mardi 30 juin 2009

Pina Bausch



" On avait rendez-vous, Anna Livia et moi, au 21 quai de Gesvres, sur le trottoir, à midi. L'ai était chaud, on transpirait, j'étais très en avance. Le 21, c'est l'entrée des artistes du Théâtre de la Ville. C'est à Châtelet, là où Anna Livia m'avait invité à boire un café. Les arbres sont radieux, un peu de vent court dans la lumière, la Seine brille entre les voitures. J'avais envie d'une cigarette. Une femme est arrivée, vêtue de noir, mi bonze, mi-héron. Longue et fixe, comme un trait de fusain. Je me suis dit : tiens, une statue de Giacometti. C'était Pina Bausch.
Elle s'est adossée au mur, juste sous l'écriteau : " ENTRÉE DES ARTISTES ". Elle fumait une cigarette. Je lui ai demandé si elle en avait une pour moi. Oui, elle a dit, mais c'est au menthol. Elle a sorti son paquet, c'était des Kool. Parfait, j'ai dit, les Kool, ce sont mes préférées. Et puis je me suis adossé au mur, à côté d'elle, et j'ai fumé une cigarette.
On se regardait de temps en temps, Pina Bausch et moi. C'était agréable, ce silence. Du vert d'ombre avec des poussées de soleil entre les branches ; et puis la fumée gris-blanc des cigarettes. Je me disais : il y a des corps qui favorisent le silence. Autour du corps de Pina Bausch, les bruits s'écartent. Ils vont s'effacer plus loin. On voit le relief, comme si l'espace se dégageait. Bien sûr, il y a des voitures qui passent ; mais elle flottent entre les lignes bleues. La Seine glisse avec le ciel en dévalant les arbres. Un pinceau trace à main levée la scène. Il y a des oiseaux vert et jaune, ils réveillent les marronniers sous lesquels, là-bas, sur un banc, sommeille, allongé, un vieil homme. Les caisses des libraires scintillent. Le pont au Change lève sa grande masse vers les nuages, comme un pont-levis. On dirait un sentier de falaise. Pina Bausch est un roseau - un roseau sombre, un tube de bambou. Il y a de l'eau qui tombe en cascade. Et puis, sur toute la scène, passe un buvard qui en aspire le relief. L'espace vibre, c'est un poème vide. On est dans une estampe chinoise. " (1)

Pina Bausch vient de mourir. Le Rhône glisse avec le ciel qui dévale le Palais des Papes qui se souvient, elle y danse encore avec sa troupe. La statue de Giacometti renaît à l'instant dans le bal soyeux des martinets, c'est le silence absolu. Son corps, ses corps dessinent sur la rive sage le silence de l'Instant, une danse rouge et blanche, et le Temps les accompagne.

Merci

à suivre

Philippe Chauché

(1)Yannick Haenel / Cercle / L'Infini / Gallimard

Journal d'Eté (4)



Nouvelle rencontre d'été, et nouveaux échanges de lettres, il prend mon questionnaire avec un sourire :


Le principal trait de votre caractère?
La sagesse

Et celui dont vous êtes le moins fier?
L'inconstance

La qualité que vous préférez chez un homme?
La fidélité

Et chez une femme?
La contradiction

Le bonheur parfait selon vous?
Vivre en musique

Où et à quel moment de votre vie avez-vous été le plus heureux?
En écoutant hier soir les six quintettes à cordes de Mozart par le Quatuor Talich

Votre occupation préférée?
Écrire en lisant et lire en écrivant

Pourquoi écrivez-vous?
Pour mieux lire et pour mieux écrire

Qu'avez-vous réussi de mieux dans votre vie?
Mes absences

Le héros ou l'héroïne de fiction que vous préférez?
Richard Cantwell (Le colonel - Au-delà du fleuve et sous les arbres - Ernest Hemingway
Yun ( Six récits au fil inconstant des jours - Shen Fu - dans la traduction de Simon Leys )

Votre auteur favori?
Les écrivains scissionnistes

Votre livre de chevet?
Écrits gnostiques - La bibliothèque de Nag Hammadi

Votre poète préféré?
Les poètes scissionnistes

Le peintre que vous préférez?
Cézanne - Matisse - Picasso (Sainte Trinité)

Votre couleur préférée?
Le noir

Votre film culte?
Aucun

Vos héros dans la vie d'aujourd'hui?
Les musiciens

Et vos héroïnes?
Les musiciennes

Votre compositeur préféré?
Mozart

Les fautes pour lesquelles vous avez le plus d'indulgence?
La lâcheté

Votre boisson préférée?
Les vins blancs de Châteauneuf-du-Pape

L'oiseau que vous préférez?
Le martinet

Que possédez-vous de plus cher?
Mes doutes

Que détestez-vous par-dessus tout?
Les trahisons

Votre plus grand regret?
Aucun

Comment aimeriez-vous mourir?
" Bienheureux celui qui est avant d'avoir été. Car celui qui est a été et sera. " Evangile selon Philippe / Ecrits gnostiques / La Bibliothèque de Nag Hammadi

à suivre

Philippe Chauché

lundi 29 juin 2009

La Lumière



" (Mais) je vis dans ma propre lumière, et je rebois en moi les flammes qui sortent de mon propre corps. (1)

Voyez-vous, c'est une nouvelle fois de la lumière dont il est question, lux, lumen, lumination, et de la question jamais vraiment posée de son origine. Ne compter que sur notre vision est bien mince, ajoute-t-il en portant à ses lèvres sa coupe de champagne, et d'abord qu'elle est cette vision, plonge-t-elle au plus profond de ce qu'elle est censée voir, s'attache-t-elle au centre, aux contours, à l'ensemble, au détail, est-elle vision de surface, ou bien vision intérieure, mélange-t-elle les deux, s'accorde-t-elle également à l'espace environnant, est-elle vision divinatoire, religieuse, que sais-je encore ?





La lumière donc, poursuit-il, cette incendie invisible qui vient des corps, mais pas seulement vous en conviendrez, qui vient de la pierre, de l'eau, des fleurs, incendie de la matière et de la nature en mouvement, car tout bouge, et la lumière transmet se mouvement à ceux qui savent regarder, regarder c'est se placer au coeur même de la lumière pour traverser le néant.
Les corps amoureux ne font pas autre chose lorsqu'ils savent se détacher de leurs propres corps, de leurs mensonges, de leurs capitulations, de leurs peurs, de leurs chantages, pour tout dire de la mort qui les domine. Et leur addition ne fait jamais deux, mais un. Un plus un égale un, l'unique est leur liberté et de cette liberté naît la lumière.

