mercredi 25 mars 2015

Marceline Loridan-Ivens dans La Cause Littéraire






Alors à Drancy, tu savais bien, que rien ne m’échappait de vos airs graves à vous les hommes, rassemblés dans la cour, unis par un murmure, un même pressentiment que les trains s’en allaient vers le grand Est et ces contrées que vous aviez fuies. Je te disais, « Nous travaillerons là-bas, et nous nous retrouverons le dimanche ». Tu m’avais répondu : « Toi tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi je ne reviendrai pas ».

Shloïme, Salomon Rozenberg n’est pas revenu d’Auschwitz, sa fille Marceline a échappé à la destruction des juifs d’Europe. Son petit livre est une apostrophe au père perdu et détruit. Adresse au père qui est resté là-bas – il y avait entre nous des champs, des blocs, des miradors, des barbelés, des crématoires, et par-dessus tout, l’insoutenable incertitude de ce que devenait l’autre –, au père qui hante ses jours et ses nuits, au père qu’elle n’a jamais oublié et qu’elle n’oubliera jamais. Et tu n’es pas revenu est le récit d’un deuil impossible, impensable, le récit d’une colère qui ne s’est jamais éteinte, d’un séjour au centre de l’innommable, mais qu’il convient de nommer avec précision comme l’a fait en son temps Claude Lanzmann dans Shoah.


La solution finale misait aussi sur la destruction des preuves et des témoignages, faire disparaître les corps, les âmes et toute trace de l’existence passée des juifs d’Europe, comme s’ils disaient « il ne s’est rien passé dans les camps », « tu n’as rien vu et rien entendu à Auschwitz-Birkenau », les livres et des films servent à redonner vie aux âmes, aux corps et aux traces.

« J’ai surmonté les maladies et combattu la tentation de me laisser couler. J’ai fait mon premier jeune de kippour pour me sentir plus juive, et digne face au SS. J’ai développé toutes les stratégies de survie. Peut-être ai-je commencé dans le wagon. Tu te souviens ? »
 
Marceline Loridan-Ivens s’appelait encore Rozenberg lorsqu’elle a été arrêtée à Bollène, au château acheté par son père dans cette commune du Vaucluse – peut-être même en achetant le château et ses vignes tout autour, tu avais cru un peu au maréchal Pétain qui prônait le retour à la terre. Trop cru à la zone dite libre. Au maire et au commissaire du village qui t’avaient promis qu’ils nous préviendraient –, transférée à la prison Ste Anne à Avignon, puis direction Marseille et Drancy, la suite on la connaît. Mais que sait-on vraiment de cet enfer programmé, de cette destruction planifiée ? Et tu n’es pas revenu répond à cette question, directement, frontalement.

« Nous dormions dans des chambres de deux ou trois, toutes par terre, au pied des lits vides couverts de draps blancs, incapables de supporter l’accueil d’un matelas. Et nous ne pensions qu’à manger. Notre dos était encore là-bas sur les planches de la coya, notre estomac ici, nous étions démembrées, contradictoires. Nous étions des miracles ».

Et tu n’es pas revenu est aussi le récit du retour, retour parmi les vivants, alors que l’on vient du pays de la mort programmée. Un retour où chaque mot est pesé, chaque témoignage soupesé – les gens voulaient m’arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne. Il y a la famille, le château de Bollène, Israël, les amies fidèles. Simone qui dérobe des petites cuillères dans les cafés et les restaurants pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau, Marie, on n’aurait pas dû revenir, les rendez-vous réguliers avec celles qui ont échappé à l’enfer et qui ne cessent d’être traversées par la douleur et la colère – ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait. Mais aussi la vie balagan – ce théâtre ambulant, cette foire, ce fiasco – pas si mal réussie aux cotés du cinéaste Joris Ivens, Comment Yukong déplaça les montagnes et Une histoire de vent, ce merveilleux film sur le souffle de la terre, ce souffle qui traverse les pages de ce petit livre essentiel, ce souffle de vie qu’elle offre à son père soixante ans plus tard, même si la mort continue à rôder.

« J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même. T’écrire m’a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur ».

