / 1914
(3) Y. H. / F. M . / Prélude à la délivrance / L'infini / Gallimard
(4) " Ce châtiment des réprouvés, qui consiste a être éternellement privé de la vue de Dieu. " : Ceux qui ici s'emploient à s'exposer à la vue du divin, le savent.

dimanche 22 février 2009

Sentences (2)

" Lenteur réfléchie, signe de majesté.
Vivre et marcher comme si l'on avait devant soi l'éternité.
Fuir également, toujours à pas comptés. " (1)

Je suis passé maître dans l'art de recycler mes écrits et mes pensées. Seul à s'en plaindre, mon banquier, trouvant que je devrais me servir de mon talent pour rembourser mes dettes.

Pour se bien comporter dans le monde, il convient en premier lieu de ne pas s'y inviter.

Ce qu'il trouvait amusant chez les aveugles, c'était leur dextérité à éviter les crottes de chiens.

Il était à chaque fois stupéfait que l'amour fasse autant de dégâts aujourd'hui, que la peste en faisait hier.

Il était toujours amusé de voir que le désespoir fasse autant d'adeptes, on a les religions que l'on mérite, se disait-il.

Chaque fois qu'une femme lui déclarait son amour, il pensait aux martyrs chrétiens livrés aux lions.

Les hommes le fatiguaient, et les femmes l'amusaient, humeur du temps.

Il voyait son destin comme celui d'un navire pris dans une tempête dont les moteurs tombent en panne.

" L'enthousiasme est une grossièreté. " (2)

Ce qui le faisait rire chez les hommes, c'était leur inconstance amoureuse.

On lui reprochait souvent sa légèreté dans les affaires du coeur, mais on ne disait rien de la fidélité à ses humeurs.

Son désespoir chronique l'amusait. Elle se levait avec l'envie de se pendre, et se couchait avec le désir de se noyer. Il lui répondait : cela amusera sûrement les corbeaux et les anguilles.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Commérages / Esnaola / Distance
(2) Le Livre de l'Intranquillité / Fernando Pessoa / traduct. Françoise Laye / Christian Bourgois Éditeur

samedi 21 février 2009

Sentences

Si vous cherchez à mettre fin à vos jours, fréquentez les hommes.

Une femme sur le point de se suicider me demanda quelques conseils, je l'invitais à passer la nuit avec moi.

L'alcool à l'avantage de faire rapidement fondre le sucre, et de coaguler les idées.

Les livres sont des pièges à poussière.

" Les gens gagnent - comme les pêches - à être séparés les uns des autres par une ouate de bonnes manières. " (1)

L'avantage de la musique de Bach c'est qu'elle tyrannise les autres.

Donnez moi le temps de tout vous expliquer, me dit-elle. Elle réussit à m'endormir.

" Parce que je prends la pensée au mot, elle vient. " (2)
" Mais où est-ce que je prends donc tout ce temps pour ne pas lire tant de choses. " (2)

Elle aimait tellement jouir, qu'elle finit par bégayer.

Tout n'est qu'illusion dit-il en buvant un quatrième verre de cognac.

Les dessous en soie prennent feu lorsque l'on s'en éloigne.

" J'ai régulièrement des apartés avec mon squelette, et cela, jamais ma chair ne me le pardonnera. " (3)

" Qui ne voit pas la mort en rose est affecté d'un daltonisme du coeur. " (3)

Lorsqu'on lui demandait s'il croyait en l'amour, il appelait Police Secours.

L'avantage de la société organisée, c'est que l'on peut y disparaître facilement.

Les révolutions sont amusantes, elle remplissent les maternités.

Le désespoir lui allait comme un gant crin, ses peaux sèches en savent quelque chose.

S'il portait des lunettes noires ce n'était pas pour se protéger des rayons du soleil, mais pour éviter d'hypnotiser ses semblables.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Vivre / Nouvelles Pensées de l'Amazone / Natalie Clifford Barney / Éditions Ivrea
(2) Karl Kraus / Aphorismes / traduct. Charles le Blanc / Mille et une Nuits
(3) Syllogismes de l'amertume / E. M. Cioran / Gallimard

