mardi 14 juillet 2020

Barney Wilen dans La Cause Littéraire




Barney Wilen & Alain Jean-Marie, Montréal Duets, Barney Wilen, Ténor et Soprano saxophone, Alain Jean-Marie, Piano, Live at the Festival International de Jazz de Montréal, 4 juillet 1993, Elemental music, Produced by Jordi Soley, Associate producer : Patrick Wilen, 2020
Barney Wilen, La Note Bleue, Barney Wilen, Ténor Saxophone, Alain-Jean-Marie, Piano, Philippe Petit, Guitar, Ricardo Del Fra, Bass, Sangoma Everett, Drums, Produced by Philippe Vincent, 1987
Barney et La Note Bleue, Loustal & Paringaux, Casterman, 1987 (une nouvelle édition est annoncée par Patrick Wilen)
« Il joue Besame Mucho comme personne ne l’a jamais joué et tant mieux si Jo et les autres restent silencieux dans son dos : c’est son histoire à lui, il n’a besoin de personne pour l’aider à la raconter, lorsqu’il a joué sa dernière notre on n’entend même plus les glaçons tinter dans les verres », Besame Mucho (Reprise), Barney et La Note Bleue.
Comme les bibliothèques, les discothèques, les maisons de disques, les studios, les radios, les collections privées, regorgent parfois de trésors endormis, qui un jour, par miracle, apparaissent ou réapparaissent. Ici, il s’agit bien d’une apparition. Il y a vingt-sept ans les deux musiciens se produisaient à Montréal, Barney Wilen avait pris l’heureuse habitude d’enregistrer ses concerts sur un D.A.T., comme pour l’Album Live in Tokyo 91, sorti l’an dernier. La musique de Barney Wilen et Alain Jean-Marie est passionnante, d’une rare fraîcheur, d’une lumineuse beauté. Les deux musiciens s’accordent merveilleusement, ils épousent les mélodies qu’ils interprètent – Round MidnightMy Funny Valentine (dédié à Chet Baker), Latin AlleyBesame Mucho –, dans un élan commun, une grâce qui tient du miracle. C’est cette même grâce qui rend l’album La Note Bleue unique et exceptionnel, et la bande dessinée qui accompagnait sa sortie en 1987 reste l’un des grands romans dessinés du jazz. Côte à côte, Loustal et Paringaux, pour ces courtes histoires. Treize histoires publiées dans le mensuel (A suivre) de novembre 1985 à mars 1986 avant la sortie de l’album en janvier 1987. Treize histoires, en bleu, en rouge, en jaune, en noir profond, comme autant de thèmes, qui scintillent : l’amour, la drogue, la passion du jazz. Comme autant de chansons romantiques, qu’il joue sur le disque éponyme – Besame MuchoLes Jours Heureux, ou encore Un Baiser Rouge, et Goodbye). De courtes histoires d’une vie électrique et éclectique, entre Nice, Paris, et New York, l’Espagne, et à nouveau Paris où il va une nouvelle fois mourir, des vignettes de vie et de musique remarquablement dessinées et coloriées, subtilement enchâssées dans le fil de l’histoire, des histoires qui comme les standards de jazz sont immortelles.

