dimanche 13 mars 2016

André du Bouchet dans La Cause Littéraire









« Or, la langue ne relève pas de notre choix personnel, c’est notre point de départ, le matériau dont nous disposons, et il y a un mouvement qu’il s’agit de renverser : ne pas aller dans le fil de ce qui se détruit à chaque instant sous nos yeux, mais, tenant compte de ce qui est détruit, tâcher dans l’instant de renverser le mouvement et d’édifier quelque chose ».
 
Il s’agit bien de cela, de deux édificateurs, deux architectes de la langue qui se rencontrent. L’un, poète, loin du tumulte, des honneurs et des horreurs, dans la perspicacité de la langue, dans sa vibration profonde, dans sa nette simplicité, accordée à l’espace, à la terre, au sol : …chute de neige, vers la fin du jour, de plus en plus épaisse, dans laquelle vient s’immobiliser un convoi sans destination – je tiens le jour… La paupière du nuage porteur de la neige se levant, je me retrouve inclus dans le bleu de l’autre jour*. L’autre, interviewer sur France Culture, pour L’Autre Journal (qui fut une bien belle aventure) et Libération, mais aussi poète et écrivain.
 
Ces entretiens se nouent autour de la langue – Baudelaire, un temps vif qui traverse les mots –, du lecteur – Le vrai lecteur serait peut-être celui qui fait confiance aux mots, qui se fait confiance à lui-même dans le temps de sa lecture… –, de la peinture – Et ce que je voyais, le sol que je foulais, les accidents de lumière sur la Sainte-Victoire, les modifications de cette montagne dans le jour, me donnaient bel et bien le sentiment d’être dans la peinture que les tableaux de Cézanne, vus quelques heures plus tôt m’avaient ouverte –, de la nature. On y voit ces carnets qui n’ont cessé d’accompagner l’auteur, ces dessins offerts par ses amis peintres, ces chemins sauvages que les hommes délaissent, c’est tout un univers qui se dessine, des poésies qui s’esquissent, une pensée qui s’entend et un poète que l’on écoute.
 
« Je dirai que le travail de l’écrivain ne doit pas être une lecture. On s’appuie sur autre chose que des mots. Mais le travail… Vous dites lecture… S’agissant du travail du peintre, c’est une lecture à vol d’oiseau, qui s’appuie plutôt sur la matérialité des mots, sans réellement les déchiffrer, sur l’espacement, sur les rapports qui font une phrase, dans une articulation concrète, sur les blancs par conséquent, sur le décrochement des phrases ».
 
Précisions du regard, justesse du mot, l’interviewer et le poète sont dans une conversation – une fréquentation, un commerce, une intimité –, permanente. L’espacement des rencontres n’y change rien, les mots disent en écho, ce que d’autres mots ont dit quelques années plus tôt ou qui se dévoileront plus tard. C’est le cœur même de la poésie, l’articulation savante et si simple à la fois, des mots et des phrases qui sautent aux yeux, si l’on peut dire. Ce sont aussi des passions partagées, où la langue creuse, vrille, s’amaigrit, comme dans les sculptures de Giacometti, ou les toiles et les dessins de Pierre Tal-Coat – le portrait qu’il a réalisé à la mine de plomb est en couverture de ces entretiens –, se glisse au centre de ces éclats romanesques, poétiques et picturaux. Pour bien savoir lire, il faut aussi bien savoir écouter. Alain Veinstein écoute, en gardant en mémoire les poèmes d’André du Bouchet et leurs précédentes rencontres. André du Bouchet attentif, écoute les remarques de l’interviewer, la lecture de ses poèmes, les pistes qu’il propose, les éclairages qu’il avance. L’entretien est ce mano a mano, en le privant de ce qu’il annonce de compétition, cette courtoisie partagée, ces attentions, où chaque mot est pesé, chaque phrase avancée, soumise à cette double lecture, une écoute croisée, comme un portrait se reflétant dans une série de miroirs superposés.
 
« Tout a été dit par Rimbaud, ajouter quoi que ce soit serait incongru. Alors qu’avec Baudelaire, une conversation peut être engagée ».
 