vendredi 20 février 2009

Billevesées et Bagatelles

" Sa bibliothèque était un bouclier contre le monde " : une phrase saisie au vol en écoutant un de ces derniers jours, un opus des " Nouveaux chemins de la connaissance " du lumineux Raphaël Enthoven consacré à " Anatomie de la mélancolie " de Robert Burton. La lecture d'extraits de ce livre inconnu, de cet auteur inconnu, me plongea dans une belle euphorie. Rien n'est meilleur, me soufflait un jour un ami, spécialiste en désespoir sur l'écume des vagues, que l'humour noir des désespérés chroniques et des nostalgiques amusés.
Je n'ai évidemment pas lu cette " Anatomie " bouillonnante, mais je me propose ici de vérifier si la mienne, bibliothèque, pourrait me servir de bouclier contre le monde.
Regardons-y d'un peu plus près : premier livre à s'imposer, par une amicale contagion mélancolique, le " Traité du cafard " dont j'ai déjà ici dit tout le bien que je pensais, ouvrons, lisons :

" Les peintres ont créé les paysages. L'inconvénient est que, dans le même temps, ils ont engendré les sports de plein air et le tourisme. " (1) Voilà bien un aphorisme que Groucho Marx regrette de ne pas avoir écrit. Poursuivons : " Ma mémoire est atteinte d'incontinence nostalgique. " (1) ou encore quelques lignes plus loin : " Le plaisir a ses limites que le désir ignore " (1) et : " Avant d'aimer une femme, exiger d'elle un curriculum vitae sentimental " (1), l'auteur amateur de champagne rosé et de belles étoffes, offre ses aphorisme avec le brio que mettaient les frères Marx à détruire les pianos et les ascenseurs. Réjouissant !

Il n'est pas surprenant, que la Lame des amuseurs mélancoliques s'invite aussi :

" J'ai toujours vécu avec la conscience de l'impossibilité de vivre. Et ce qui m'a rendu l'existence supportable, c'est la curiosité de voir comment j'allais passer d'une minute, d'une journée, d'une année à l'autre. " (2) ou encore tout aussi piquant : " Il fut un temps où écrire me semblait chose importante. De toutes mes superstitions, celle-ci me paraît la plus compromettante et la plus incompréhensible. " (2), toujours du même, mais ailleurs : " Qui n'a jamais écouté l'orgue ne comprend pas comment l'éternité peut évoluer. " (3) mais aussi : " La tristesse - un infini par faiblesse, un ciel de déficiences... " (3) J'aime la profonde opposition qui nous unit, cette discorde amusé qui nous relie, par delà le bien et le mal, j'aime à savoir le roumain sidéré par mes balivernes d'écritoire.

Voici des boucliers qui devraient en faire trembler plus d'un, et ils n'ont encore pas tout vu et tout lu :

" Ils pénétrèrent dans le wagon-lit ensemble.
Ils achetèrent le silence du contrôleur avec un billet de banque.
Il souriait en leur indiquant le compartiment.
Lorsqu'ils furent au lit, dans sa chemise de nuit de soie fraîche, elle se colla à lui et dit :
" Comment vous appelez-vous ?
- Sjalof.
- Que faites-vous ?
- Acteur et manager.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- J'ai abandonné la carrière d'acteur, du moins pour le moment, pour aller en Amérique du Sud et trouver des filles pour le bordel d'un ami. Je suis acteur dans un théâtre de banlieue, mais ça me satisfait pas, car on joue des choses embêtantes et ça ne paye guère. Les filles pour le bordel rapportent beaucoup plus.
- C'est moi que vous voulez comme fille de bordel ! Est-ce cela votre intention ?
- Vous êtes folle ! dit-il. Vous, je vous aime, mes yeux se sont justement ouverts ce soir sur...
- Sur quoi ?
- Sur le fond riche et fort que peut cacher une froide fille de bordel dont on ignore tout, sinon qu'elle couche avec vous. Cette mer de feu qu'il peut y avoir derrière une froideur apparente et une coquille dure, exactement comme il y a une mer de feu sous la croûte terrestre. " (4) Reste une question : comment aujourd'hui avoir cet amusant dialogue dans un train à grande vitesse ?