" On est seul avec tout ce que l'on aime. " (2)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Ecce Homo / Friedrich Nietzsche / traduct. Alexandre Vialatte / 10-18
(2) Novalis / Fragments / traduct. Maurice Maeterlinck / José Corti

dimanche 28 juin 2009

Journal d'Eté (3)



Il avait épinglé la reproduction imprimée de l'inconnue sur le mur qu'il fixait souvent lorsqu'il écrivait, très exactement à hauteur de ses yeux lorsqu'il était assis derrière son bureau, et qu'il levait la tête, quatre mètres les séparaient et deux fenêtres qui s'ouvraient et se fermaient sous les rafales du vent.

Une nuit, la belle inconnue italienne de Léonard disparut, l'épingle était toujours à sa place, mais rien d'autre sur le mur, rien au sol, rien, le vide. Le vide se dit-il, c'est peut-être une autre manifestation de sa présence.

" Pensées dangereuses. Maintes pensées s'approchent-elles peut-être, des frontières magiques ? Beaucoup d'entre elles deviennent-elles vraies ipso facto ? "(1)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Novalis / Fragments / traduct. Maurice Maeterlinck / José Corti

samedi 27 juin 2009

La Défense de L'Infini



Qui s'intéresse à L'Infini ? Personne. Qui en parle ? Personne (1). Qui lit cette revue ? Personne. Il serait amusant d'en connaître les raisons profondes, tentons ici d'en saisir quelques une :
- Elle n'est vouée qu'à la renommée usurpée de son directeur gérant.
- Elle ne publie que ce que choisi, le fameux directeur gérant, donc ses complices (2).
- Elle ne s'intéresse pas à l'actualité du livre, ni à aucune autre d'ailleurs.
- Elle s'auto-célèbre en permanence.
- Elle est l'annexe de la Loge Ph. S. du Vatican Gallimard.
- Elle est papiste.
- Elle a été pro-chinoise quand elle s'appelait Tel Quel, et elle ne renie rien.
- Nous avons mieux à faire.
etc.

L'Infini, donc. " Décidément L'Infini " été 2009 : " Je ne cherche pas, je trouve " pourrait être sa devise, mais aussi " Nous tournons dans la nuit et rien ne nous consume ", " La Légèreté de l'Inutile ", " Des Lumières Enfin ! ". " Décidément L'Infini " livraison solaire, question de style, mais pas seulement, lisons :

" ... Je vais donc m'appliquer, devenir égalitaire et modeste, insister sur mon humanisme, ne pas me vanter de conquêtes qui ne peuvent être d'imaginaires, filer doux, me tenir à carreau, aimer mes semblables, mes frères, adhérer, pourquoi pas, au parti socialiste, respecter les femmes et surtout les mères de famille, écrire pour elles de vrais romans, dire du bien de la vaste humanité profonde et de ses vrais gens. Qu'importe que Gide ait dit un jour : " C'est avec les bons sentiments qu'on fait la mauvaise littérature " ? Gide s'est trompé, voilà tout. " (3)

" ... Puis KGB Poutine est arrivé et, en un clin d'oeil, la machine était repartie en accéléré vers l'avant, et la balançoire le toboggan le bac à sable le banc un beau matin n'avaient plus été qu'un tas de morceaux de bois entassés, rangés sur le côté. Disparues les petites filles, déplacées, envolées, le chat avec, sans qu'il reste un sourire dans l'air ni une musique : on était aujourd'hui : deux massifs fonctionnaires d'état au regard lisse effectuent leur tour de ronde d'un pas monotone dans le parc retaillé, nettoyé, pas un bruit. J'ai ainsi observé le passage de l'Histoire sous mes fenêtres. " (4)

" ... Claude Lanzmann lui demande alors s'il savait que la plupart des Juifs de Varsovie avaient déjà été tuées. Jan Karski dit qu'il savait : " Je savais, mais je n'avais rien vu " Il dit qu'aucun récit ne lui en avait été fait : " Je n'avais jamais été là-bas, dit-il... Les statistiques, c'est une chose... Des centaines de milliers de Polonais aussi avaient été tués, de Russes, de Serbes, de Grecs, nous savions cela. C'était statistiques ! Qui savait ? Et jusqu'où ? " On " savait - mais qui est ce " on " ? Jan Karski " savait " sans savoir - c'est-à-dire qu'il ne savait rien. Car sans doute ne sait-on rien tant qu'on n'a pas vu, et c'est précisément ce que va raconter Jan Karski. " (5)

" ... Il disait que les Suites pour Violoncelle Seul de Bach, ou bien encore les concertos de Vivaldi, Boccherini, Haydn, et pourquoi pas jusqu'aux sonates de Beethoven, il disait et répétait que toute cette musique qu'il s'acharnait, lui, à jouer dans cette chapelle, pendant que je m'acharnais, moi à prier dans la maison de Dieu, eh bien, que toute cette musique avait eu lieu comme un miracle et que, d'une certaine manière, elle aurait lieu toujours, ce qui ne l'empêchait pas de croire qu'elle était impuissante à raconter le XXI° siècle, parce que, disait-il, elle nous était plus étrangère et, finalement, plus incompréhensible, que ne l'était à son époque un chant, une pièce ou une danse qui aurait été composée aux abords de l'an mille, parce que, disait-il encore, nous autres créatures du XXI° siècle n'avions plus aucune part à quoi que ce soit qui pût se rapporter d'une façon ou d'une autre à une quelconque forme de sacré, parce que nous étions tout bonnement incapables de ressentir ce que ce mot avait jamais croisé comme réalité spirituelle et que, malheureusement pour mon ami qui se savait depuis toujours appelé à la composition, la musique, dite savante, s'était organisée en son système autour de cette présence que nous avions perdue et qu'il appelait, lui, le sens de prière... (6)

L'Infini, donc, " Décidément L'Infini ".
Question de Place : d'où écrivez-vous ?
Question de Style et de Rythme : comment écrivez-vous ?
Question d'Ecoute et de Vision : sur quoi êtes-vous en train d'écrire ?
Question de Temps, XXI °, XXII°, XXII°, ou bien X°, XI°, XII°, ou encore XVII°, XVIII ° ?
Littérature ? Musique ? Peinture ? Art du Temps ? Vie Vivante ?
à vous de voir.