Philippe Chauché 

vendredi 20 mars 2015

Canobbio dans La Cause Littéraire



« Le matin du 24 mars 2001, un samedi, j’ai pris un avion de Turin à Londres. Au sol il faisait beau… Quand je suis monté, j’étais nerveux. L’avion était à moitié vide, presque entièrement vide. S’il s’écrasait, il y aurait moins de victimes. Moins de tapage, moins d’attention ».
 
Pressentiment est le récit nerveux des crises de panique qui touchent l’écrivain italien lorsqu’il prend l’avion, comme si une catastrophe imminente s’annonçait. Pressentiment en ce début d’année 2001, qui sera celle de la chute, de la déflagration, de l’homme qui tombe, des fenêtres ouvertes sur le monde en feu. Rien de divinatoire dans tout cela, mais le sentiment permanent qu’il y une catastrophe dans l’air.
 
L’écrivain – éditeur aux aguets – se doute inconsciemment de quelque chose. Il va accumuler les indices pour ce court récit en forme d’enquête sur ses constats, ses ressentis et ses terreurs. A l’origine de tout, sa présence à New-York le 11 septembre et le court texte paru deux mois plus tard dans la revue L’Indicel’air conditionné, les ascenseurs, même le ventilateur d’un ordinateur me fait sursauter… la journée n’en finit pas, elle n’en finit plus.
 
Quatre ans plus tard l’écrivain tourne et retourne la trame du drame, vécu au plus près, mais aussi quelques mois plutôt, lors de ses déplacements littéraires, en écho aux images du petit écran et à celles qu’offre le ciel de N. Y. Vivre à deux pas du trou noir du cratère, en faire et en refaire le récit, comme un Pressentiment, dix fois, vingt fois ressassé de Turin à Londres, en passant par Francfort, Milan ou Paris, d’un salon du livre à l’autre, d’un rendez-vous professionnel à une rencontre littéraire. Des crises de panique – j’étais effrayé par mon propre effroi –, qui, comme les avions, viennent et repartent et laissent le narrateur à ses épuisements.
 
« Avions, trains, automobiles, bateaux. Sur le quai du port de Bastia, j’ai compris que j’avais un problème avec les moyens de transport, peut-être n’avais-je plus envie de voyager. Je descendais, il est vrai, d’une famille d’employés des chemins de fer, mais c’étaient des employés sédentaires, du personnel non roulant : oxymores (comme les peurs rationnelles».
 
L’écrivain-éditeur est aux prises avec les bruits et les trous d’air, les vibrations et les impostures – on va dans les salons uniquement pour voir du monde, pour montrer qu’on est encore en vie et en bonne santé, digne de confiance et bien habillé –, il les traque, oreille tendue, œil aux aguets. Seul remède, en faire le récit, pressentiment d’un futur livre. Et à la croisée du récit, autre écho de panique : la disparition subite d’une éditrice croisée dans les salons du livre, la mort qui rodait depuis la première page de Pressentiment, est là – sa mort, une semaine après son hospitalisation, a été un évènement absurde, tragique, terrible, injuste –, elle n’est plus un écart de l’imaginaire mais un éclat du réel. Le narrateur est ici saisit comme Cary Grant chez Hitchcock,  par la mort aux trousses.
 
« Mon billet d’avion prouve que j’ai quitté New York et l’aéroport JFK le samedi 15 septembre. Après le 11, j’ai donc passé trois jours supplémentaires dans la ville blessée. J’ai d’autres reçus que je joindrai à ma note de frais, d’autres personnes m’ont vu et pourraient jurer m’avoir rencontré, j’ai d’autres souvenirs forcément moins précis, modifiés a posteriori pour en faire des anecdotes à raconter ».
Andrea Canobbio était bien à N. Y. le 11 septembre et les jours qui suivirent, ce qu’il a vu, entendu et ressenti est au centre d’un court récit – et donc je suis sensé être venu ici –, d’où va surgir le livre. Pressentiment, ébauche d’un roman à venir (?), au style précis et net, à la langue placée à un haut niveau d’exigence – prendre de la hauteur pour s’éloigner des perturbations, ces sautes d’humeur climatiques. Leçon de style pour désamorcer ces états de panique qui troublent l’auteur, parfois le tétanisent, qui augurent d’une catastrophe, mais qui au bout du compte nourrissent ses romans à venir, et c’est le pressentiment d’une très bonne nouvelle, du tremblement du corps à celui de la main qui écrit.