à suivre

Philippe Chauché
(1) Traité du cafard / Frédéric Schiffter / finitude
(2) De l'inconvénient d'être né / E. M. Cioran / Oeuvres / Quarto - Gallimard
(3) Le crépuscule des pensées / d°
(4) Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs coeurs / Jens August Schade / traduct. Christian Petersen-Merillac / Éditions Gérard Lébovici

jeudi 19 février 2009

Cantiques

" Mon aimé les montagnes,
les vallons solitaires couverts de forêts,
les îles étrangères,
les fleuves tumultueux,
le sifflement des brises amoureuses,

La nuit tranquillisée
par la venue du lever de l'aurore,
la musique silencieuse,
la solitude sonore,
le festin qui réjouit et invite à l'amour. " (1)

" Comme elle fuit cette barque légère !
Nous voici déjà dans le charmant pays des blanches vapeurs et des vertes forêts.
On avance, on se repose, toujours au milieu des oiseaux et des nuées ;
Tandis que l'image tremblante des montagnes suit, sur les eaux limpides, tous les mouvements du bateau.

Tantôt l'écho vous répond, sortant de quelque roche profonde,
Tantôt l'on arrive à quelque vallon tranquille, dont le silence même invite à élever la voix.
Ici, tout semble fait pour inspirer à l'homme l'amour de la solitude.
De grâce, laissez là vos rames, que je puisse de ce site admirable ! à peine en ai-je encore entrevu les beautés. " (2)

Nous y voici, au coeur d'une Révélation, ce qui vous en conviendrez ne va pas plaire à tout le monde, le tout est de savoir aborder ces " îles étrangères et ces fleuves tumultueux ", alors comment s'y prendre me demandez-vous, retournez-vous, regardez-vous, et imaginez-vous autre, plus grand peut-être, ou plus petit, plus léger sûrement, sans pour autant quitter la terre, car c'est là aussi que tout se joue, dans la terre, ainsi vu, votre corps nouveau, car c'est le regard que vous lui portez qui va le transformer, et ainsi par cette Illumination, que ce corps nouveau va se lancer autrement dans cet abordage, ainsi libéré, si j'ose écrire, votre corps va connaître une révolution telle, que vous ne l'aviez jamais imaginée, elle libère de cette servitude volontaire qui à la fois vous clouait au sol et vous empêchait de vous élever. Dans cet abordage, qui je vous le concède n'est pas sans risque, vous avez toutes les chances de retrouver le Temps premier de ce que vous êtes, mais que les humanoïdes organisés s'employaient à noyer dans mille brouillards qui tournaient autour de vous et vous consumez sur place.

à suivre

Philippe Chauché

(1) San Juan de la Cruz / Le Cantique Spirituel / traduct. Vicente Pradal / Sables
(2) Tsoui-hao / Poésies de l'époque des Thang / traduct. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Éditions Ivrea

Andalousies



Il lui arrivait parfois de passer ainsi ses nuits andalouses à l'écouter, à la regarder.
Temps suspendu à ses envolées, et à ses manières de saisir l'Instant.


à suivre

Philippe Chauché

dimanche 15 février 2009

La Chine Toujours (4)



"... Le cinq août de l'année suivante, comme ma mère s'apprêtait à emmener Yun en voyage à Huqiu, Xianhan s'amena à l'improviste ; il devait également se rendre à Huqiu et il me proposa de l'accompagner pour une certaine expédition sentimentale qu'il voulait faire auparavant. Ma mère et Yun partirent les premières, et nous nous fixâmes rendez-vous au lieu-dit Bantang ; entre-temps, Xianhan m'emmena donc chez la fameuse Lengxiang, que je trouvai d'âge plus que mûr ; mais elle avait une fille appelée Hanyuan qui, avait un air de jeune vierge, avait une grâce ravissante : elle faisait vraiment songer au poème :

ses yeux sont un lac d'automne froid
où le passant mire son image.
... " (1)


Admirable Yun, femme savante, délicate, séduisante, qui se livre et délivre de Temps de ce récit de Shen Fu. Admirable Shen Fu, lettré chinois du XVIII° siècle, qui raconte dans ses Six Récits au fil inconstant des jours (quel titre), ce que fût sa vie d'admiration, de réjouissance, d'observation, de doute, et d'éclats.


