« Je marche tous les jours, par tous les temps, même les nuits pluvieuses. Les villes d’Asie ne dorment jamais à poings fermés. Moi non plus, depuis le jour-sans-nom ».
Les beaux livres ne dorment jamais, comme les vagues qui viennent de si loin que l’on se demande souvent si elles ne sont pas éternelles, nées du caprice d’un dieu. L’écrivain regarde les vagues de loin, s’avance, ses pieds se posent sur mille petites pierres roulées, le corps s’élance dans le mouvement permanent de l’eau, les bras, les jambes, la tête, ce n’est pas un nageur, c’est un ange. Les beaux livres offrent au lecteur attentif aux récifs, des nuits blanches et calmes, des nuits dessinées au pinceau avec grande attention, comme les pierres de Liu Dan qui s’élancent dans le mouvement du Temps chinois, le Temps éternel qui est à bien l’embrasser, la plus belle des révolutions. Les beaux livres ne dorment jamais les pages fermées, elles s’ouvrent comme des fleurs du désert, pierres de sables qui glissent entre les doigts, et ne retombent jamais en poussière.
C’est un corps de pierre, tragédie première, qui va faire s’envoler le narrateur vers la Chine. Ce n’est pas une fuite devant la mort de l’aimée, c’est une renaissance, et son ombre vivante va fluidifier chacun de ses gestes, chacune de ses phrases comme dans les toiles de son peintre. Pour réussir ce voyage vers les contrées des Tang et des Song, il convient d’être non seulement l’aimé des dieux, mais aussi de ses anges, accompagné d’un Hôte discret, mécène du Grand Siècle, d’un peintre de la Renaissance chinoise au dictionnaire de pierres, de quelques divinités éclairantes, d’un poète ancien et de ce livre à écrire, ce livre à polir, à faire tourner dans sa main, comme les petites pierres par l’océan mille fois roulées.
« Je ferme les yeux un quart de seconde, et quand je les rouvre, je suis à nouveau chez Liu Dan. Le temps se mélange, se sédimente, se pétrifie. Je me demande un instant si je ne vais pas mourir là, chez lui, à cette table. Le jour-sans-nom m’a fait comprendre que la mort guette, en permanence. Elle est là, je la sens. Cette proximité me procure une joie indéfectible. Je suis un joyeux enthousiaste qui fréquente le néant, et quand mon cœur se serre, lorsque ma vision rétrécit, je me rappelle la profondeur infinie de ces gouffres où nous serons précipités ».
Les beaux livres ont de la mémoire, comme les pierres, ils en savent beaucoup sur l’histoire des hommes, de leurs frayeurs et de leurs passions. Ils ressemblent à ces vagues du large, ces masses noires et lourdes qui viennent de nulle part, de l’autre versant de la planète, d’îles disparues, de ports engloutis sous des roulis incessants. Du silence du large, de la mémoire des pierres qui parfois reflètent les quelques éclats de soleil qui se glissent jusqu’à elles et qu’elles renvoient vers la surface en éclats cristallins. La vague ici vient de très loin, c’est un peintre Chinois, un dessinateur de la Renaissance au savoir immense, au style unique, que le narrateur va voir, écouter, découvrir, admirer en même temps qu’il se découvre écrivain. Se découvrir écrivain : le narrateur est à chaque ligne visité par la Chine, la musique des pierres, éclats, résonances, silences, accompagné par des écrivains du magma, des peintres à la présence éclairante. Ecrire demande cette même attention, cette même précision, ce style, ce travail sur le motif que magnifie Nicolas Idier dans le silence des nuits marines. La musique des pierres, est une vague musicale qui vous accompagnera longtemps, le stylo s’est fait pierre, et c’est avec cette pierre que tu écriras.
« J’ai apporté à Pékin mon nécessaire de travail : les œuvres choisies de Buffon (Histoire naturelle des minéraux), mes carnets de notes, mes stylos. Dans un ordre prédéterminé, disposés devant moi. A travers la fenêtre, la vue est divine, et je remercie le Ciel de m’avoir souvent donné des fenêtres sublimes, jusqu’à cette vue sur l’Hudson de notre dernière résidence new-yorkaise, avec Livia ».
Philippe Chauché