Patrick Wilen, fils de Barney Wilen est producteur associé du disque Montréal Duets. Après Live in Tokyo’91, publié l’an passé, voici la belle surprise musicale de cette année : Montréal Duets ; là aussi, un concert enregistré au Festival de Jazz de Montréal en 1993.
Patrick Wilen : Mon père a enregistré des concerts sur un petit D.A.T, un appareil qu’il branchait directement sur la console de mixage. Avant de mourir il m’a montré une caisse pleine de DAT, de bandes magnétiques et de K7, il y avait là 200 enregistrements. Il m’a dit : « Prends-ça avant que les vautours arrivent et fais-en quelque chose ». Il a fallu beaucoup de temps, pour « en faire quelque chose » car il fallait qu’une maison de disque numérise tous ces enregistrements, certains étaient fragiles. Après des années d’attente, j’ai rencontré un producteur allemand, Sonorama, qui a joué le jeu et tout numérisé, puis c'est le label espagnol Elemental qui a sorti les deux disques. Pour ce concert, je ne possédais que peu d’informations, juste « AJM Montréal », Alain Jean-Marie Montréal, et après des recherches, tout a été mis en place pour la parution du disque qui regroupe les deux concerts donnés ce soir-là par Alain Jean-Marie et Barney.
Philippe Chauché, La Cause Littéraire : Barney Wilen a marqué les amateurs de jazz et les musiciens qui l’ont côtoyé, qui ont joué avec lui, et ses albums (notamment La Note Bleue ou French Ballads) ont gardé la fraîcheur originale de leur enregistrement. Comment expliquez-vous que sa musique reste à ce point vivante, présente, ce n’est pas qu’elle a bien vieilli, mais c’est qu’elle n’a pas vieilli ?
Patrick Wilen : Le son magnifique de cet enregistrement n’a pas pris une ride. Lorsque l’on écoute sa musique, il y a des images qui surgissent, c’est comme s’il nous racontait une histoire, mais sans s’imposer, sans nous l’imposer, il vous laisse la place de la poursuivre. Les disques de Barney Wilen, dont La Note Bleue et French Ballads, ses concerts, sont comme des voitures italiennes de collection, comme des tableaux d’Andy Warhol, ils ne vieillissent pas. Barney avait un talent énorme et il a su s’entourer de gens compétents, les musiciens – souvent d’ailleurs il jouait avec de jeunes musiciens peu connus, par exemple le bassiste Gilles Naturel ou le pianiste Laurent de Wilde –, son manager et son producteur de l’époque de La Note Bleue, Philippe Vincent (lire plus loin). Quand il joue Besame Mucho, vous avez envie de pleurer, mais ce n’est jamais sentimental, il ne cherche pas à faire pleurer, ce n’est jamais kitch, pas de sirop de framboise dans ce qu’il joue ; ses solos sont comme suspendus, sa musique devient alors celle de l’absence, et c’est magnifique.
Philippe Chauché, entretien téléphonique avec Patrick Wilen, le 24 juin dernier
Il annonce quelques belles surprises dans les mois qui viennent, un nouveau concert public, dont il garde pour l’instant les détails et la possible réédition en disque vinyle de collection de La Note Bleue, accompagné de la bande dessinée, de photos de Guy Le Querrec, de dessins de Loustal et d’un texte de Philippe Paringaux, sur cet enregistrement désormais mythique.
Rencontre épistolaire avec Philippe Vincent, qui collabore aujourd’hui à Jazz Magazine, ancien producteur de Jazz, fondateur du label Ida Records, et qui fut à l’origine de l’enregistrement en 1986 de La Note Bleue de Barney Wilen. Un disque qu’accompagnait l’album de bande dessinée Barney et la Note Bleue, signé Loustal et Paringaux et publié par Casterman, un exemple unique dans l’histoire du jazz. En ce mois de juin un enregistrement inédit du saxophoniste en duo avec le pianiste Alain Jean-Marie paraît grâce à son fils Patrick Wilen. Enregistrement d’un concert des musiciens au Festival de Jazz de Montréal en 1993, Montreal Duets.
Philippe Chauché, La Cause LittéraireLa Note Bleue est aujourd’hui un disque de référence, une perle musicale. Comment est né ce projet musical et littéraire, car l’album de bande dessinée et la musique font corps comme rarement ? Comment s’est construite cette aventure ?
Philippe Vincent : A l’époque (milieu des années 80), Philippe Paringaux voulait faire une BD sur le jazz et il donna quelques photos de musiciens à Loustal avec qui il avait l’habitude de travailler, mais qui avait plutôt une culture musicale rock. Et c’est celle de Barney Wilen qui retint l’attention du dessinateur. Pendant tout leur travail, ils appelèrent leur héros « Barney » en se disant qu’ils changeraient son nom à la fin car il s’agissait d’une fiction mais ils eurent bien du mal à changer un nom qui les avait accompagnés pendant toute la création de leur livre. Des extraits de leur BD sortirent alors dans la revue « A Suivre » en faisant sa couverture, et le vrai Barney Wilen la vit à la vitrine d’un kiosque parisien. Son sang ne fit qu’un tour en pensant qu’on utilisait ce qu’il semblait être son image, et il alla voir Paringaux, alors rédacteur en chef des revues Rock & Folk et L’Écho des Savanes, pour lui proposer son pardon s’il l’aidait à lui trouver un producteur pour un disque qui relancerait sa carrière. Les major-compagnies n’étant pas intéressées, ils prirent contact avec moi et je fus immédiatement partant pour produire un musicien que j’adorais et dont je connaissais le passé glorieux. On décida donc de faire un disque où les morceaux illustreraient les chapitres de la BD, changeant parfois les titres de l’un ou de l’autre pour que la correspondance soit parfaite entre le livre et le disque.