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/pressentiment-andrea-canobbio

samedi 14 mars 2015

Thinez dans La Cause Littéraire











« Avaler v. tr. Avaler le français, le russe, l’anglais, avaler le chinois, avaler le basque et le volapuk, le bambara, avaler le sanskrit, l’occitan, avaler le tamoul, l’ukrainien, le finnois… voir vomissement. Tu as avalé ta langue ? demandait Jean quand par timidité je ne répondais pas, ou par entêtement ».
 
Après 140 au carré, Marc-Emile Thinez s’invite à nouveau dans la collection Contraintes des Editions Louise Bottu, et propose son petit dictionnaire, parce que le dictionnaire est le plus beau des livres (1) : d'Algèbre – contrainte en arabe –, à Zup – c’est la zone –, en passant par Ecriture – parole de nanti –, Histoire – Donner du sens au temps –, Musique – ne dit rien d’autre qu’elle-même – ou encore, Réforme – hantise des vaches et de certains veaux – mais aussi SOI-MEME – renforcement d’un soi qui en a bien besoin – ou VOILE – grille qui dissimule le visage, ou la réalité, selon le point de vue.
L’écrivain joue avec bonheur du jeu et du je du dictionnaire, définition et applications, à chaque mot la sienne avec un fond commun, l’histoire de Jean. Jean, le père – dont le portrait s’affine, il apparaissait dans 140 au carré –, lecteur de l’Huma, amateur de grilles et de mots – de mots grillés dirait son éditeur –, et comme l’un attire l’autre, il ne cesse de se laisser entraîner dans cette aventure qui croise l’horizontal et le vertical – le dictionnaire est la Bible de Jean, l’ouvrier sans instruction. Le Verbe à l’origine de son monde (1).
 
« CHANGEMENT n.m. Eternel retour du même, l’emballage qui change pour mieux emballer. Jean ne comprend pas pourquoi :
a) les prix changent,
b) on invente de nouveaux objets,
c) on s’égare dans l’espace,
d) on apprend des langues étrangères,
et tous les soirs attaque une nouvelle grille de mots croisés ».
 
Marc-Emile Thinez a plus d’une définition et d’une application sous la main. Son dictionnaire de poche – à glisser dans la doublure de son veston, ou entre les pages d’un autre livre plus conséquent, plus ancien et plus épais – fourmille de mille petites trouvailles plus piquantes et réjouissantes les unes que les autres – la mémoire ce frein moral à l’oubli, ou encore, distinction cette tentative désespérée de se faire remarquer par sa mère, et enfin, individu tout être distingué y compris pour son côté louche – avec à chaque fois en embuscade, Jean, le père communiste cruciverbiste, héros du hasard objectif des140 tweets qui ici se mêle de beaucoup de choses ou pour le moins se voit mêlé à de nombreuses définitions – mêler son écriture à celle de Jean Thinez. A les rendre indiscernables (2). Comme son mentor Thinez, Jean, le père, porte des mots à sa boutonnière, comme un brin de muguet qui annonce toujours les matins odorants, c’est ainsi qu’ils chantent.
 
« HOROSCOPE n.m. L’horoscope dans l’Huma, à quoi bon. Les lendemains sont sans mystère, ils chantent et on y rase gratis. Jean m’envoie chez le coiffeur une fois par semaine, courts de partout et bien dégagé derrière les oreilles ! »
Un dictionnaire est tout sauf une contrainte, c’est un plaisir, et Marc-Emile Thinez le prouve à chaque mot choisi pour son Dictionnaire de rien du tout et son réjouissant Dictionnaire de rien du tout – rien est un petit mot, certainement pas un mot insignifiant –, par ses définitions qui s’inspirent parfois des facéties de l’Oulipo, il se veut aussi moraliste – la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens – et romancier – la romance de Jean, tout à rebours, il défait le jour ses rêves nocturnes. Finalement tout amateur de dictionnaire, tout académicien, qui se penche sur la légende des mots, flirte avec celle des sens, et Marc-Emile Thinez les a tous en éveil pour notre plus grande gourmandise littéraire.
 