" ... C'est à cette époque que j'eus l'occasion de visiter le Jardin des Flots Paisibles, qui appartenait à Monsieur Chen. Ce jardin, qui s'étend sur une vingtaine d'acres, est parsemé de tourelles et de pavillons divers, reliés entre eux par des sentiers et des galeries aux méandres capricieux ; il possède également un large vivier qu'un pont de six arches franchit en zigzag ; partout les rochers sont couverts de glycines et de lierre qui en masquent habituellement les artifices de construction ; enfin, une forêt d'arbres séculaires dont les cimes montent à l'assaut du ciel pourvoit une retraite où, parmi les chants d'oiseaux et les fleurs tombées, on pourrait se croire au coeur d'une montagne sauvage : tel est le merveilleux effet d'un art qui parvient à recréer le génie même de la Nature..." (2)

La Chine Toujours, netteté du trait, pinceau du romancier, méditation du bonheur et de l'Instant dans le Temps recomposé de la Nature.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Souvenirs heures : la vie conjugale / Six Récits au fil inconstant des jours / Shen Fu / traduct. Simon Leys / JC Lattés
(2) Souvenirs allègres : les insouciantes excursions / d°

samedi 14 février 2009

Le Silence du Torero

"... Mais croiras-tu jamais que les dieux aient ouvert en vain
Les portes, et vainement le chemin réjoui ?
Qu'il aient en vain dans leur bonté, offert à ce banquet
Outre le vin, les baies, et le miel, et les fruits,
Qu'ils offrent la lumière pourpre au chants de fête, et fraîche
Et calme, aux entretiens plus intimes, la nuit ?... " (1)


C'est une rumeur qui l'accompagnait,
un cante qui descendait des tendidos,
se posait sur le sable comme un bouquet de violettes,
des milliers de regards se reflétaient dans sa cape,
c'est une rumeur qui saisie par la grâce s'arrêta net,
stupéfiée par tant d'absolue beauté.

" C'est comme si Tomas, en bleu et or, avait détruit la San Isidro, les autres toreros, la saison, d'autres à venir et la prétention du langage à dire, comme il a détruit le bravo Communero qui a fini par reculer et lâcher prise. Ce type devant lui, il lui faisait peur. De plus, et contrairement à ses prestations antérieures, aucun relent de drame irrespirable n'est venu contaminer ces moments qu'on dira de grâce. A l'horizon de ses deux apothéoses, aucun frôlement de la tragédie. Sauf pour l'estocade sur Dakar. Une estocade extraordinaire. Extraordinaire parce que ce n'était pas une estocade, mais une roulette russe avec revolver à deux coups et une balle. Sans dévier la charge du toro, Tomas s'est jeté directement entre les cornes. On pouvait l'entendre penser : " Ou tu me tues ou je te tue. " Et puis deux fois 24 OOO mouchoirs blancs comme des colombes enragées et El Rosco, le gueulard leader du tendido 7, debout avec sa grosse figure rouge à se casser les mains.
Le lendemain, au bar Miau, l'ancien matador Robert Pilès avouait qu'il avait vu à Madrid le meilleur Camino, le meilleur Viti et même du grand Ordonez, mais qu'un truc comme ça, non. Au restaurant Casa Alberto, un client refaisait le coup de l'estocade au-dessus de ses asperges à la mayonnaise. Le président de la course expliquait, devant ses chipirones, que le prix de la première faena c'était peut-être seulement une oreille, mais que la pression était trop forte et qu'il avait voulu éviter des troubles à l'ordre public. Il ajoutait qu'il s'agissait d'une des plus importantes choses qu'il avait vues dans sa carrière. Certains aficionados demandaient même la queue pour sa seconde faena.
Tous les quotidiens du lendemain, et jusqu'au Mexique, ont fait leur une sur Tomas, dont El Pais avec ce titre : ya es leyenda ; ("maitenant, c'est une légende"). Dans El Mundo, Javier Villain, qui lui a parfois cherché des poux dans la tête, titrera : Je me rends : José Tomas est revenu. ABC martelait : José Tomas est le toreo. Et lui, Tomas ? Fidèle à lui-même : sévère, sans esbroufe, sans outrecuidance. Torero puro... " (2)

Il n'est jamais là où on l'attend, il sait d'évidence que tout se joue là, dans cet espace millimétré où le moindre faux pas peut dessiner une tragédie, il est dans l'absolue vérité, dans la nécessité d'une vérité, où le corps disparaît, où le silence est un art, où chaque mouvement est une éthique. Il est dans la vérité naturelle de la geste taurine.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Stuttgart / Élégies / Friedrich Hölderlin / Gallimard
(2)José Tomas / Madrid, Barcelone 2008 / Jacques Durand / Actes Sud-Carnets Taurins

vendredi 13 février 2009

Le Mouvement du Temps (2)



