jeudi 7 juillet 2022

L' Aube de Ramón Gómez de la Serna dans La Cause Littéraire

« L’aube est l’heure de l’ouïe fine ». 
« L’aube arrose les rues d’une poussière de siècles ». 
« À l’aube le monde devient une nébuleuse primitive… C’est pourquoi on éprouve un vertige cotonneux, incompréhensible, avec perte de connaissance…, et puis on récupère tout ».      


Comme l’aube qui inspire ce gracieux petit livre, Ramón Gómez de la Serna a l’ouïe fine et l’œil affuté. De la fenêtre de la chambre qu’il occupe à Paris, boulevard Saint-Michel, durant l’hiver 1912, il assiste à la naissance de l’aube, d’un monde, et à celle de ce livre. L’Aube est un livre qui s’éveille, comme la rue que l’espagnol espiègle regarde, un nouveau monde s’éclaire, et il en saisit de quelques mots ou de quelques phrases, l’étrange réalisme. Ramón Gómez de la Serna est un écrivain insaisissable et inclassable. Il n’appartient à aucune génération, à aucun mouvement, sauf à celui qu’il s’inventa de livre en livre, de Paris à Madrid, d’Estoril à Buenos-Aires, on pourrait le présenter comme l’auteur d’un livre unique, à la manière de Cervantès. Qu’il écrive ses gregerías, des lettres à lui-même ou aux hirondelles, sur Dali ou le cirque, qu’il hante, en fantôme heureux, le Rastro, le marché aux puces de Madrid, ou Las Ventas, les arènes de la capitale, il surprend, étonne, ébloui, par la justesse de ses remarques souvent surréelles, et fait des merveilles au café Pombo où il anime des soirées de joutes littéraires. L’année de sa mort en 1948 paraît à Buenos-Aires, Automoribundia (1), passionnant journal du siècle ramónesque. Il aura traversé la vie, comme s’il s’agissait d’une vaste galerie de glaces, qui ne manquait ni de refléter son visage, même masqué, ni celui de tous ceux qu’il rencontra et qu’il imagina pour ses romans picaresques, car Ramón Gómez de la Serna fut un aventurier des lettres et des mots, sa Mancha était la littérature, et en connaisseur des Lettres, Valéry Larbaud, ne s’y trompa pas, lorsqu’il le compara à Proust et à Joyce. 

« À l’aube on dirait que toute la ville s’est incendiée et que ne restent que les façades sans rien derrière ». 
« À l’aube d’été il y a des martinets qui l’annoncent, des martinets qui rayent comme une bague la vitre du silence des minutes de leur veille ». 




L’aube est la première heure du jour, l’heure blanche propice à l’aubade, qui deviendra sérénade quand le soleil aura fini son tour du jour, pour laisser place à la nuit. Ce petit livre est une aubade au jour venant et à ceux qui s’y glissent et que l’écrivain aperçoit ou imagine de sa fenêtre. Le jour venant est propice aux gregerías, plus ou moins impossibles à traduire en français, Valery Larbaud évoque des notations d’images spontanées et d’états d’âme puisées en plein courant psychique, des criailleries, Laure-Anne Laget parle de Brouhahas dans son anthologie publiée par les Editions Garnier (2). À ces jaillissements évoqués par le traducteur, nous pourrions ajouter des saestas, ces phrases improvisées lancées, comme un cri, comme un chant profond, souvent d’un balcon au passage de Passos pour la Semaine Sainte à Séville. L’écrivain inspiré ressemble à ces hommes et ces femmes anonymes qui rendent hommage au Cachorro où à la Macarena (3). Tout ce qu’il voit, se transforme en éclairs. Et ces éclairs donneront naissance à des romans, et Le livre muet (4) écrit également à Paris, joue avec ses éclats et les adresses qu’il se fait à lui-même. L’Aube de Ramón Gómez de la Serna est l’un de ces éclairs romanesques et ramónesque, magistralement mis en français par Jacques Ancet, l’occasion de lire ou de relire les autres romans de cet écrivain facétieux, incongru, flamboyant, troublant et inspiré. 

Philippe Chauché 

(2) Jacques Ancet dans sa présentation opte pour le terme original : « Par sa spontanéité, son jaillissement irrésistible, son innocence, la gregería est comme le germe de toute vraie littérature ». 
(3) Le Cachorro est le christ du quartier de Triana, la Macarena statue de la vierge qui se trouve dans la basilique qui porte son nom et qui est admirée et célébrée durant la Semaine Sainte. 
(4) André Dimanche éditeur et traduit par Jacques Ancet.