samedi 23 décembre 2017

Blaise Cendrars dans La Cause Littéraire





« Je resterai ma vie durant
à regarder couler la Seine…
C’est un poème dans Paris »
(La Seine, Poèmes tardifs).
 
Blaise Cendrars fait une nouvelle apparition dans la Bibliothèque de la Pléiade, avec deux volumes d’œuvres romanesques et poétiques, aux mille éclats de paillettes d’or. En 2013, Gallimard publiait deux premiers opus, consacrés aux Œuvres autobiographiques – si essentielles à l’écrivain voyageur : L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer, et Prière d’insérer. Le Tour du Monde poétique et romanesque du poète armé du bouclier de son œuvre (1) s’achève. L’arpenteur, le guerrier du présent, le bourlingueur lettré, l’engagé volontaire, nous livre ses Mémoires d’outre-vie composées sur le vif du sujet, sur le motif, à la manière de Cézanne et c’est admirable.
 
 
« L’air est embaumé
Musc ambre et fleur de citronnier
Le seul fait d’exister est un véritable bonheur »
(Léger et subtil, Documentaires, Îles).
 
Blaise Cendrars trace de courts poèmes, ce sont des saisissements, des bouquets, des éclats, des éblouissements, avec un style d’une pureté cristalline. Qu’il prenne un train suspendu dans le vide, qu’il assiste à Bahia au coucher du soleil, qu’il salue Guillaume Apollinaire : « Apollinaire n’est pas mort / Vous avez suivi un corbillard vide / Apollinaire est un mage / C’est lui qui souriait dans la soie des drapeaux aux fenêtres… », en toute situation, il écrit par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante, et c’est à chaque fois surprenant, vif, juste, musical, accordé, et très finement composé. Blaise Cendrars se saisit d’histoires comme d’une cigarette, des histoires qui nourrissent l’Histoire, il se les approprie, les transforme, leur donne cette patine unique. C’est ici, l’histoire du général Johann August Suter, cette merveilleuse histoire américaine, cette merveilleuse histoire californienne, c’est la conquête de l’Ouest, et sa conquête de la littérature d’aventure, c’est là, celle de Jean Galmot dans le volcan guyanais. L’écrivain aux mille vies, aux mille aventures, plus fausses les unes que les autres, et donc plus vraies les unes que les autres – le mentir-vrai de Louis Aragon –, ne boite jamais, même s’il doute, même s’il frémit, il ne chute pas, et même après avoir perdu son bras droit à la guerre, il écrit. Il écrit comme si sa main gauche était double. « Son corps imaginaire est devenu tout puissant » (2).
 
Blaise Cendrars - Robert Doisneau
 
 
« L’Ouest ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi y a-t-il tant d’hommes qui s’y rendent, et qui n’en reviennent jamais ? Ils sont tués par les Peaux-Rouges ; mais celui qui passe outre ? Il meurt de soif ; mais celui qui traverse les déserts ? Il est arrêté par les montagnes ; mais celui qui franchit le col ? Où est-il ? Qu’a-t-il vu ? Pourquoi y en a-t-il tant parmi eux qui passent chez moi qui piquent directement au nord et qui, à peine dans la solitude, obliquent brusquement à l’Ouest ? » (L’Or, La merveilleuse histoire du général Johann August Suter).
 
 
 
Chez Blaise Cendrars, l’aventure romanesque se nourrit du récit, et les récits deviennent des romans, des poèmes, des éclats de vérité. L’écrivain a su voir et bien voir ce qui s’ouvrait sous ses yeux, ce que tout cela recélait de romanesque pour enflammer son corps, il a su entendre cette musique romanesque aux éclats d’aventure, pour en faire des romans sans graisse, des romans qui sonnent comme des combats de boxe. Il a su entendre la rumeur d’histoires qui se racontaient ici et là, si près, si loin de sa terre, dans l’Ouest, le vraiL’Or, La merveilleuse histoire du général Johann August Suter en est la vérification stupéfiante, il saisit ce mouvement de l’histoire de l’Amérique, il était une fois cette Amérique sous sa plume, celle des chercheurs d’or, des émigrants, les naufragés, les malheureux, les mécontents. Les hommes libres, les insoumis. Comme chez l’immense John Ford, il était une fois l’Histoire de l’Amérique, les histoires de l’Amérique, avec ceux qui la font et la défont, avec les glorieux et les traîtres, les joyeux et les sombres, les aventuriers et les roublards, une histoire qui se raconte à hauteur d’homme. Il était une fois l’histoire de la littérature vivante et frémissante, Blaise Cendrars s’y tient debout, comme s’il cherchait l’or du temps.
 