Comment une telle aventure peut-elle encore se poursuivre ? La réponse est devant vous, d'une éclatante évidence, question de style, mais cette fois, de celui du lecteur.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Sauf le site pileface.com.
(2) Julia Kristeva - Marcelin Pleynet - Pierre Guyotat - Jacqueline Risset - Goethe -Milan Kundera - Frans de Haes - Pierre Bourgeade - Roland Barthes - Bernard Sichère - Chantal Thomas -Céline - Francis Scott Fitzgerald - Laurence Sterne - Artaud - Martin Heidegger - Gérard Guest - Benoit XV - Yannick Haenel - François Meyronnis - Dante - Valentin Retz - Ezra Pound - Henri Michaux - Stéphane Zagdanski - Jacques Henric etc. voir le N° 101-102 du Printemps 2008.
(3) Philippe Sollers / Éditorial / L'Infini N° 107 / Été 2009 / Gallimard
(4) Le Deuxième Bureau / Jean-Jacques Schuhl / d°
(5) Jan Karski / Yannick Haenel / d°
(6) Valentin Retz / Double / d°

vendredi 26 juin 2009

Le Mouvement du Temps (5)



Tout est là, me dit-il, dans ce tableau, dans cette immersion en apnée au coeur de cette nature " reposée ", cette poire, de cette pomme, ces jaunes, ces verts, ces gris, ces rouges, cette envolée lumineuse, cette " Sainte Victoire ", c'est, les misérables, ce qu'ils nomment " nature morte ". Quel manque d'accord au Temps, quelle misère des temps de misères, quelle malveillance, mauvaise vue, vengeance, délation, surdité totale, alors, alors que la vibration de la peau de ces fruits est un concerto, alors que la couleur résonne de mille accords de vie qui éclatent à fleur de toile, alors que toute la peinture du monde est là, dans nos yeux. Tout est là, et ne pas le voir empêche de voir le reste, tout le reste, de voir et d'entendre cher ami, ce que cette nature a de majeur. " Le Voyageur du Temps " observe de loin, se rapproche de plus en plus, en silence, c'est un chat chinois, et sans que le gardien ne s'en aperçoive, d'un oeil il lit une gazette, de l'autre sommeille dans un ennuie très ancien, il s'y glisse, opération alchimique, dont lui seul a le secret, il est désormais au coeur du volcan, c'est étrange, il prend toutes les couleurs de la toile, vibre de toutes ses vibrations, s'élève au plus haut point où s'élève le tableau de Cézanne. C'est ainsi qu'il faut " voir " et " entendre " la peinture, me dit-il, c'est ce Mouvement du Temps qui sauve.

" Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Cézanne à Émile Bernard in Cézanne marginal / Marcelin Pleynet / Éditions " Les mauvais jours " 2006

jeudi 25 juin 2009

Journal d'Eté (2)



" Convalescence -
mes yeux se fatiguèrent
à contempler les roses " (1)

Le mistral les avait éloignés. Ils sont de retour, striant le ciel, embrassant de leurs notes aigus tout l'espace de la rue, déroulant un fil invisible et courbé entre mes yeux et les feuilles au vert mouillé du platane qui ombre la Synagogue. Multipliant les échappées belles entre les Vierges et le cadran solaire épinglé sur le mur où ricoche mon regard, " Les heures d'aimer ", on devine la phrase, on finit par la voir, par l'entendre, concerto en si mineur RV 386 d'Antonio Vivaldi ( 1678-1741 ) par le Venice Baroque Orchestra d'Andréa Marcon et l'élégant et profond Giuliano Carmignola au violon baroque, elle s'ouvre comme une rose rouge d'été, elle vous possède, embrasse votre peau, votre regard en est changé, vous volez vers ce mur de la délivrance.
D'où vient-elle cette phrase ?
De quels Instants bénis ?
Les heures d'aimer ?
Qu'elle est cette main anonyme qui l'a gravée ?
Et ce pluriel troublant et nécessaire d'où vient-t-il ?
Les questions resteront sans réponse pour l'instant.
Le bleu du ciel : Matisse, tiens il est là, Matisse, scissionniste éclairant, le dessin et les couleurs, simplement cela, on devrait pouvoir s'en contenter. Défense permanente de l'Infini, de la légèreté, du corps en mouvement, de la pensée éclairée et éclairante, de la jouissance, de la nature explosant, coucher de soleil vitrail sur la mer dans une ville océane, précisions du détail, larges aplats du Temps, présence troublante de l'Instant, la peinture est-elle autre chose ? Il suffit de faire glisser la toile vers le mot, et l'inverse, le mot dans la toile, entre les couches de vie qui s'y sont accumulées. Bien choisir le mot, bien écouter les couleurs et le dessin, mettre son oreille intérieure à l'affût :

" Luxe, calme, volupté, Matisse n'abandonne jamais ce programme qui essentiellement qualifie son travail " de plus en plus largement apprécié ", qui lui rend " la vie plus facile ", ainsi qu'à sa femme et à ses enfants, et qui enfin fait qu'il se considère " avec raison, comme un homme heureux ". En 1941, alors qu'il réalise l'illustration de son Florilège des Amours de Ronsard, il écrit à André Rouveyre : " Mon cher Rouveyre, si je me laisse aller, l'ouvrage ne va-t-il pas devenir spécialement " galant "... A mon âge ! Dans ma condition, que va-t-on penser de moi ? (...) Ne peut-on garder jusqu'au bout une imagination jeune et ardente ? ... " (2)

Les heures d'aimer ! Voilà, vérifiez cette affirmation biblique en vous plongeant dans l'Infini au travail à la Chapelle de Vence.




Mes jours ressemblent à vos nuits
Et gravent au ciseau sur la pierre blanche
La mémoire de l'Instant.

C'est ce qu'il note sur son écritoire.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Shiki - 1866-1902 / Haïkus / Anthologie / traduct. Roger Munier / Fayard
(2) Henri Matisse / Marcelin Pleynet / Folio Essais / Gallimard

mercredi 24 juin 2009

Le Corps et la Voix (2)




" Au sommet du campanile j'embrassais Venise, aussi étalée que New York est verticale, aussi saumonée que Londres s'offre en noir et or. L'ensemble est lavé d'averses, très aquarellé, avec des blancs rompus, des beiges morts, relevés par le cramoisi sombre de façades pareilles à la chair du thon. Un air violent secoue la lagune, poussant des nuages aussi légers que ces nouvelles voiles en nylon des régates, au Lido. " (1)

