
" De son berceau de brume, à peine sortie l'Aurore aux doigts de rose, qu'Ulysse revêtait la robe et le manteau. La Nymphe se drapa d'un grand linon neigeux, à la grâce légère ; elle ceignit ses reins de l'orfroi le plus beau ; d'un voile retombant, elle couvrit sa tête, puis fut toute au départ de son grand coeur d'Ulysse. Tout d'abord, elle vint lui donner une hache aux deux joues affûtées, un gros outil de bronze, que mettait bien en mains un manche d'olivier aussi ferme que beau ; ensuite elle apporta une fine doloire et montra le chemin vers la pointe de l'île, où les arbres très hauts avaient poussé jadis, aunes et peupliers, sapins touchant le ciel, tous morts depuis longtemps, tous secs et, pour flotter, tous légers à souhaits. Calypso lui montra cette futaie d'antan, et la toute divine regagna son logis. Mais lui, coupant ses bois sans chômer à l'ouvrage, il jetait bas vingt arbres, que sa hache équarrit et qu'en maître il plana, puis dressa au cordeau. Calypso revenait : cette toute divine apportait les tarières.
Ulysse alors perça et chevilla ses poutres, les unit l'une à l'autre au moyen de goujons et fit son bâtiment. " (1)
Nous y sommes, nous allons embarquer, ce radeau là conviendra à quelques élues, fidèles à quelques principes, à quelques auteurs des hauteurs, nous ne craignons aucune tempête, aucun orage de nous effraie, nous avons pour nous l'insolence de la liberté, la liberté du corps délivré, envolé dans le souffle des dieux.
C'est dans ce radeau que nous allons inventer d'autres attirances, d'autres frôlements, d'autres aventures dont vous ignorez les floraisons et les frissons, certes ce voyage n'est pas sans risque, mais quel voyage l'est-il, certes cette aventure du corps n'est pas donnée à tout un chacun, mais toutes savent ce qui les attend, une traversée du siècle de la lumière.

" Assis prés de la barre, en maître il gouvernait : sans qu'un somme jamais tombât sur ses paupières, son oeil fixait les Pléiades et le Bouvier, qui se couche si tard, et l'Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot, la seule des étoiles, qui jamais ne se plonge aux bains de l'Océan, mais tourne en même place, en guettant Orion ; l'avis de Calypso, cette toute divine, était de naviguer sur les routes du large, en gardant toujours l'Ourse à gauche de la main.
Dix-sept-jours, il vogua sur les routes du large ; le dix-huitième enfin, les monts de Phéacie et leurs bois apparurent : la terre était tout près, bombant son bouclier sur la brume des mers. " (1)
Nous avons ainsi vogué, traversé ces mers qui se reflètent dans la courbe étoilée qui nous éclaire, ainsi nous avons filé tels des poissons d'or et d'argent, sans autre pensée que celle d'être attentifs aux signes du vent et des dieux complices, ainsi de nos corps nous avons fait des compas et les boussoles vigilantes, nos amies n'ignoraient rien de ces codes appris au fil du temps, elles se postaient à l'avant du radeau du bonheur avec dans les yeux les éclats d'étoiles de soie et de poissons complices.
Ce voyage ouvre sur mille mots tendus comme les voiles que nous embrassons de la main.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Odyssée / Homère / Bibliothèque de la Pléiade / traduc. Victor Bérard / Gallimard