mardi 21 décembre 2021

La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr dans La Cause Littéraire

« On ne rencontre pas Elimane. Il vous apparaît. Il vous traverse. Il vous glace les os et vous brûle la peau. C’est une illusion vivante ». 
« Mais, par-dessus tout, ce qui m’avait lié à lui était la même foi désespérée qu’on plaçait dans l’entéléchie de la vie qu’incarnait pour nous la littérature. Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver ». 

On ne rencontre pas un roman d’une telle intensité, d’une telle force, d’une telle tenue, d’une telle originalité, il vous apparaît. Les grands romans sont des apparitions qui fondent, et troublent l’Histoire de l’art romanesque, comme ils troublent des générations de lecteurs. La plus secrète mémoire des hommes vous traverse, comme vous traverse un roman fondateur, saisissant, vibrant, qui vous comble à le lire, et que vous reprenez, pour à nouveau vous en nourrir, comme l’on se nourrit d’une nourriture céleste, que vous l’ouvrez à nouveau, pour y glisser votre regard attentif entre deux lignes et trois phrases, qui restaient suspendues dans votre mémoire. La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’une quête inlassable, d’une recherche d’un écrivain oublié, T.C. Elimane, dont le narrateur Diégane Latyr Faye va s’employer à lever le voile qui le recouvre, et qui recouvre son unique roman, Le Labyrinthe de l’inhumain. Roman unique et salué en son temps, 1938, son auteur admiré et même baptisé le « Rimbaud nègre », avant qu’il ne soit conspué et accusé de plagiat, pour avoir cousu clandestinement son roman de mille emprunts romanesques facilement identifiables. Le narrateur, lui-même écrivain, va faire de sa vie l’exploration de celle de l’écrivain disparu, effacé de l’histoire littéraire, après l’avoir traversée comme une étoile filante. Les deux écrivains ont une part d’histoire commune, des racines et une terre, et une langue découverte, apprise, admirée, maîtrisée, et domptée, qui est devenue celle de leurs romans : le français. 

« Elimane a été une sorte de premier homme qui, banni du paradis, n’a pu trouver refuge qu’en ce même paradis, mais en sa face cachée. En son revers. En quel est le revers du paradis ? Hypothèse : le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature. Signification : il ne restait à Elimane qu’à mourir (ou ressusciter ?) par l’écriture après qu’on l’avait tué comme écrivain ». 

La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’un chasseur d’histoires, qui pratique la chasse au romancier à l’arc, il en a la légèreté, la souplesse, la précision, et un savoir littéraire majestueux, qui s’adapte à tous les terrains littéraires et à toutes les situations romanesques. Nous découvrirons ce qu’a vu, écrit, vécu, l’écrivain disparu, nous le suivrons sous le vent de l’Histoire, celle de Paris des années 30, sa rencontre avec ses éditeurs, la publication de son roman, les réactions et les polémiques, puis de l’occupation nazie, son amitié profonde avec son éditeur Charles Ellenstein, dont le nom signera la mort : « … juif, en effet, dit Charles. Je suis bien juif… (il laisse passer un bref instant – un monde en réalité – avant de continuer)… mais sans y penser ». Nous le perdrons de vue, nous retrouverons sa trace au Sénégal, en Amérique latine, où nous apprendrons qu’il y traquait un certain Joseph Engelmann, un ancien SS, qui aurait arrêté et torturé son ami l’éditeur, avant qu’il ne soit déporté et assassiné. Il le retrouve à La Paz, et en termine avec lui, comme l’on achève un roman – Sans plus de précision, il écrit que tous deux mettent fin à leur vieille histoire dans des circonstances « répugnantes et impitoyables ». 
Nous explorons l’histoire de sa famille, de son père et de son oncle, l’un pour l’autre et inversement, l’un porté disparu, lors de la première guerre mondiale, l’autre sur sa terre natale, celle de sa mère, celle des épouses, de ceux qui l’ont croisé, et des fantômes. Ce roman est celui d’un gardien du savoir ancestral de ses ancêtres, celui aussi d’un écrivain qui a passé sa jeune vie à lire et à relire des écrivains qui par éclairs irriguent son roman, celui d’un romancier aux mille visages. 
Ses phrases ont parfois la rigidité d’un arbre centenaire, d’autres fois, la souplesse d’un roseau, plus loin, elles s’envolent en longues mélodies aériennes qui s’élèvent, virevoltent et retombent portées par les courants de l’imaginaire de l’écrivain. On est saisi et subjugué par tant de richesses, tant de justesse dans le rythme, dans les dialogues entre ses personnages, tant de force évocatrice, tant d’imagination, et saisi par ce regard continûment porté sur l’écriture, la solitude, le désespoir, et ces contrées où la mort rôde. Mohamed Mbougar Sarr nous offre là un roman de très haute pensée littéraire, de très grande tenue, mais aussi de très grandes envolées d’imaginaire. On se souviendra longtemps de Mossane – « … le feuillage du manguier se balance au-dessus de moi et me le murmure avec douceur, tu es toi et entièrement toi… » –, d’Ousseynou Koumakh, de Brigitte Bollène, du couple d’éditeurs ruinés par ce roman tellurique, de tous ces personnages qui illuminent La plus secrète mémoire des hommes, dont l’écriture à l’or fin rend éternels, et à jamais imprimés dans la plus secrète mémoire de ses lecteurs. 