Le corps de Morand s'enflamme à Venise, comme se sont enflammés d'autres corps, ceux d'Hemingway, de Stendhal, de Goethe, de Casanova, de Sollers, d'autres encore, inconnus, cachés, mis à l'index, censurés, oubliés, invisibles, silencieux, comment et pourquoi un corps va s'enflammer dans une ville, qu'elle est l'étincelle, d'où vient-elle, et pourquoi là et pas ailleurs, ce qui ne veut évidement pas dire que cela ne puisse pas se produire ailleurs, que d'autres villes, ici à deux pas de chez vous, ne déclenchent pas le même phénomène électrique, soyez-y attentifs, on ne sait jamais, vous pouvez, vous aussi vous enflammer, et voir ainsi ce qui semble invisible, c'est ce qu'il me dit en refermant le livre de Paul Morand, et si je vous avoue que je n'ai jamais douté qu'une ville soit un corps vivant, exceptionnellement sensible aux accords du Temps, vous comprendrez que ces mêmes questions se posent pour les corps qui mutuellement s'enflamment, même si j'ai quelques réserves sur le pluriel, car pour que cela se produise, il faut déplacer l'espace d'où vient la flamme, lui faire quitter l'Enfer pour le Paradis, c'est là que tout se complique, me dit-il, les corps qui s'enflamment ça va un temps, disent-ils, ils appellent d'ailleurs cela un coup de foudre, amusant, cette élévation donc, car il s'agit de ça, Morand, est dans l'élévation de ce qu'il voit, et cette élévation donne des mots et des phrases qui à leur tour enflamment son livre, demandez-vous alors cher complice, qui de l'Enfer ou du Paradis domine, vérifiez autour de vous, vous comprendrez très vite ce que je veux dire, et si vous me suivez, dans ce constat, qu'une ville est un corps, demandez-vous si un corps aujourd'hui est toujours un corps, s'il résonne comme résonnent les phrases de Morand, alors constatez comme moi que deux corps s'ils s'enflamment sur l'instant, l'un des deux va s'empresser, si je puis dire, de jouer les pompiers, doublement amusant, pour la simple raison que la flamme effraie, comme effraient d'ailleurs certains écrits, qu'il convient de dissimuler, car leur rencontre produit le même effet, ils vous enflamment au sens premier, inflammare, ils continuent à penser que les flammes mènent à poussière, alors que c'est l'inverse, pas étonnant alors, me dit-il, que la mort domine et que les corps soient ignifugés.

Exemple contraire, un corps et une voix enflammés, et une nouvelle fois, c'est une musicienne qui nous l'offre, aidée par un scissionniste qui a lui aussi enflammé Venise, mais qui s'en préoccupe, personne !




à suivre

Philippe Chauché



(1) Venises / Paul Morand / Le Cercle du nouveau livre / Librairie Jules Tallandier / 1971 / exemplaire N° 13058

mardi 23 juin 2009

Martha








- Ah ! encore une musicienne !
- Et oui, c'est ainsi, vous devriez y être habitué.
- Vous ne changez décidément pas ?
- Non, ne pas changer, acte de pure sagesse, une manière d'être chinois peut-être.
- Et en plus elle est belle !
- Évidence, mon cher, la musique rend beau, l'instrument vérifie le beau, le piano est idéal pour cela, imaginiez un seul instant une pianiste laide, c'est impensable, oui impensable.
- C'est une obsession ?
- Si vous voulez, mais dans mon cas le Démon n'y est pour rien, il ne me possède pas, je pense même que c'est moi qui le possède, j'ai retourné le sens du mot, je suis possédé par la beauté, et vous conviendrez j'espère que le Diable est bien étranger à cela.
- Et vous pourriez vous en passer ?
- Des musiciennes ?
- Oui des musiciennes, des belles musiciennes qui vous occupent ?
- Oui, très facilement, je m'en passe déjà, mais c'est une autre histoire, d'autant plus facilement que je les sais jouant. Comme d'ailleurs, je pourrai me passer des livres, ceux qui sont là autour de nous, de tous ces livres. J'ai ma bibliothèque interne, comme d'ailleurs j'ai aussi ma discothèque interne, gratuite, il me suffit d'ouvrir les yeux et j'entends, il me suffit de les fermer et je lis, c'est très simple.
- Vous allez passer pour un ermite si vous continuez ?
- On n'est jamais aussi libre que dans la solitude.
- Cela me fait sourire !
- C'est déjà beaucoup, normalement la solitude ne fait pas sourire, je suis dans une solitude souriante.
- Mystique ?
- Pas faux, je vis dans le mystère et m'en trouve fort aise.

à suivre

Philippe Chauché

lundi 22 juin 2009

Flora



Que donnerais-je, dit-il, pour connaître cette Flora que nous offre dans la permanence du Temps, Tiziano Vecellio, admirable XVI° siècle, éblouissante Venise. J'y suis. Venise est là, devant mes yeux troublés, dans le tremblement de mon corps, Venise, dis-je. Comme les livres, il est des villes qui sauvent. Il suffit pour cela de s'abstraire d'un corps devenu trop encombrant, glacé, d'oublier ses pensées viciées, de laisser sur le chemin ses désespoirs et ses espoirs futiles, de ne garder que la grâce de l'éclat des fleurs. Flora, fleur. Je n'ai qu'à regarder, tout s'éclaire, et s'ouvre alors un cercle qui dévoile son apparition. Je suis là, tout en n'y n'étant pas, je passe, je fane, trépasse et revis sous les pinceaux de Tiziano Vecellio, et vous doutez de la résurrection ! Fleur, Flora, Flower, Prima Punta, Flora, Floris, Faradis. Mais, répondis-je, tu la connais, puisque tu la vois. Flora, vivante fleur, devant tes yeux, le Temps accomplit ce passage, d'hier à aujourd'hui, et cela, tout naturellement. Il suffit comme tu le dis, de le savoir, le Temps n'abolit rien, mais relie tout. Flora là, devant toi, effleure la.

" Certains sarcophages romains ou africains du premier siècle de notre ère portent les initiales suivantes : NF. F. NS. NC. Il faut lire, en latin : NON FUI. FUI. NON SUM. NON CURO. C'est-à-dire : " Je n'ai pas été, j'ai été, je ne suis pas, je ne m'en soucie pas. " Je me demande d'où et comment cette inscription est arrivée jusqu'ici, derrière les fusains et le puits. Grand bloc de pierre, pas de nom, lettres, quelqu'un. Pendant la vie, j'imagine, la formule devait être : " Je n'ai pas été, je suis, je ne serai pas, qu'importe. " Ou encore, en hébreu ( mais seul Dieu, n'est-ce pas, avait le droit de le penser ) : " Je suis qui je suis, je serai qui je serai, à bientôt, l'année prochaine ou dans quelques siècles. " Ou encore : " Je n'ai pas été, j'ai été, je suis, je ne serai pas, je serai de nouveau, et alors ? " Pourquoi le verbe être devrait-il être à ce point central ? Quel aveuglement oblige à penser qu'on ne peut pas être et avoir été ? " (1)

Les fleurs naissent ainsi, dans l'écriture invisible du peintre, encore faut-il pour les voir, se mettre à leur hauteur, ce qui n'est pas donné à tout le monde, les fleurs du Temps s'épanouissent sur mon écritoire dit-il, et mes pensées deviennent arc-en-ciel.