Philippe Chauché
 
 

samedi 5 mars 2016

Gabriel Josipovici dans La Cause Littéraire




« La racine du mot inspiration est le souffle, a-t-il dit, et toute la musique est faite de souffle. Si j’ai donné quoi que ce soit à la musique, a-t-il dit, c’est lui rendre la conscience de l’importance de respirer, de la respiration. On l’appelle ruach en hébreu, et avec ce ruach Dieu a créé le monde et avec ce ruach Dieu a créé Adam, et c’est ce ruach qui nous fait vivre et aussi qui fait de nous des êtres spirituels ».
 
Infini est le roman d’un compositeur de notre temps, le portrait d’un musicien, Tancredo Pavone, révélé par Massimo, son ancien homme de confiance, son majordome. On découvre sa vie et sa musique, ses musiques, ses écarts, ses amours, ses envolées, ses passions – Purcell mais aussi Bach et Mozart, leurs petites oreilles écoutaient les sons intérieurs et pas les sons extérieurs – ses fictions sonores et ses frictions musicales – Schoenberg était un vrai musicien, a-t-il dit, mais il a été un désastre pour la musique. Schoenberg, a-t-il dit, a ramené la musique cinquante ans, sinon cent ans en arrière. Pavone compose au cœur de l’Europe, entre Londres, Monte-Carlo, Paris et Vienne, au centre de cette Europe qui vibre, puis se désaccorde dès les années 30 en Allemagne puis en Italie, alors il choisit la Suisse comme ligne de fuite.
 
« La malédiction de l’époque, Massimo, a-t-il dit, est que les gens sont trop aisément satisfaits. Ils ont oublié d’écouter avec leur oreille intérieure, d’écouter le silence et d’écouter le moment ».
 
Infini est le roman d’un aigle qui vit loin du monde et de son tumulte, à Rome dans sa maison au-dessus du Forum, protégé des intrus – admirateurs, musiciens, photographes et journalistes – par son fidèle majordome. Il voit tout, entend tout, et ne dit que ce qui doit l’être, même si… Ce roman est celui de sa déposition, de sa confession, de son admiration pour Pavone. Cet aristocrate italien, ce gentleman singulier, proche de Michaux et Jouve qui va publier ses premiers poèmes, qui joue aux échecs avec Marcel Duchamp – Il était à un tout autre niveau comparé aux surréalistes et aux dadaïstes. Mais personne n’a construit sur son héritage. C’était impossible, parce que son héritage était du sable mouvant –, qui installe des musiciens dans sa grande demeure pour qu’ils travaillent, et qu’ils jouent pour lui. Pavone qui ne va cesser d’évoquer l’émotion qu’a suscitée en lui l’écoute des trompettes solennelles de temples au Népal – on s’approche vraiment près du cœur du son, de la lave fondue qui bouillonne dans chaque son comme dans les recoins reculés de la terre –, sa musique va en être habitée et transformée. Fidèle des fidèles, le majordome déroule cette vie musicienne, ce mouvement, cette vie réelle ou imaginée, entre partitions et passions, vérités ou mensonges, vérités et mensonges ?
 
« Bach ne réfléchissait pas, a-t-il dit, il dansait. Mozart ne réfléchissait pas, il dansait. Stravinsky ne réfléchissait pas, il priait. Mais à Vienne, ils avaient oublié comment danser, ils avaient oublié comment chanter, ils étaient tous des Juifs laïques qui avaient oublié comment prier ».
 
Infini est le roman de l’exigence et de la résistance. La musique avant toute chose, et parfois, une seule note suffit, la musique et le silence qui en découle, silence nécessaire, vital au compositeur, remède à la superficialité qui s’impose partout. Infini est un roman voyageur, qui arpente les territoires d’un musicien solitaire et studieux, qui s’attaque aux pianos et qui écoute le chant des cigales, le roman révélé, comme une musique révèle un compositeur, dont l’Infini est ici aussi la lente et inexorable chute.
 
Philippe Chauché


 
http://www.lacauselitteraire.fr/infini-l-histoire-d-un-moment-gabriel-josipovici