Philippe Chauché 

jeudi 2 décembre 2021

Dictionnaire Cervantès dans La Cause Littéraire

« Ô illustre auteur, ô bienheureux don Quichotte, ô célèbre Dulcinée, ô malicieux Sancho Panza ! Puissiez-vous, tous ensemble et chacun en particulier, vivre de longs siècles, pour le plaisir et l’amusement de tous les mortels ! (L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (2), traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil).

« Ce ne sont pas seulement les lecteurs qui se font alors l’écho de la popularité de deux héros, mais aussi, au bénéfice de ceux qui ne savent pas lire, les joyeuses entrées, les défilés, les ballets, les intermèdes, les mascarades qui contribuent à faire connaître leurs profils respectifs » (Dictionnaire Cervantès, Rire).

Il y a devant nous une œuvre magistrale, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, dont la première partie est publiée fin décembre 1604 à Madrid, suivi de la seconde partie sortie des presses en 1615, il ne lui reste alors que quelques mois à vivre, il sera inhumé le 23 avril 1616 dans sa paroisse de San Sebastián à Madrid. Désormais tous les 23 avril, l’Espagne célèbrera le Livre, le Quichotte enfantera les livres. Il y a face à nous un visage, un portrait apocryphe de Miguel de Cervantès, attribué à Juan de Jauregui daté de 1600, mais peint vers 1900. Tous les portraits connus de l’écrivain ne seraient donc que pure invention, vertige de l’imaginaire des peintres, mais qui s’en plaindrait ? Et puis il y a l’histoire de Miguel de Cervantès, le roman de sa vie, ses blessures à la bataille de Lépante, où il perd l’usage de sa main gauche, ce qui lui vaudra son surnom de « manchot de Lépante », ses cinq années de captivité à Alger, sa vie et ses livres, Don Quichotte, Nouvelles Exemplaires, Galatée, notamment. Autant de visages que Jean Canavaggio, le grand spécialiste de Cervantès en France, s’emploie avec rigueur et finesse à éclairer dans son dictionnaire. Il l’ouvre sur Giulio Aquaviva, dont Cervantès fut camérier, avant que le jeune prélat ne soit sacré cardinal, et s’achève sur le Voyage au Parnasse, long poème aux trois mille hendécasyllabes et ses cent cinquante écrivains cités, son testament poétique, l’adieu d’un homme qui craignait d’être dupe de ses rêves et qui s’en défendait en souriant. Ce vagabondage comme le définit l’auteur, dans ce dictionnaire aux quelques cent trente entrées, nous permet de mieux comprendre la vie de l’écrivain, son parcours, ses villes, ses amis, ses admirations, ses lectures, et ceux qu’il inspira, musiciens, cinéastes, dessinateurs et écrivains, fidèle à sa légende et leurs éblouissements de lecteurs. 




« Dans le sillage de Don Quichotte, mais sans s’identifier à lui, Tristram est la parfaite incarnation du « shandisme », une manière de comprendre les choses qui est aussi un mode d’existence où le goût de l’irrationnel s’allie à la nostalgie des chevaleries de l’imaginaire » (Dictionnaire Cervantès, entrée Laurence Sterne (1713-1768). 

« En 1605, Don Quichotte était l’artisan de son épopée en inventant dans le même mouvement son propre monde ; sous l’effet de sa déraison, l’auberge se métamorphosait en château et les moulins en géants. En 1615, il se lance de nouveau sur les chemins, mais ne transforme plus les choses ; ce sont les circonstances ou simplement les hommes qui fabriquent un univers à la mesure de ses exploits ou de ses désirs » (Dictionnaire Cervantès, entrée Don Quichotte, première et seconde partie). 