C'est un livre minuscule, un livre étroit et sec que l'on peut glisser dans la poche intérieure de sa veste, il s'y accordera avec bonheur aux battements de son coeur, un livre aux mots justes et choisis, c'est la moindre des choses me direz-vous, mais c'est très rare, aussi rare finalement que les apparitions du torero dans les ruedos lumineux d'ici ou de là-bas, un livre chinois inspiré, comme le sont les envolées, de poètes militaires de l'époque des Thang :
"... Heureuse lune ! elle ne quitte point ce pavillon. Rien ne saurait l'en écarter.
Elle pénètre jusque dans la demeure de celle dont je suis séparé.
Elle illumine sa porte, qui devient alors blanche comme le jade,
Et dès qu'on lève les stores, elle est au fond de l'appartement intérieur..." (1) c'est un petit livre sérieux et amoureux du Temps et de l'Instant, il saisit l'insaisissable mouvement intérieur de cet homme admirable. Il raconte cette courte traversée de l'histoire, retour sur "ça", à Barcelone et à Madrid, retour sur ces envolées dont se souviennent ceux qui les ont vues et ceux qui ne les ont pas vues, cela n'a peut-être pas d'importance, les échos de ces faenas majestueuses résonnent encore aujourd'hui, ils résonneront longtemps encore, et vérifieront demain, dans le printemps du Temps, que l'on a là, affaire à un homme digne d'être vu et entendu.

" Dans la Monumental quasiment pleine à ras bord, quelques mouchoirs blancs ont commencé à s'agiter. Cinq ou six. Puis plusieurs dizaines, puis des centaines et des milliers. Et José Tomas, au centre de la piste, le voilà comme un phare entouré de mouettes. Les mouettes demandent la grâce du toro de Nunez del Cuvillo. La muleta de Tomas aussi. Dans des séries de derechazos et de naturelles, cinq, six, sept d'affiliées, de plus en plus épanouies, harmonieuses et profondes, elle aspire les attaques de plus en plus vibrantes du brave et noble Idilico et ce va-et-vient de grand fond soulève une écume de plus en plus épaisse de mouchoirs blancs et d'olés noirs.
On appelle ça "toréer al compas". Le rythme, le compas, cette cadence, Tomas et Idilico les machinaient à l'unisson et nous autres, on était enfermés dans ce seul battement de coeur. " (2)

à suivre

Philippe Chauché



(1)Tchang-Jo-Hou / Poésies de l'époque des Thang / traduct. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Éditions Ivrea
(2)José Tomas / Madrid, Barcelone 2008 / Jacques Durand / Acte Sud - Carnets Taurins

mardi 10 février 2009

Le Mouvement du Temps



" Le chariot symbolise les courants qui entraînent l'homme et l'obligent à une activité incessante. Il signifie que l'homme est enfermé dans ses passions par une stabilité toute relative, puisqu'elle est entraînée et l'emporte avec elle. Les piliers, dans leur écartement, font voir qu'il peut s'en évader vers le Haut et qu'il ne demeure sur son véhicule qu'en vertu de la passivité qui le maintient dans la matière. Ceux-ci, rouges devant et bleus derrière, représentent l'équilibre entre la spiritualité et la matière qui fait avancer l'humanité. " (1)

Le Mouvement du Temps délivre de la Servitude Volontaire, pour le saisir il faut à chaque seconde miser sur l'Instant dans son accomplissement joyeux et sensuel.

" Je descendis de cheval ; je lui offris le fin de l'adieu,
Et je lui demandais quel était le but de son voyage.
Il me répondit : Je n'ai pas réussi dans les affaires du monde ;
Je m'en retourne aux monts Nan-chan pour y chercher le repos.

Vous n'aurez plus désormais à m'interroger sur de nouveaux voyages,
Car la nature est immuable, et les nuages blancs sont éternels. (2)


à suivre

Philippe Chauché




(1) Le Tarot de Marseille / Paul Marteau / Arts et Métiers Graphiques
(2) Ouang-Oey / Poésies de l'époque des Thang / traduc. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Éditions Ivrea


" La dénomination de la Lame " Le Bateleur " signifie possibilité de jongler avec plusieurs objets, c'est-à-dire de manier les circonstances avec adresse et de faire un choix avec à propos... dans son Sens Élémentaire, " Le Bateleur " représente l'Homme en présence de la Nature, avec le pouvoir de manier ses courants. " (1)

C'est dans les courants contraires que l'on dévoile ses propres Lames.