Philippe Chauché
 
(1) L’auteur à son éditeur
(2) 140 au carré


http://www.lacauselitteraire.fr/dictionnaire-de-trois-fois-rien-suivi-d-un-dictionnaire-de-rien-du-tout-marc-emile-thinez

lundi 9 mars 2015

Bonnard dans La Cause Littéraire



« Violet dans les gris.
Vermillon dans les ombres orangées,
par un jour froid de beau temps ».
 
Pierre Bonnard devient un instant le peintre aux agendas, notations précises et brèves, à chaque fois un ou deux mots pour dire le temps qu’il fait et le temps qu’il voit – la main du peintre. Beau, pluvieux, beau nuageux, mais aussi vent froid, beau frais, beau froid, ou encore couvert, et ces notations inspirées, précises et pertinentes : au-dessus de tout plane le climat de l’œuvre, ou, il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture, et plus loin, que le sentiment intérieur de beauté se rencontre avec la nature, c’est là le point. Pierre Bonnard le peintre aux mille dessins de poche  rassemblés dans ces petits agendas, à chaque jour son observation, son mot, son trait, à chaque jour sa courbe : corps, natures endormies – que l’on continue à nommer natures mortes –, un coin de table, un saladier, un vase, une tête de cheval, la mer, une voile, un chat, rien de plus, rien de moins. Pierre Bonnard maître des observations marines : son œil est ce sextant qui ouvre la voie à la toile.
 
« Beauté du dessin.
Harmonies de lignes pour les directions et proportions des étendues ».

 
 
Pierre Bonnard, le peintre du mouvement permanent de la couleur – foisonnement de la couleur et de son mouvement interne en moins tellurique que chez Cézanne –, pour s’en convaincre, il faut regarder avec la plus grande et la plus légère attention – légèreté de Bonnard, de plus en plus léger face à la complexité inouïe de la nature, la couleur n’ajoute pas un agrément au dessin ; elle le renforce – sa Femme au chapeau bleu, mais aussi, Le bouquet de mimosasL’escalier du jardin. Il faut aussi voir en tête, ses jaunes, ses rouges, ses bleus, ses verts, couleurs et voyelles où tout n’est que lumière. Des lumières qui se croisent et se mêlent, touches et traces, éclats et fusion, tout un mouvement où le motif se fait couleur, où la couleur devient motif, ces carnets d’Observations en sont la matière et la matrice. Des Observations que l’on pourrait dire d’écrivain, un mot, un dessin, et un tableau s’annonce, semées (ici) comme des notes entre les lignes (qui) confirment l’impression de se trouver dans un sanctuaire de la création (Antoine Terrasse).
 
« 14 Mars 1932 Activité et compréhension sous le signe de la réussite.
15 Mars 1932 … sous le signe de l’apathie.
16 Mars 1932 … sous le signe de l’énergie.
17 Mars 1932 … sous le signe de l’acceptation.
18 Mars 1932 … sous le signe de l’incertain.
19 Mars 1932 … sous le signe de la réserve ».
 
Pierre Bonnard, le peintre des signes. La nature en fourmille, les maîtres du haïku le savent – devant l’éclairsublime est celuiqui ne sait rien ! Matsuo Bashõ – les écrivains aussi – certains en tout cas. Bonnard regarde avec autant d’attention les peintres qu’il admire que la méditerranée qui éclaire sa palette. Encore des signes, ces Observations témoignent de la profondeur, de l’étendue et de la permanence inquiète de sa recherche… autant de jalons d’un exercice continu du regard : comment apprendre à mieux voir, à « voir pleinement » (Alain Lévêque), des signes et des couleurs, il faut avoir dans l’œil ses jaunes et ses rouges, signe de l’énergie vitale qui l’anime même dans ses doutes les plus vifs, je commence seulement à comprendre. Il faudrait tout recommencer…
 
« Beauté particulière.
Beauté générale.

dimanche 1 mars 2015

Barcelona ! dans La Cause Littéraire





« C’est dans cette carcasse de pierre que l’illustre Jean Genet se logea jadis, plusieurs mois. Irving regarde la ruine pendante, songeur. Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir construire là ? Des logements sociaux ? Ou bien, comme ils en sont capables, un beau musée, boum, pour charger le signe du quartier ? ».
 