« Dans une baie
Derrière un promontoire
Une plage de sable jaune et des palmiers de nacre »
(Du monde entier au cœur du monde, Plage).
 
Philippe Chauché

(1) « Un artiste n’est jamais cerné, il n’est jamais réduit à se rendre, son ultime défense n’est jamais conquise, il peut toujours inventer une nouvelle parade en créant. Un poète n’a de bouclier que son œuvre », Blaiser Cendrars au Père Bruckberger, cité dans l’excellente préface de Claude Leroy.
(2) Pierre Michon


http://www.lacauselitteraire.fr/oeuvres-romanesques-precedees-de-poesies-completes-blaise-cendrars-en-la-pleiade

mercredi 13 décembre 2017

Lettres à Dominique Rolin dans La Cause Littéraire



« Cela vit, s’agite, semble me cerner de toutes parts, moi et ma torpeur. Et par un phénomène intérieur assez fréquent, j’ai l’impression d’être, au-dehors, autre chose que moi-même, qui se mêle au jeu silencieux et mouvant du jardin ; de me perdre et de m’ignorer sans trop de peine. Je suis donc pour finir, un jardin qui t’aime, et rien d’autre : c’est trop fatigant » (Feydeau, lundi 23-24 mars 1959).
 
Dominique Rolin est la grande aventure romanesque et physique de Philippe Sollers, l’absolue complicité. Cette correspondance (le premier acte, les autres sont annoncés) est le cœur en mouvement de deux écrivains inclassables, un premier acte saisissant de justesse, de vérité et de beauté. Et que l’on ne s’y trompe pas, il faut, pour réussir ce pari inouï, s’accorder au mouvement musical de la vie, la faire sienne, et rejeter dans les ténèbres les compromissions, les mensonges, les petits arrangements littéraires, les peurs et les hontes, et ne garder que le bonheur d’être. Je suis, donc j’écris. Je suis, donc j’aime. Je suis, donc je mets tous mes muscles à l’écoute de ce qui se révèle là sous mes yeux, semble-t-il dire.
 
Il s’agit bien d’une aventure littéraire unique, deux écrivains, un jeune homme, et une femme plus âgée se rencontrent, se voient, s’aiment, s’écrivent et écrivent, sans que cela ne se voie, sans que cela ne se sache, et l’enjeu est évidemment ailleurs. C’est un roman clandestin qui ne cesse de s’écrire, à Bordeaux, sur son Île – tout est silencieux, le ciel est balisé par cinq ou six phares : La Pallice, Oléron, les Baleines – à Paris, à Venise – Venise fait tourner l’année à l’envers – et à Barcelone. Ces lettres sont les échos éblouis des romans de Philippe Sollers, et les romans du Girondin épousent les courbes de ces lettres à l’aimée. La disparition de Dominique Rolin n’est finalement qu’une autre étape, ces lettres et les prochaines qui viendront d’elle, signeront son immortelle présence. Les écrivains eux aussi font des miracles.
 
 
 
 
« Je cherche les rythmes.
Venise se rabat sur moi par plaques entières. C’est indescriptible, bien sûr, et – comment dire ? – mercuriel (?).
Je suis fou de toi, je t’aime » (Paris, le 10/7/69).
 