" Ce qui est bien est toujours à temps. Ce qui est fait incontinent se défait aussitôt. Ce qui doit durer une éternité doit être une éternité à faire. ( c'est moi qui souligne ) L'on ne regarde qu'à la perfection, et rien ne dure que ce qui est parfait. D'un entendement profond, tout en demeure à perpétuité. Ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup. Le plus précieux des métaux est le plus tardif et le plus lourd. " (2)

Le Temps de l'Instant : le brouillard qui recouvrait le lac " Aux Mille Visages Éclairés " allait se dissiper, toute l'agitation du monde allait s'évaporer, c'est parfait se dit-il, et il reprit son chemin.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Paul Marteau / Le Tarot de Marseille / Arts et Métiers Graphiques / 1987
(2) L'Homme de Cour / Baltasar Gracian / traduct. Amelot de la Houssaie / Éditions Gérard Lébovici

samedi 7 février 2009

Un Certain Esprit (3)



" Tantôt couché sous les grands arbres, je m'abandonne à une longue rêverie,
Tantôt je me promène, solitaire, sans m'inquiéter s'il fait jour ou s'il fait nuit. " (1)

C'est ainsi qu'il traverse le Temps et l'Instant, dans ce mouvement de la méditation.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Méditation (extrait) / Ouang-Tchang-Ling / Poésies de l'époque des Thang / traduct. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Editions Ivrea

vendredi 6 février 2009

L'Art de Gouverner

" Savoir attendre. C'est la preuve d'un grand coeur, aux grandes réserves de patience. Ne jamais se presser ni se passionner. Soyez d'abord maître de vous et vous le serez des autres. L'on doit cheminer à travers les espaces du temps jusqu'au centre de l'occasion. Une prudente attente mûrit les projets secrets et offre des succès à point. La béquille du temps est plus efficace que la massue cloutée d'Hercule. Dieu lui-même ne punit pas du bâton mais de la saison. Belle sentence : " Le temps et moi, nous en valons deux autres. " La Fortune elle-même récompense l'attente par la grandeur du prix. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Manuel de poche d'hier pour hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres / Oraculo Manuel / Baltasar Gracian / traduct. Benito Pelegrin / Éditions libres Hallier

jeudi 5 février 2009

L'Ecrivain du Temps

Il écrit, et nous lisons dans la concentration rare de cette élévation du mouvement de nos lèvres, de l'éblouissement de notre regard qui fixe la page imprimée, nourrie de mille signes, mille phrases, qui réveillent le temps :

" Londres, lundi 6 mai 202
Nice, Paris, Londres, encore une fois... la nouvelle British Library
...

" Impossible d'exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l'éclat impérial des bâtisses (...) Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on a évincé les clochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. " (Villes. C'est moi qui souligne ).

Comment tenir compte de ce qui est là et parle dans la parole bien avant que la parole et l'expérience ne puissent même l'exprimer ? Pour Rimbaud, cette percée et cette certitude dans la vision déjà là, s'accompagnent d'un devoir de réserve : " Pensez ce que vous voulez, mais faites attention à ce que vous dites ", écrit-il sur une grammaire que lui a laissé son père. " (1)

Il poursuit, c'est un autre, un autre écrivain du Temps, traversé par toute l'histoire du Monde, et vrillant le Monde de l'Histoire :

" Les Juifs survivants de l'holocauste disaient que les monuments et les musées etc. avaient leur importance mais que le mieux était le témoignage direct et ils allaient dans les écoles raconter de vive voix aux élèves ce qu'ils avaient vécu. Et ils se demandaient comment conserver la mémoire la mémoire de l'holocauste après leur mort et une association suédoise d'anciens déportés juifs a recommandé de transmettre les témoignages à un représentant de la jeune génération qui les apprendrait par coeur et irait dans les écoles raconter de vive voix qu'il avait connu quelqu'un qui avait vécu ceci ou cela. Et avant de mourir lui-même transmettrait son témoignage à un nouveau représentant de la jeune génération et ainsi de suite. Et en 1945 les Juifs firent appel à l'opinion publique internationale pour demander la création d'un état israélien en Palestine où les Juifs pourraient être entre eux sans avoir à craindre un nouvel holocauste. Les Juifs combattaient les Arabes et les Anglais qui occupaient alors la Palestine et organisaient des attentats et des mouvements d'immigration clandestine. Et en 1939 les Anglais avaient édicté des quotas d'immigration qui diminuaient de 75 % le nombre d'immigrants juifs et une loi interdisant aux Juifs d'acheter des terres. Et en juillet 1947 un bateau chargé d'immigrants juifs clandestins venus d'Allemagne accosta en Palestine et les Anglais les renvoyèrent chez eux.... " (2)