Ce Dictionnaire érudit de Cervantès est le livre des passions de Jean Canavaggio, des passions pour un écrivain qui a donné corps à ce qui allait devenir l’art romanesque, un dictionnaire nourri d’une curiosité sans limites pour son histoire, et les histoires que d’autres écrivains vont à leur tour inventer sur les traces du Quichotte et de Sancho. Ce Dictionnaire est à la fois celui des personnages qui miroitent dans les œuvres de Cervantès, mais aussi celui de ceux que l’écrivain a fréquentés, de ceux qui se sont inspiré de ses œuvres et notamment du Quichotte. En poursuivant notre vagabondage, nous apprenons tout de la captivité de Cervantès à Alger, nous nous glissons sur les traces de la Bible que d’heureux érudits et des lecteurs attentifs ont découverts dans le Quichotte, nous rencontrons des peintres qui ont illustré, exploré ou illuminé le Quichotte, comme Gérard Garouste qui expose un ensemble de dessins, d’aquarelles et de toiles, baptisé : Don Quichotte apocryphe – un livre ouvert et brûlé suffit à symboliser l’inventaire de la bibliothèque de l’hidalgo. Francisco de Goya, Picasso ou encore Gustave Doré : « Les rochers escarpés de la Sierra Morena, les arbres desséchés de la campagne castillane, les contrastes de lumière, les brumes jouent un rôle essentiel dans un paysage qui condense une somme d’émotions humaines ».

La passion littéraire est toujours inspirante quand elle se partage, ce que réussit formidablement bien Jean Canavaggio. Il est des livres qui ne cessent d’être lus et réédités, le Quichotte partage cette heureuse renommée avec La Bible, l’Odyssée, la Divine Comédie, Les Essais, et quelques autres, des livres qui non seulement ont résisté aux attaques des siècles. Le Temps ne les a pas fragilisés, mais les a patinés, comme les statues des cathédrales. Le Quichotte porté par deux personnages devenus avec le temps des archétypes, sonne le glas du roman de chevalerie, il renverse la machine mal assurée des livres chevaleresques, et ouvre un monde d’aventures aux mille entrées et rebondissements. La force de l’imaginaire de Cervantès nous entraîne sur les chemins qu’empruntent le Quichotte et son fidèle Sancho, les chemins de la Mancha, de la Sierra Morena, de Barcelone, nous fait vivre ses combats et ses éclats, mais aussi ses étourdissantes réflexions, ses éblouissants dialogues avec Sancho, ses situations épiques d’une grande drôlerie, cet art si singulier qui rend ce roman immortel. Même s’il fait mourir le Quichotte – Telle fut la fin de l’ingénieux hidalgo de la Manche, dans un village dont Sidi Ahmed n’a pas voulu préciser le nom, pour que tous les bourgs et village de la Manche se le disputent et se l’approprient, comme les sept villes de Grèce s’étaient disputé l’honneur d’avoir vu naître Homère (1), Cervantès le rend immortel, comme il rend immortel Sancho. 

Leurs aventures virevoltent et ne cessent de nous enivrer, comme ce Dictionnaire de nous divertir, de nous égayer, et de nous éclairer sur ce Grand d’Espagne que fut Cervantès. 

Philippe Chauché

(1) L’Ingénieux Don Quichotte de la Manche, Seconde partie, traduction d’Aline Schulman, Editions du Seuil, 1997. 

mercredi 1 décembre 2021

Châteaux de sable de Louis-Henri de La Rochefoucauld dans La Cause Littéraire

« Notre amicale de descendants de guillotinés triés sur le volet se réunissait trop rarement. Il aurait fallu se voir une fois par mois sans que personne ne le sache, dans des lieux secrets : le cimetière Picpus, un salon du Jockey Club, les jardins du château de Versailles, le sous-sol de la Chapelle expiatoire… ». 