Plus que jamais Barcelone est bien cette ville des Prodiges, une ville en mouvement perpétuel, qui ne dort jamais, qui se forme et se transforme comme un roman. Roman d’une ville en révolte permanente, épique, virevoltante, troublante, sidérante et parfois sidérée, hantée par l’Histoire et les histoires qu’elle s’invente et qui l’inventent. Grégoire Polet pratique l’art de la dérive littéraire, inspiré par ceux qui l’ont précédé sur la Rambla, dans le Raval ou le Barrio Chino, où les ombres portées d’écrivains voyageurs croisent celles d’insomniaques douteux et de perdants magnifiques.
 
Barcelone s’exclame dans le roman de Grégoire Polet, double exclamation pour le marin Pere Català - naviguez, naviguez, au péril de la mer– l’inspecteur Damián Pujades, Veronica la photographe aventureuse – difficile de résister à une révélation qui entre dans la chambre avec la lumière et qui vous touche doucement les paupières et qui les ouvre – Begonya qui va révolutionner le cours de son histoire – Galivàn le libraire – il possédait jadis une collection de sabliers, qu’il a revendue un beau jour, à cause du poids de tout ce sable sur son moral – Albert l’érudit, Marc en campagne électorale catalaniste. Les révoltes grondent. Les langues se nouent et se dénouent. Un vent chaud souffle sur le port et gagne les rues de la ville de tous les Prodiges. Comme une victoire du Barça sur le Real. Un ballon qui file et trompe la torpeur. Goooooool !

« Il y a des jours comme ça, où tout va bien. Du plus petit détail jusqu’au grand tout, des jours où le monde est un chef-d’œuvre. Déjà le café du matin, qui avait le goût du café qu’on boit à Turin, et dont le parfum reste, au voile du palais, comme un point d’encens dans les voies respiratoires et qui rend tout léger… »

Plus que jamais Barcelone est une ville-roman, Edouardo MendozaManuel Vazquéz MontalbánRoberto Bolaño, n’en ont jamais douté, comme d’ailleurs tous ceux qui un jour ou une nuit blanche l’ont vu et entendu. Ils ont vu la ville s’armer, chanter et déambuler, ils ont connu les barricades, la guérilla, les années de plomb, la movida, les nuits qui durent une année, la gloire et la revanche, ils en ont fait un roman. Grégoire Polet écrit comme s’il dégustait quelques crevettes à la Boqueria, même gourmandise, même précision dans le geste, même curiosité, même sérieux. Beauté des noms des chapitres, stations qui se succèdent dans Barcelona ! : Les unsEt les autresTous en un seul corpsLe visage en pleurs, Dans les étoiles… romans minuscules qui mot à mot donnent forme, style et raison à ce livre aérien aux mille éclats colorés de mosaïque s comme celles qu’imagina Antoni Gaudí pour le Parque Güell.

« Le monde, le monde, et pourquoi pas avec une majuscule, tant qu’on y est. Ça n’existe pas, le monde. Le Barça, ça oui, ça existe. Barcelone aussi. Et la crise. L’omelette et les champignons. Les témoins du monde, comme tu dis, c’est des fabricateurs d’une idée, d’une idée du monde, que les autres après sont priés d’avaler ».
 
Plus que jamais Grégoire Polet est un écrivain français qui écrit en terre d’élection, l’Espagne (Chucho,Madrid ne dort pas). Une Espagne dont les deux capitales (Madrid la réelle, Barcelone la rêvée) sont des caravelles, qui ont un temps vogué côte à côte mais dont la méditerranéenne se voit, un peu plus chaque jour, naviguer seule vers sa destinée. A son bord, Damián, Veronica, Bruno, Begonya, Albert, aux prises avec leur destinée, leur carrière, leur histoire précieuse, leur romancero, leurs jeux d’enfants et leurs colères adultes. Plus que jamais Barcelona ! est bien ce roman des Prodiges.
 
Philippe Chauché