à suivre

Philippe Chauché

(1) La Fête à Venise / Philippe Sollers / Gallimard

dimanche 21 juin 2009

La Musique du Temps (4)

Voilà, me dit-il, nous y sommes comme jamais peut-être, nous voici cher ami, au coeur des ténèbres, alors que c'est de lumière qu'il faudrait parler. Nous nous trouvons au centre diabolique dans ce qu'ils nomment sans rire, la fête de la musique, ce grand marché social auquel nous sommes conviés collectivement, dans une communion infernale que n'aurait pas dénié Robespierre, chantons, jouons et écoutons avant que ne tombent les têtes môles pourrions-nous dire. De la musique en tout endroit, de la musique, qui va envahir places et rues de la ville, la plus libre possible disent-ils, toutes les musiques du monde, amateurs à vos instruments, que sais-je encore ajoute-t-il, leurs slogans pourtant s'affichent partout. Alors que d'évidence, il ne s'agit là que de son ombre maléfique, et nous sommes invités au grand défoulement musical en ce premier jour de l'été. Leur objectif est pourtant évident : évacuer définitivement ce que dit réellement la musique, et ce qu'en dit celui qui l'écoute, "cet oeil qui écoute" disait un poète français et chinois à la fois. Seuls les scissionnistes y échappent, et vous le savez. Et comme semble-t-il, l'un ne va pas sans l'autre, cette grande fête collective, sera aussi celle de la libération des sexes, amateurs à vos cor(p)s, et s'ils sonnent faux, cela n'a aucune importance, l'important c'est de participer à cette fête, tout ce que vous ne vous accordez jamais dans votre permanente servitude volontaire, nous vous l'offrons ce soir,et c'est gratuit, comme l'étaient d'ailleurs en son temps les rendez-vous avec la guillotine ajoute-t-il. Quel beau programme, enfin la musique se met à la portée de tous, donnons-nous la main et écoutons ce que d'évidence nous ne pourrons jamais entendre. Alors que la musique, cette nécessité vitale, comme l'écrivait un scissionniste allemand, cet art secret, qui engage à chaque note le silence et le corps, ne peut être partagé qu'avec seulement quelques hommes et femmes libres accordés au Temps, dans le silence et la lumière foudroyante de l'Instant. "Le Voyageur du Temps", mise sur le retrait, le pas de côté, la méditation joyeuse, la lecture transcendée de quelques livres d'élévation, la vision céleste de la musique de Mozart et de Bach, c'est de l'unique dont il est question, et le "Voyageur du Temps", l'a bien compris.





Seule la musique du silence ouvre ce cercle que l'on pensait infranchissable, c'est ce qu'il me dit, ce cercle qui à son tour en dévoile un autre où le Temps s'accorde à chacun de nos gestes, à chacune de nos sensations, à nos pensées libres, cette musique là, est un silence qui résonne comme rarement, les corps à leur tour résonnent, et la résonance des corps, voyez-vous, j'en ai fait l'expérience, il faut pour la saisir traverser le Néant, c'est une expérience qui peut à certains sembler terrible, mais c'est par cet effroi que l'on peut le terrasser, et la musique que l'on voit là ne fait pas autre chose.


" A nouveau ses disciples dirent : " Christ, dis-nous clairement comme les préexistants sont descendus depuis les immortels vers le monde mortel. "
Le Sauveur parfait répondit : " Le Fils de l'Homme se mit d'accord avec la Sagesse, sa compagne, et se connaître comme une grande lumière androgyne. Son aspect masculin, d'une part est appelé " le Sauveur ", " le Géniteur universel ". Par ailleurs, son aspect féminin c'est " la Sagesse ", " la Génitrice universelle " ; certains l'appellent " la Confiance ".
" Quiconque doit venir au monde est envoyé par lui comme une goutte venant de la lumière vers le monde du souverain universel, afin d'être gardé par celui-ci. Alors le lien de son oubli l'attache selon la volonté de Sagesse, pour que l'oeuvre de cette dernière se fasse connaître au monde entier en sa pauvreté, à cause de son orgueil, de son aveuglement et de son ignorance. Car on lui a donné le nom de Dieu. " (1)

à suivre dans le silence.

Philippe Chauché

(1) La Sagesse de Jésus Christ / Ecrits gnostiques / La bibliothèque de Nag Hammadi / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

samedi 20 juin 2009

Journal d'Eté (1)



" La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. " (1)

Voilà le Temps qui surgit c'est ce qu'il se dit. Le Temps présent apparaît, dans le bleu éblouissant de ce jour d'été, le premier dit-on, comme si les autres saisons ne portaient pas en elles des traces secrètes d'un été permanent, résonances du Temps, comme si le corps ne recélait pas en lui des particules d'été ébloui. Le Temps explose comme un incendie de couleurs, ses yeux n'en reviennent pas, ils s'ouvrent comme jamais ils ne se sont ouverts pense-t-il, sa peau fébrile se dédouble, c'est une mue invisible qui s'opère, son coeur délivré comme jamais bat au rythme nègre de la musique du désir, ses mots saisis d'une autre essence, d'un parfum nouveau qui diffracte une nouvelle voie, d'une vibration essentielle trop longtemps enfouie, et qui le transforme sur le champ en un autre, je est un autre aujourd'hui se dit-il, un autre corps s'est dénoué, un autre mouvement s'avance, d'autres mots naissent, vibrent, courent, s'ouvrent, et transforment la phrase qui s'écrit en d'autres phrases nouvelles, d'une autre nature, d'une autre pulsation, d'une autre raison, les raisons de mes phrases sont les phrases de ma raison ajoute-t-il.

Vérification : je ne marche pas, je vole, et personne, oh ! miracle, ne le remarque, la rue je la vois de haut, de très haut, petits pavés grisés, têtes qui passent avant de trépasser, grand bien leur fasse, je ne marche pas, je dessine un autre chemin qu'il faut parcourir les yeux fermés, personne ne s'en aperçoit, c'est heureux, je me pose sur la place des Corps Saints, heureux nom, heureuse vision, j'aperçois Sylvia, légère élévation d'un corps de majesté, poursuivons me dis-je, elle n'est plus qu'un point blond, je poursuis ma dérive soyeuse, le Temps est en moi, tout le reste n'est que tentation diabolique, volons vers la lumière, la rivière coule sous mes pieds, éclats de gris, de bruns et de noirs, j'embrasse des paumes le Palais, et me retourne, je suis seul à accomplir ce voyage invisible, seul dans cette irisée du Temps, je vais pouvoir me mettre à écrire, j'écris donc en volant et ma table de travail en est toute retournée, renversée, mon stylo d'acre court et vole, je vois de haut, de très haut la blanche feuille de mon cahier, ses lignes tracées ne sont plus qu'un souvenir, belle élévation du corps, j'écris le visage embrassant les ombres grises et or du plafond.