Ph. Chauché, LCL : Barney Wilen est né à Nice d’une mère française et d’un père américain, il a commencé sa carrière dans des clubs, encouragé par Blaise Cendrars, ami de sa mère. Peut-on dire comme pour Blaise Cendrars qu’il fut un musicien « bourlingueur » ? Georges Perec, grand amateur de jazz, se souvient de lui, 235° souvenir, « Je me souviens de Barney Wilen », le 236° évoque lui aussi un musicien de jazz, « Je me souviens que le palindrome d’Horace, Ecaroh, est le titre d’un morceau d’Horace Silver ». Quels sont vos souvenirs de Barney Wilen, dont vous avez produit cinq disques, dont La Note Bleue et French Ballads ?
Ph. Vincent : Je ne crois pas que le terme « bourlingueur » convienne à Barney. Il avait le côté nonchalant d’un dandy mais c’était surtout un surdoué qui était curieux de beaucoup de choses. Il avait sans doute hérité du côté créatif de son père qui inventait des appareillages sous-marins, entre autres des fusils de plongée, que sa mère, grande nageuse, essayait dans les eaux de la Méditerranée. Il eut aussi la chance d’apprendre le saxophone aux États-Unis dès sa plus tendre enfance, puisque son père y emmena toute sa famille pour plusieurs années dès le début de la deuxième guerre. Il avait donc plusieurs longueurs d’avance lorsqu’il rentra en France et il n’est pas étonnant qu’il fût considéré à l’époque comme un jeune prodige lorsqu’il débarqua à Paris à l’âge de 16 ans. Un an plus tard, il commençait à enregistrer comme sideman, et à 20 ans il fit ses deux premiers disques en leader et intégra le quintet parisien de Miles Davis pour la musique du film Ascenseur pour l’Échafaud. Pour ma part, j’ai beaucoup de souvenirs de Barney mais ils concernent la dernière partie de sa carrière, du milieu des années 80 jusqu’à sa mort en 1996, lorsqu’il retrouva une notoriété à la mesure de son talent après la sortie de La Note Bleue qui le remit en selle. J’ai le souvenir d’un homme qui pouvait être aussi aimable avec les gens qu’il appréciait que méfiant, voire agressif, avec ceux qu’il n’aimait pas. Il était déçu que sa jeune compagne, Marie Möör, ne soit pas reconnue à la hauteur de ce qu’il estimait être son talent de peintre et de chanteuse, et n’avait de cesse de la mettre en avant, s’occupant parfois plus de son avenir que de sa propre carrière.
Ph. Chauché, LCL : Barney Wilen est sûrement par son style, ses inspirations, ses improvisations, sa passion pour les standards, l’un des musiciens les plus « romanciers » du jazz. Il possède cet art singulier de raconter en quelques phrases, en quelques notes, l’histoire singulière de la musique de jazz, mais aussi des chansons populaires françaises qu’ils l’ont inspirées. Montreal Duets, ce nouveau disque en est une nouvelle fois la preuve musicale. Tout y est lumineux, lyrique et harmonieux ; les belles harmonies, les belles mélodies, une rare complicité entre les deux musiciens, ce sont là aussi des signatures de Barney Wilen ?
Ph. Vincent : Comme tous les grands musiciens de jazz, Barney Wilen avait le talent de redonner vie à ce qu’on appelle les standards, ces vieilles mélodies de Broadway écrites dans les années 30. Mais tout pouvait devenir standard entre ses mains, comme il le montra dans l’album French Ballads où il reprend des chansons françaises. Ce n’était pas un musicien qui avait fait de grandes écoles musicales comme on peut en trouver à la pelle aujourd’hui. Mais c’était un type qui avait une imagination très fertile et un swing qui lui coulait dans les veines. Comme disait René Urtreger, c’était un musicien « naturel ». Il ne travaillait pas beaucoup son instrument car il était tellement doué qu’il n’en avait pas besoin, et n’était pas un grand compositeur au sens où l’entend la Sacem. Il considérait d’ailleurs que son talent de compositeur résidait dans son aptitude à improviser. Et là, il faut reconnaître qu’il était d’une intelligence supérieure. Il donnait donc le meilleur de lui-même avec un musicien comme Alain Jean-Marie qui comme lui a le jazz inscrit dans son ADN. Et, outre leur complicité musicale, il y avait entre eux beaucoup de respect et d’admiration mutuelle. C’est sans doute le secret de la musique magnifique qu’ils ont fait ensemble pendant des années.
Philippe Vincent se « souvient de Barney Wilen », dans le numéro d’été (Juillet-août) de Jazz Magazine
Philippe Chauché