Ces lettres admirables sont aussi une traversée du siècle, la maladie, la mort du père, de Georges Bataille – Nous avons eu quelques bons moments avec lui, pleins d’humour feutré, lointain et assez terrible. Je revois, si proche, devant lui, son geste de la main, comme pour congédier les mots… –, la tragique disparition de son ami Pierre de Provenchères durant la guerre d’Algérie – Mon amour, je ne peux écrire… Les larmes brouillent tout, aussitôt… Pas de littérature pour un esprit qui s’en méfiant tant… –, la présence d’écrivains complices, Mauriac – (Mais) c’est un être délicieux, ce vieil homme qui m’envie presque ma maladie parce qu’elle lui rappelle le temps où, jeune, il pouvait être malade impunément, loin de tout… –, Paulhan, Tel quel qui s’avance, et L’Infini qui se dessine, Mai 68, la Chine, et sans arrêt des livres qui s’ouvrent et qui s’écrivent, avec toujours ce regard précis sur la nature qui l’entoure, le vent, les mouettes, le soleil, un certain art de vivre, l’art d’embrasser la nature qui naturellement s’ouvre à ses yeux avant de se glisser dans ses livres.
 
« Mon amour, ça y est maintenant, je crois, j’ai de nouveau devant moi et en moi les lignes de fuite, les carrés-rectangles, les volumes. Les mouettes sont les mêmes qu’à Venise, j’ai parfois l’impression que j’écris surveillé par elles depuis 2000 ans, ou encore qu’elles sont les signes de ponctuation que je refuse à la page. Aujourd’hui calme et ciel bleu, le bleu dans le blanc du bleu de toujours… » (Le Martray, mardi 11 juillet 1978).
 
Philippe Sollers - L'Infini - Gallimard - Photo Philippe Chauché
 
 
On ne peut que se réjouir de la publication de cette correspondance unique entre deux écrivains, établie par un troisième (Frans de Haes), sorte de Sainte Trinité de ce volume, une correspondance touchée par la grâce, enchantée, comme le silence des vignes, et du vin. Une correspondance frappée par la cristallisation, « deux êtres se rencontrent », qui s’entend dans les marais salants – Un simple grain de sel illumine la bouche, une simple gorgée de vin… –, qui est à l’œuvre dans ces lettres, qui sont autant de traces indélébiles d’un amour parfait.
 
Philippe Chauché
 

dimanche 10 décembre 2017

Cyril Huot dans La Cause Littéraire




« La même voix intérieure qui roulait en lui devait rouler en elle pour y charrier les mêmes mots. Il aurait suffi de lui redire les mots de sa voix intérieure et aussitôt elle les aurait reconnus, ces mots, aussitôt elle aurait su que la même voix parlait en lui comme en elle, qu’elle leur parlait à tous deux d’une même voix ».
Secret, le silence est le roman d’une voix, d’un corps et d’une voix, le roman du silence glacial, prélude de l’Enfer dans lequel semble s’enfermer l’inconnue, roman de « l’intelligence d’amour », cette intensité circulaire mise en lumière par Jacqueline Risset (1). Secret, le silence est le roman d’une passion, où le silence est une parole tue, parole de cette jeune femme tombée dans le mutisme, dans l’anorexie, dans le retrait absolu du monde, telle une sainte, que plus rien ne touche, ni n’atteint, comme plongée dans le renoncement aux éclats et aux embellies du monde. L’homme qui l’accompagne la découvre dans tous les sens du mot, décide de la libérer des griffes de la clinique où elle s’enfonce, la sauve de l’Enfer du silence, et ainsi se sauve.
Ils vont s’installer dans une grande maison près du front de mer, elle toujours silencieuse, les yeux clos, renfermée sur sa douleur inconnue, lui, la regardant dormir, la nourrissant à la petite cuillère, lui offrant toute sa patience admirative, ses attentions, son amour, qui ne dit pas encore son nom. Secret, le silence bascule en un instant, le corps de silence se livre et se cambre dans une jouissance libre – Il avait l’aveu de son corps, mais il aurait voulu entendre cet aveu de sa propre bouche, de cette bouche même sur laquelle, souffle à souffle avec elle, il le guettait en vain.
« Il consacrait un temps chaque jour plus long au plaisir érotique de la faire manger, de la faire boire, de la baigner, de la soigner, de la coiffer, de la maquiller. Il en multipliait les occasions. Et il voyait que ce plaisir, de plus en plus ouvertement sensuel, était de plus en plus partagé ».
Secret, le silence est le roman d’une passion, où l’inconnue occupe le cœur des rêves de son protecteur, roman aux multiples filiations romanesques, on pense à André Pieyre de Mandiargues, mais aussi à Georges Bataille, par instants au Marquis de Sade, à Vivant Denon – Point de lendemain – et aux Extatiques. La littérature porte en son sein, dans sa chair, ces éclats d’érotisme, ces tensions, ces saisissements, admirations et adorations, où le désir est foudroyé, où les mots ont du style et où le style transcende les corps – En t’offrant de devenir ta victime, c’est de l’amour dont je veux me faire la victime.
Secret, le silence est un roman qui se risque sur le territoire de la violence érotique, sur ce continent noir symbolique – En faisant appel à sa sauvagerie, il parvenait à raviver la sienne, comme une rédemption christique. Cyril Huot est le maître du temps et des corps, de ce roman précis, dérangeant et troublant, d’une rare force, roman d’initiation et d’admiration, un roman baigné de larmes et de silence, comme les yeux et les lèvres de l’inconnue, dont les éclats de beauté irisent ce roman unique.
(1) Dante écrivain ou l’Intelletto d’amore, essai, Seuil, 1982
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/secret-le-silence-cyril-huot