" O toi, la belle, viens, qui loges dans les coeurs...
Lance, jette le feu, l'éclair de ta lueur !
Au travers de ta natte, éclaire et illumine
Comme luit le soleil dans toute sa splendeur,
Par-delà le rideau des nuées et des brumes.
Cesse de te tapir au fond de ta demeure,
Sors et cours vers l'amant, il incite au désir :
De tes lèvres la perle, oui, il fera sortir
Comme tu as des flammes excavé son coeur. " (2)

à suivre

Philippe Chauché



(1) L'amour fou / André Breton / Gallimard
(2) O toi, la belle... / Juda Hallévi / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki et Michel Garel / Somogy

vendredi 19 juin 2009

Accéder aux Cercles



" Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. Pour y parvenir, c'est comme si nous devions soulever une pierre tombale à mains nues, ce qu'on appelle joliment le poids de l'Histoire, somme des résistances, des aveuglements, des malveillances accumulées depuis deux siècles, des vengeances contre une représentation sans équivalent de la gratuité humaine. Ah, vous voulez dire le dix-huitième siècle ? Encore ? A nouveau ? Eh oui. Je n'y peux rien, c'est là que l'aiguille magnétique revient d'elle-même dès qu'on cesse de l'affoler, de vouloir à tout prix lui faire indiquer le faux Nord. D'ailleurs, c'est plutôt le Sud que nous cherchons sans relâche, un Sud mythique, l'âge d'or, le paradis physique. Il a existé, on l'a vu, donc on peut le retrouver. " (1)

Les peintres, comme d'ailleurs les musiciens et les écrivains, qui le sont vraiment, cherchez vous trouverez, écoutez et regardez, vous comprendrez de qui il est question, il est donc inutile d'en dresser ici la liste, les peintres donc, les musiciens et les écrivains qui nous ouvrent sur le Sud, autrement dit sur la légèreté les corps et des âmes, sur la liberté offerte, sur l'art d'accéder aux cercles que l'on croyaient à jamais clos, ou encore les manières de donner une langue à la CASE VIDE, pour reprendre à notre compte ce qu'écrit lumineusement Yannick Haenel dans sa préface à la réédition des entretiens de Philippe Sollers avec la revue Ligne de risque (2), reste à savoir comment cela s'opère, comment apparaît cette déflagration douce et irrémédiable, ce silence armé ? Proposition : par une diffraction du Temps (3), qui demande une disponibilité hors normes à sa présence. Ce tableau de Fragonard ne dit pas autre chose.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Les surprises de Fragonard / Philipppe Sollers / La Guerre du Goût / Gallimard
(2) Poker / Philippe Sollers / Yannick Haenel / François Meyronnis / entretiens avec la revue Ligne de risque / L'Infini / Gallimard
(3) Debord ou la diffraction du temps / Stéphane Zagdanski / Gallimard

mercredi 17 juin 2009

Le Printemps Permanent

C'est le Printemps Permanent, c'est ainsi qu'il parlait de cet instant, où tout s'est enflammé, ma langue, mes yeux, ma peau, ma bouche, ma main, tout s'est accéléré, j'ai découvert une autre langue, d'autres yeux, une nouvelle peau, une bouche vivante, une main libre, désormais dit-il, je peux écrire d'ici, autrement dit de tous les temps, d'hier et de demain, seule cette langue sauve, une langue qui ne sauve pas est une langue de la mort, une langue qui ne me sauve pas est une langue du désespoir organisé, du nihilisme dominant, une langue qui sauve doit s'accorder au mouvement du corps permanent, alors je peux écrire, comme personne, et devenir immortel, c'est-à-dire éclater de rire face à la mort, une belle manière de la désarmer, éclater de rire face à l'abandon, face à la trahison, à la domination, à la servitude volontaire, à la guerre permanente qui veut se faire oublier et qui pourtant est là, au coin de ta rue, au coin de ta vie, dans tes accouplements fébriles, dit-il, et cette langue retrouvée, bénie des Déesses, transforme tout en or, en or du Temps, je ne le cherche pas, ajoute-t-il, je l'ai trouvé, et c'est la seule révolution qui mérite attention, concentration et silence, et débouche sur la poésie, qui est traversée du Temps.

Le premier émerveillement de cette révolution du Printemps Permanent fût un silence, un silence qu'ornaient les sourds remous de la rivière qui coulait un peu plus bas, silence, les yeux fixant les éclats du soleil que par instant libéraient les envolées vertes qui nous protégeaient, Sylvia, ses yeux clos écoutaient ce que disait son corps de l'effervescence de l'amour, nos corps allongés s'enfonçaient dans la terre noire de la rive, le temps n'était plus au touché, mais à sa mémoire future, le temps était à la méditation silencieuse du Temps, c'est alors, voyez-vous, que je suis vu me voyant. Seuls les voyants savent entendre ce qui se dit dans le silence.

" La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile. " (1)


" Le Printemps doucement évente le visage de la rose ;
Dans l'ombre du jardin, comme un visage aimé est doux !
Rien de ce que tu peux dire du passé ne m'est un charme ;
Sois heureux d'Aujourd'hui, ne parle pas d'Hier. " (2)

" Blanche beauté de lune embranchée de parfum...
Une bouche qui parle exhalant une perle,
Souffle à l'odeur de myrrhe et lèvre de carmin
Laissant perler le suc et le miel qui déferle ! " (3)


à suivre

Philippe Chauché

(1) Poésies / Isidore Ducasse Comte de Lautréamont / Oeuvres complètes / La Table Ronde
(2) Les Quatrains d'Omar Khayyam / traduct. Charles Grolleau / Éditions Gérard Lébovici
(3) Salomon Ibn Gabirol / Poèmes d'amour de l'Andalousie à la Mer Rouge / traduct. Masha Itzhaki et Michel Garel / Somogy

lundi 15 juin 2009

L'Art du Silence



" Un beau texte s'entend avant de sonner. C'est la littérature. Une belle partition s'entend avant de sonner. C'est la splendeur préparée de la musique occidentale. La source de la musique n'est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec quoi composer compose, que l'interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre. Ce n'est pas vouloir dire ; ce n'est pas vouloir montrer.
C'est un Entendre pur. " (1)