Le narrateur de ce roman virevoltant n’est autre qu’un descendant de La Rochefoucauld, un nom qui s’accorde avec l’Histoire de France, celle de l’Ancien Régime, avec ses sauts et soubresauts, ses passions et ses trahisons, ses mensonges et ses gloires. Difficile de passer à côté de l’Histoire lorsque l’on descend de La Rochefoucauld-Liancourt qui prévient Louis XVI de la prise de la Bastille. Difficile d’oublier son histoire lorsque l’on apprend que les La Rochefoucauld détiennent le record du nombre de morts sous la Révolution française, quatorze au total, de Pierre-Louis et François-Joseph, deux évêques, assassinés à la prison des Carmes, à Anne, guillotinée place de la Révolution – Nous avions payé cher le prix de l’agitation populaire. Le jacobinisme était-il un humanisme ? Vous avez quatre heures. La Révolution française et la terreur étaient déjà au cœur de son roman La Révolution française, comme d’ailleurs l’étaient la littérature et les romanciers que l’auteur lisait, avait lu ou lirait : Chateaubriand, Saint-Simon, Chamfort, Laclos, Kafka et d’autres encore, tout aussi fréquentables que réjouissants. Châteaux de sable est un roman tout aussi passionnant qu’il est drolatique. Le narrateur qui vit plus ou moins de sa plume, rencontre l’écrivain Andreï Makine pour en brosser le portrait : « Quant à Makine, académicien atypique à la carrure d’ancien du KGB et à la belle gueule anguleuse de statue soviétique, avec son regard d’acier qui vous transperçait, il semblait vouloir vous hypnotiser, vous endormir – et pourquoi pas jeter votre corps dans la Volga », et lui livre l’histoire des La Rochefoucauld sous la Révolution ; l’académicien l’invite à en faire un roman qui lui collerait à la peau, et comme les clins d’œil de l’Histoire ne manquent jamais de piquant, une réclame pour un mascara prenant modèle sur la Révolution en citant son aïeul, pousse le narrateur à se lancer dans une nouvelle aventure tout aussi révolutionnaire : rencontrer Louis XVI et écrire le roman de sa vie, qu’il baptise Le Colosse aux pieds d’argile. Sous sa main royale, il devient prince de Passy et chevalier de Louis XVI, c’est sa recherche d’une noblesse perdue. 

« C’était la première fois que je rencontrais un personnage historique. Forcément, ça m’a tracassé. Le choix de son adresse, impeccable, m’a paru limpide : quai de Bourbon, parce que c’était son nom, numéro 17, en hommage à son fils, Louis XVII. Mais pourquoi Louis XVI avait-il opté pour le pseudonyme un peu ridicule de Robinson ? ». 

En bon écrivain, le narrateur avide de savoirs multiplie les lectures d’ouvrages où l’on donne à Louis XVI la part belle, et d’autres plus acides sur le roi guillotiné. Il est l’hôte du roi, ou de son fantôme, dans son Île aux trésors des bords de Seine, qui lui ouvre sa bibliothèque : « N’en déplaise aux mauvaises langues à la Zweig, Louis XVI n’était pas qu’un gros monsieur : c’était un grand lecteur ». De Daniel Defoe, il avait entrepris, enfant, de traduire Robinson Crusoé, il devint Robinson pour les contemporains de l’auteur, et de David Hume. Il y croise également la reine Marie-Antoinette – La tour du Temple est l’Enfer –, fréquente un bar clandestin repaire de royalistes, tenu par un certain Lemoine, puis quelques membres de la 2e DB, devenue 2e division bourbonienne, partagés entre intégristes et modérés, mais tous fidèles au trône. Assiste à la messe anniversaire en souvenir de Louis XVI, et croise le fer avec notre époque, qui compte elle aussi ses sans-culottes – « … en cet automne 2018, le sol tremblait de nouveau en Europe, le climat social était chaud, orageux, il y avait de la révolution dans l’air… ». Louis-Henri de La Rochefoucauld est un écrivain gourmand de l’Histoire de la Révolution, de celle d’un roi et d’une reine guillotinés, des trahisons et des fidélités, de celle finalement d’ancêtres qui ne manquaient ni de force, ni d’humeur face aux turbulences du siècle des Lumières, qui fut aussi celui d’expéditives condamnations à mort. Le siècle du verbe dans les salons fut aussi celui du sang répandu sur les places publiques. Louis-Henri de La Rochefoucauld est un écrivain qui goûte la langue française des romans d’aventure, des Mémoires, des romans qui galopent, avec leurs héros et leurs traîtres, des livres d’Histoire que l’on s’offre de père en fils, comme se transmettent demeures et châteaux, et des livres où personne ne se prend au sérieux. Louis-Henri de La Rochefoucauld réussit là un roman qui sourit au Roi pour le plaisir romanesque de le faire revivre. Il apparaîtra comme il disparaîtra dans ce roman ingénieux et rieur, comme les aimables fantômes du château de sa grand-mère qui se font entendre à ceux qui ont l’ouïe fine, des ancêtres qui s’ennuient et qui rêvent peut-être d’être les invités du prochain roman d’un descendant qui se prénomme Louis-Henri. Tout un roman ! se disent-ils sûrement. Et ils ont grandement raison. 

Philippe Chauché