« On ne rencontre pas Elimane. Il vous apparaît. Il vous traverse. Il vous glace les os et vous brûle la peau. C’est une illusion vivante ».
« Mais, par-dessus tout, ce qui m’avait lié à lui était la même foi désespérée qu’on plaçait dans l’entéléchie de la vie qu’incarnait pour nous la littérature. Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver ».
On ne rencontre pas un roman d’une telle intensité, d’une telle force, d’une telle tenue, d’une telle originalité, il vous apparaît. Les grands romans sont des apparitions qui fondent, et troublent l’Histoire de l’art romanesque, comme ils troublent des générations de lecteurs. La plus secrète mémoire des hommes vous traverse, comme vous traverse un roman fondateur, saisissant, vibrant, qui vous comble à le lire, et que vous reprenez, pour à nouveau vous en nourrir, comme l’on se nourrit d’une nourriture céleste, que vous l’ouvrez à nouveau, pour y glisser votre regard attentif entre deux lignes et trois phrases, qui restaient suspendues dans votre mémoire.
La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’une quête inlassable, d’une recherche d’un écrivain oublié, T.C. Elimane, dont le narrateur Diégane Latyr Faye va s’employer à lever le voile qui le recouvre, et qui recouvre son unique roman, Le Labyrinthe de l’inhumain. Roman unique et salué en son temps, 1938, son auteur admiré et même baptisé le « Rimbaud nègre », avant qu’il ne soit conspué et accusé de plagiat, pour avoir cousu clandestinement son roman de mille emprunts romanesques facilement identifiables. Le narrateur, lui-même écrivain, va faire de sa vie l’exploration de celle de l’écrivain disparu, effacé de l’histoire littéraire, après l’avoir traversée comme une étoile filante. Les deux écrivains ont une part d’histoire commune, des racines et une terre, et une langue découverte, apprise, admirée, maîtrisée, et domptée, qui est devenue celle de leurs romans : le français.
« Elimane a été une sorte de premier homme qui, banni du paradis, n’a pu trouver refuge qu’en ce même paradis, mais en sa face cachée. En son revers. En quel est le revers du paradis ? Hypothèse : le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature. Signification : il ne restait à Elimane qu’à mourir (ou ressusciter ?) par l’écriture après qu’on l’avait tué comme écrivain ».
La plus secrète mémoire des hommes est le roman d’un chasseur d’histoires, qui pratique la chasse au romancier à l’arc, il en a la légèreté, la souplesse, la précision, et un savoir littéraire majestueux, qui s’adapte à tous les terrains littéraires et à toutes les situations romanesques. Nous découvrirons ce qu’a vu, écrit, vécu, l’écrivain disparu, nous le suivrons sous le vent de l’Histoire, celle de Paris des années 30, sa rencontre avec ses éditeurs, la publication de son roman, les réactions et les polémiques, puis de l’occupation nazie, son amitié profonde avec son éditeur Charles Ellenstein, dont le nom signera la mort : « … juif, en effet, dit Charles. Je suis bien juif… (il laisse passer un bref instant – un monde en réalité – avant de continuer)… mais sans y penser ». Nous le perdrons de vue, nous retrouverons sa trace au Sénégal, en Amérique latine, où nous apprendrons qu’il y traquait un certain Joseph Engelmann, un ancien SS, qui aurait arrêté et torturé son ami l’éditeur, avant qu’il ne soit déporté et assassiné. Il le retrouve à La Paz, et en termine avec lui, comme l’on achève un roman – Sans plus de précision, il écrit que tous deux mettent fin à leur vieille histoire dans des circonstances « répugnantes et impitoyables ».
Nous explorons l’histoire de sa famille, de son père et de son oncle, l’un pour l’autre et inversement, l’un porté disparu, lors de la première guerre mondiale, l’autre sur sa terre natale, celle de sa mère, celle des épouses, de ceux qui l’ont croisé, et des fantômes. Ce roman est celui d’un gardien du savoir ancestral de ses ancêtres, celui aussi d’un écrivain qui a passé sa jeune vie à lire et à relire des écrivains qui par éclairs irriguent son roman, celui d’un romancier aux mille visages.
Ses phrases ont parfois la rigidité d’un arbre centenaire, d’autres fois, la souplesse d’un roseau, plus loin, elles s’envolent en longues mélodies aériennes qui s’élèvent, virevoltent et retombent portées par les courants de l’imaginaire de l’écrivain. On est saisi et subjugué par tant de richesses, tant de justesse dans le rythme, dans les dialogues entre ses personnages, tant de force évocatrice, tant d’imagination, et saisi par ce regard continûment porté sur l’écriture, la solitude, le désespoir, et ces contrées où la mort rôde. Mohamed Mbougar Sarr nous offre là un roman de très haute pensée littéraire, de très grande tenue, mais aussi de très grandes envolées d’imaginaire. On se souviendra longtemps de Mossane – « … le feuillage du manguier se balance au-dessus de moi et me le murmure avec douceur, tu es toi et entièrement toi… » –, d’Ousseynou Koumakh, de Brigitte Bollène, du couple d’éditeurs ruinés par ce roman tellurique, de tous ces personnages qui illuminent La plus secrète mémoire des hommes, dont l’écriture à l’or fin rend éternels, et à jamais imprimés dans la plus secrète mémoire de ses lecteurs.
Philippe Chauché