Jamais il n'avait aussi bien entendu la musique
Jamais il ne s'était senti aussi proche de la pureté première
Jamais le silence n'avait autant fait frémir sa peau


Il lisait dans le silence, que seul par instant troublaient les cris aiguisés des martinets, se laissant gagner par cette autre respiration du Temps, cet autre tempo, qui est le frôlement de la vie offerte. Il lisait à livre et fenêtres ouvertes, mémorisant chaque mot, comme on le fait d'un code secret. Les livres étaient pour lui ces codes secrets qu'il aimait dévoiler à celles qui parfois prenaient le temps de le regarder lire en silence, dans le dénuement du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard

dimanche 14 juin 2009

Chercher l'Or du Temps (2)



" (Mais) l'homme est né pour se " retrouver " partout. " (1)

" Comme les oiseaux lentement passent
Il jette le regard en avant
Le prince et fraîches lui soufflent
A la poitrine les rencontres, quand
Il y a silence autour de lui, haut
Dans l'air, mais richement brillant, vers le bas
Le bien lui appartient des pays, et avec lui sont
La première fois en quête de victoires les jeunes.
Mais lui, il modère avec
Le battement d'aile. " (2)

Instants de silence,
Sagesse d'un visage,
Son coeur embrase mes doutes.

" Il est nuit : voici que montent plus haut toutes les
voix des sources vives. Mon âme aussi est un chant d'amoureux. " (3)

" Je n'avais qu'une pensée : faire exister ce qui, en une minute, s'était ouvert avec cette pensée. Faire exister cette minute, l'étendre aux autres minutes, à toutes les minutes, à toutes les heures, à ma vie entière. C'est ainsi que j'ai commencé à me sentir libre. J'ai découvert que cette pensée me rendait libre. J'ai découvert qu'avant elle, je n'avais jamais eu de pensée. On croit qu'on pense mais la plupart du temps on ne pense pas. On s'imagine avoir des pensées, mais ce ne sont pas des pensées, ai-je dit à Anna Livia. Ce sont tout au plus des idées, des réponses à des questions qu'on se pose, des solutions à des problèmes - pas des pensées. Une pensée, lorsqu'elle se met à exister, on ne la reconnaît pas :elle n'a pas l'air d'une pensée. Une pensée, si c'est une pensée, ai-je dit à Anna Livia, a toujours l'air d'autre chose. La pensée qui m'est venue à 8 h 07, elle est venue sous la forme d'une phrase. Elle a pris la forme d'une phrase, d'une deuxième phrase, d'une troisième, d'une dizaine d'autres phrases qui se mises à me donner une existence. Les phrases ont commencé à me faire exister - à faire exister mon existence. (4)

La rue cette nuit s'est brusquement embrasée, un incendie que moi seul voyait, flammes rouges et jaunes qui révélaient la lumière à l'obscurité, je n'ai ressenti aucune chaleur particulière, l'une d'elle a entouré la main que j'avais allongé en me penchant à la fenêtre, j'ai seulement senti que ma main devenait autre, l'incendie s'est propagé à l'appartement, sans mal aucun, c'est tout mon corps qui est devenu autre, je me suis dit, c'est par ces flammes que je deviens au monde.

" Sortant du tunnel, ce qui n'était qu'une conviction me frappe comme une vérité, je la conçois, aveuglante pour l'époque et plus encore aujourd'hui. Au demeurant si la lumière est aveuglante, elle n'en est pas moins là, bien que n'éclairant qu'à moitié les borgnes, et inexistante pour les aveugles. Il n'y a pas d'égalité. Il n'y a pas d'égalité quant au sexe. Il n'y a pas d'égalité quant au coeur. Il n'y a pas d'égalité quant à la lumière. (5)

Désormais tout pouvait advenir.


à suivre

Philippe Chauché

(1) Traité de la co-naissance III / Paul Claudel / Oeuvre poétique / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(2) Comme les oiseaux lentement passent / Hymnes en esquisse / Hölderlin / traduct. Francis Fédier et Gustave Roud / Oeuvres / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(3) Ecce Homo / Friedrich Nietzsche / traduct. Alexandre Vialatte / 10-18
(4) Cercle / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(5) Le savoir-vivre / Marcelin Pleynet / L'Infini / Gallimard

samedi 13 juin 2009

Le Mouvement du Temps (4)



" O frères ", dis-je " qui par cent mille
périls êtes venus à l'occident
et à cette veille si petite
de nos sens, qui leur reste seule ;
ne refusez par l'expérience,
en suivant le soleil, du monde inhabité.
Considérez votre semence :
vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
mais pour suivre vertu et connaissance. " (1)

Et c'est dit-il de cette vertu, cette virtus, cet art de bien vivre, que doit naître chacune de nos actions, le bien vivre croyez-le cher ami, m'est advenu la nuit passée, alors que je défiais la vie et invitais les vivants à m'enterrer, alors que la Parole a retourné cette sentence : il revient aux morts et à seuls d'enterrer les morts. C'est le mouvement du Temps qui m'a retourné, qu'il ait pris ce soir là, le visage de Béatrice n'y est pas étranger, trois cercles nous séparent, mouvement de la connaissance savante des corps libres, qui foudroie dans sa ronde paradisiaque l'Enfer qu'il faut traverser les yeux ouverts et le verbe vibrant, ce que ne réduit en rien l'espace de ces cercles qui nous séparent, mais les rend autrement plus accessibles.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chant XXVI / L'Enfer / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

samedi 6 juin 2009

Le Fleuve





" Simile est regnum coelorum thesauro abscondito.

Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché.

(Matth., XIII.)

... Sortez, grand homme, de ce tombeau; aussi bien y êtes-vous descendu trop tôt pour nous: sortez, dis-je, de ce tombeau que vous avez choisi inutilement dans la place la plus obscure et la plus négligée de cette nef. Votre modestie vous a trompé, aussi bien que tant de saints hommes qui ont cru qu'ils se cacheraient éternellement en se jetant dans les places les plus inconnues. Nous ne voulons pas vous laisser jouir de cette noble obscurité que vous avez tant aimée; nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d'autant plus riche qu'il est plus caché. Car, Messieurs, vous n'ignorez pas que l'artifice le plus ordinaire de la sagesse céleste est de cacher ses ouvrages, et que le dessein de couvrir ce qu'elle a de plus précieux est ce qui lui fait déployer une si grande variété de conseils profonds. Ainsi toute la gloire de cet homme illustre, dont je dois aujourd'hui prononcer l'éloge, c'est d'avoir été un trésor caché; et je ne le louerai pas selon ses mérites si, non content de vous faire part de tant de lumières, de tant de grandeurs, de tant de grâces du divin Esprit, dont nous découvrons en lui un si bel amas, je ne vous montre encore un si bel artifice, par lequel il s'est efforcé de cacher au monde toutes ses richesses. "