Un troisième surgit, même temps semble-t-il, enfin il s'amuse à le croire :

" Ramon, tous auraient le même geste rebelle et ample... Tous commenceraient une vie mutilée exemplaire, et feraient de tes ravages qu'on ne saurait comment les appeler... Mais quel étrange baiser ils donneraient ensuite à leurs victimes éventrées... Lequel surprendrait comme un acte très supérieur aux bienfaiteurs et aux malfaiteurs... Au lieu de les dépouiller ils leur mettraient doucement au ventre la graine d'un arbre fruitier, pour que la vie fasse d'elle-même cette opération césarienne, de tirer des morts comme des parturientes défuntes cette bonne vie restée dans leurs entrailles... " (3)

Poursuivons se dit-il, après tout, rien ne nous interdit de nous glisser dans le livre en accord avec l'Instant, dans cette clarté nette :

" La vérité, toujours intérieure.

Mais, pour tout ce que nous saisissons par l'intelligence, ce n'est pas une voix qui résonne au-dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l'esprit de l'intérieur que nous consultons, avertis peut-être par les mots pour le faire. Or celui qui est consulté enseigne le Christ dont il est dit qu'il habite dans l'homme intérieur, c'est-à-dire la Vertu immuable de Dieu et sa Sagesse éternelle que toute âme raisonnable consulte, mais qui ne se manifeste à chacun qu'autant qu'il peut la saisir selon sa propre volonté, mauvaise ou bonne. Et, s'il arrive de se tromper, ce n'est pas la faute à la lumière extérieure si les yeux du corps se trompent souvent, lumière que nous avouons consulter au sujet des choses visibles pour qu'elle nous les montre autant que nous sommes capables de les voir. (4)

C'est étonnant se dit-il, ces écrivains appartiennent au Temps permanent de l'Instant.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Marcelin Pleynet / Rimbaud en son temps / situation / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard
(2) Européana / Une brève histoire du XX° siècle / Patrick Ourednik / traduct. Marianne Canavaggio / Éditions Allia
(3) Le livre muet / Ramon Gomez de la Serna / traduct. Jacques Ancet / André Dimanche Éditeur
(4) Les Confessions / Saint Augustin / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

Sagesse du Politique



" Rester maître de soi. Grande affaire de la sagesse, ne jamais s'emporter : c'est être homme par excellence au coeur de roi ; car toute âme généreuse est difficile à ébranler. Les passions sont les humeurs de l'esprit, et tout excès en elle entraîne une maladie du bon sens ; et si elle en vient à la bouche, elle met à mal la réputation. Soyez donc maître de vous, et tellement que quiconque vous trouvant dans la prospérité ou dans l'adversité extrêmes, ne puisse mépriser votre trouble mais admirer votre empire. " (1)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Manuel de poche d'hier pour les hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres / Oraculo Manual / Baltasar Gracian / traduct. Benito Pellegrin / Editions Libres - Hallier

mardi 3 février 2009

L'Ecrivain (5)

" Le principe directeur est ce qui s'éveille de soi-même, se dirige et se façonne tel qu'il veut, et fait que tout évènement lui apparaît tel qu'il veut. " (1)

L'écrivain de l'Instant est par essence un magicien, non qu'il ait dans sa manche plus d'un tour de passe passe romanesque, mais qu'il possède l'essence même du roman, qui n'est autre que cet éveillement au Temps.

Écrire permet de retourner les corps, et ainsi de les tirer du tombeau.

L'écrivain du Temps n'a point besoin de s'attacher à quelque cyprès poétisé pour ne pas succomber aux chants des sirènes.

L'écrivain de l'Instant mise sur une absence éblouissante et une présence invisible.

Écrire revient au même.

L'écrivain le plus libre n'a rien à dire, tout à écrire, et l'inverse.

L'écrivain du Temps mise sur la transcendance d'un coucher de soleil.

L'écrivain vivant éclate de rire devant son style.

L'écrivain le plus libre transforme ses masques en style et son style en masques.

à suivre

Philippe Chauché



(1) Pensées pour moi-même / Marc-Aurelle / traduct. Mario Meunier / Garnier - Flammarion