samedi 2 décembre 2017

Gilbert Pinna dans La Cause Littéraire



« Débarquement dans les ports. Marseille, juillet 1962. Il faut voir tous ces gens éperdus, dans la gare Saint-Charles. Moi, minuscule, dans un couffin, avec mon frère, en départ de vacances. Bien plus tard, on me le raconte : il y a des vieux, des vieilles, des enfants, hagards, une valise à la main, qui attendent, debout, assis, couchés… Et puis, dehors juste à trois cents mètres, la grande lumière blanche qui réverbère celle de la baie d’Alger. Entre les deux côtes, les plages et un gros bras de mer ».
 
Peut-être des falaises est une aventure graphique, l’esquisse d’un roman, nourrie de l’enfance de l’auteur, de son humeur irisée, de ses admirations, Hopper, Camus et l’insondable secret de l’Algérie de Meursault, Kafka, magicien impérial de sa ménagerie, Hugo Pratt, ou encore Marguerite Duras sur son balcon des Roches Noires, et Freud à Vienne. Gilbert Pinna n’illustre pas ses éclats romanesques, ses remarques, ses souvenirs, il les prolonge, en donne un écho gracieux et troublant. Le trait est fin, tout en rondeur, les couleurs sont embrasées par des pastels soyeux.
 
 
 
Ses personnages dessinés parlent, ils ont parfois les traits tirés, la paupière en amende, ils sourient, ou se campent dans le doute, ils s’étirent ou s’assoupissent, on pense à Daumier, à Gorce, à Loustal pour le trait, à Hugo Pratt, pour le chatoiement et l’aventure qui surgit au coin de la page, mais Gilbert Pinna est unique, il saisit cet instant, cette suspension, un regard perdu, un soupir, d’un trait. Il se souvient aussi des dessins et des gravures de Bruno Schulz – assassiné par les nazis en 1942 –, qui prolongeaient ceux de Goya, la terreur est là, et les monstres rodent, point de terreur dans Peut-être des falaises, mais une légèreté que parfois traverse un trait de doute, une tristesse lointaine.
 
« Il lui suffit de fermer les yeux pour les faire arriver d’Abyssinie, d’Acarnanie, d’Abkhazie, d’Albanie, d’Amazonie, tous enfants d’Hugo Pratt ».
 
 
 
« Plus tard, il les verra dans Prague, sortis des brumes, ces grands chevaux lumineux qui tirent des calèches ou des charrettes, il les verra aussi, efflanqués, à bout de souffle, effondrés sur les pavés, qui bloquent la circulation ».
 
Peut-être des falaises est un beau livre, qui ruisselle sous la lumière d’automne, riche de verts légers, d’éclats rouges et jaunes, d’aplats de gris, le crayon s’offre au pastel, une page dessinée, en miroir d’une page imprimée. Un livre qui s’ouvre sur le large, en équilibre sur une falaise, ou dans le regard d’écrivains d’aventures, qu’elle s’écrive au coin d’une rue, dans une chambre, au bord d’un canal, face à l’océan ou sur une planche à dessins.
 
 
Philippe Chauché
 

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