Il avait laissé le livre au pied de son lit, incendie incroyable, qui ne détruit rien, mais sauve les âmes perdues, traversé cet appartement où s'entassaient les romans qu'il n'avait pas encore eu le temps d'offrir, regardé une dernière fois la photo qu'il avait épinglé sur une reproduction d'un dessin de Matisse, un arbre qui dialogue avec le Temps, c'est la seule qu'il possédait, elle allait aussi être brûlée par la glace, il sentait le froid rassurant de l'arme dans la poche de sa veste froissée, le vent n'arrangeait pas les choses, il tanguait, une larme coula sur sa joue, il s'approcha de la berge grise, dans le ciel ses oiseaux s'évertuaient à le ravir par leur ballet joyeux, tout alors lui apparut nettement, son visage, ses mouvements, son corps, ses mots qui sauvent, portés haut comme une délivrance, il descendit les quelques marches qui menaient au fleuve, il ferma les yeux, tout avait été dit, pensa-t-il, tout avait été fait, et fort mal, je traverse la nuit et les flammes me consument.

à suivre

Philippe Chauché

vendredi 5 juin 2009

Le Mouvement du Temps (3)




" Regarde toute chose sous l'aspect du moment.
Laisse aller ton moi au gré du moment.
Pense dans le moment. Toute pensée qui dure est contradiction.
Aime le moment. Tout amour qui dure est haine.
Sois sincère avec le moment. Toute sincérité qui dure est mensonge. " (1)

Ces phrases tournaient autour de moi lorsque je l'ai vu franchir la porte de notre café, je me suis dis, je le reconnais et pourtant il paraît autre ce soir, la démarche, les dix pas qui nous séparent, le regard, si lointain alors qu'il s'approche, je me suis dis, je le reconnais et ce n'est plus lui, lorsqu'il s'est assis à notre table. Je suis bien heureux de vous voir, m'a-t-il dit, on allumant une cigarette, heureux de vous retrouver dans ce café qui est dans la permanence du Temps, a-t-il ajouté, tout en invitant de la main l'un des garçons du café à nous apporter deux coupes de champagne, je suis heureux et radicalement autre, vous le voyez, mais sachez cher ami, cette radicalité est plus profonde que celle qui apparaît dans ma démarche, et dans mon regard, elle se fonde sur des certitudes retrouvées, certitudes a-t-il dit, d'une rupture décidée, d'une fracture, j'ai, lors de mes absences répétées à ces rendez-vous rituels, " traversé la rivière, et découvert cette clairière entourée d'arbres où naît une autre plénitude ", abandonné mes peintres, gardé de ces écrivains les plus libres qui ont souvent accompagné nos rencontres, quelques traces, tenez cher ami, j'ai là, le dernier opus d'une femme libre, un écrivain libre et non une " écrivaine " comme le notent nos modernes " critiques " littéraires, qui balbutient leurs fades pensées ici ou là. Mais lisons c'est plus important, cher ami, il se saisit alors d'un livre qu'il tire de son cartable de cuir noir :

" Couleur des faux-semblants par excellence, le noir appartient à la catégorie du " neutre " tout en la falsifiant. Discret mais sans fadeur, il permet précisément à la neutralité de s'emblématiser en oxymores : discrétion piquante, sobriété éclatante, splendeur de l'austérité. " (2)

Mais aussi : " Or, contrairement à un préjugé courant, les mots ne servent pas à décrire la réalité mais à créer du réel. Ce sont eux qui confèrent l'être aux choses. Ils ne sont pas un miroir du monde mais un chaudron magique d'où ce dernier peut toujours surgir, à l'instar de l'" opéra fabuleux " issu de l'" alchimie du verbe " dont parle Rimbaud. " (2)

Ou encore plus loin : " Swift : monosyllabe dont les trois premières lettres commencent phonétiquement par sourire avant de mimer, en leurs occlusives, le sifflement tranchant d'un rasoir - l'onomatopée d'un scalp. " (2)

Et : " Trouver un style, une forme : deux quêtes qui n'en font qu'une. Il s'agit d'un jeu où qui cherche, trouve. D'une opération de la pensée ressemblant au jaillissement du glaive hors de son fourreau. " Celui qui ne sait pas ajouter sa volonté à sa force n'a point de force ", écrit-il. Et aussi " Un homme dépourvu de caractère n'est pas un homme, mais une chose. " (2)

Voyez-vous cher ami, j'ai dans ces pages là, qu'elles se consacrent à Chamfort, à Sterne, au noir, au verbe, au porte-jarretelles, au Bernin, - admirable, foudroyant sculpteur - à Sade, à Swift, à Lamarche-Vadel, - saisissement de sa clairvoyance - ou à Pound, été saisi par ce style d'éblouissement qui traverse le temps, classique d'aujourd'hui pourrais-je dire, qui me pousse à vous dire que l'on écrit encore, contrairement au discours dominant, en malmenant le siècle et en s'ouvrant sur le mouvement du Temps, ce qui est pour moi la permanence de la littérature, loin de tous les étouffoirs voulus et subis. Je ne sais rien de cet écrivain, et ne veux rien en savoir, me comble son style, cette désertion admirable, ce scissionnisme net. Il a refermé le livre qu'il a glissé dans le cartable, allumé une nouvelle cigarette et terminé sa coupe, tout cela, je le crains n'en dit guère de mon état, cher ami, a-t-il ajouté, mais vous comprendrez que ni le lieu, ni l'heure, ni l'endroit n'est propre à quelques trivialités, je vous confirme seulement que je poursuis ici et là mes opérations clandestines, je vends, j'achète ce que les humanoïdes capricieux nomment de l'art, et ainsi rassure mon banquier et mes créanciers, j'ai déserté le terrain de la guerre amoureuse, mais cela n'a, vous le comprendrez que peu d'importance. Je l'ai regardé quitter notre café, avec la lenteur vive d'un peintre, traverser le boulevard et se glisser dans un taxi qui semblait l'attendre. J'ai de mémoire noté sur mon écritoire de poche, le nom de cet écrivain dont il venait de lire quelques lignes, commandé une nouvelle coupe de champagne et fermé les yeux. Le mouvement du Temps s'était à nouveau enclenché. Musique.

à suivre

Philippe Chauché

(1)Le livre de Monelle / Marcel Schwob / Allia
(2)Sans entraves et sans temps morts / Cécile Guilbert / Gallimard

lundi 1 juin 2009

Le Pont Vertical



Il nous reste à nous couler dans les espaces du Temps.

à suivre

Philippe Chauché