https://www.lacauselitteraire.fr/a-propos-de-barney-wilen-par-philippe-chauche

lundi 13 juillet 2020

La Fin de Bartleby de Thierry Bouchard dans La Cause Littéraire







« Je recopiais avec une intense application, une patience on ne peut plus active, une précision scrupuleuse des passages de mes lectures dans de grands carnets de notes couverts, bien entendu, de moleskine noire, comme s’il me fallait ensuite les collationner avec d’autres versions du même texte »
 
La Fin de Bartleby prouve, s’il en était besoin, que Bartleby de Herman Melville continue d’inspirer, d’aspirer, comme Moby Dick, lecteurs et écrivains. Dans cet étrange roman à la langue précise et volage, le narrateur vit en lecteur et en écrivain, sans contraintes et sans entraves, dans le calme, le silence et la solitude, sa zone de confort. Contrairement au scribe Bartleby, il lit beaucoup, entouré de livres protégés des offenses du temps, par du papier cristal – Ils bruissaient quand je les ouvrais avant de parler leur propre langue…
 
 
 
Le narrateur fait partie de cette fantasque association de lecteurs pénétrants, dont les membres se comptent sur les pages d’éditions rares et uniques de petits volumes de poésie que plus personne ne lit, ou encore dans ces collections privées parfois mises à jour par des archéologues sans âge et lecteurs de Borges. Il partage son temps entre écrits intimes, mémoires, journaux, correspondances et biographies, en présence de Flaubert, Alberto Manguel, Valery Larbaud, Joseph Roth et Léon-Paul Fargue, dont il recopie avec attention des passages qui deviendront, un jour peut-être, un livre, le livre des confessions d’un scribe. Cette studieuse attente bibliophile est troublée par la disparition annoncée de l’écrivain B., rétif aux dévoilements, insubordonné aux confidences encore moins qu’aux aveux, comme le scribe de Melville. La Fin de Bartleby est le roman d’une disparition, celle de l’écrivain B., en écho à celle tout aussi incroyable de Bartleby, porté par ces phrases qui se livrent et roulent et se déroulent comme une houle qui se lève et laisse apparaître le corps blanc immaculé de Moby Dick, qui est l’autre nom du corps du roman.
 
« Certains jours durant lesquels il n’écoutait pas en boucle Les Barricades mystérieuses de François Couperin, il se surprenait à attendre que retentît la cloche de l’église. Elle résonnait rituellement tous les quarts d’heure et densifiait pendant quelques secondes le temps qui retrouvait ensuite sa liquidité habituelle, son indolore hémorragie, une mortelle douceur ».
 
La Fin de Bartleby est un roman qui ne cesse de s’écrire sous nos yeux éblouis, un peu comme le scribe ne cesse de répondre « Je préférerais ne pas », à la moindre question, invitation, ou demande, un roman fleuve qui poursuit l’œuvre de l’écrivain B. Un roman comme un écho interminable, et dont les multiples résonnances en offrent un autre visage, sensiblement modifié, un écho qui grossirait à chaque rebond. La Fin de Bartleby est le roman des bibliothèques secrètes, des sociétés électives, qui réunissent d’étranges lecteurs impénitents et pénétrants. Un navire bibliothèque, où s’est tant de fois embarqué l’écrivain B., sous l’œil d’écrivains qui ne craignent ni les coups de vent, ni les déferlantes, ni les rencontres inopinées avec quelques monstres marins venus de la nuit des livres : Chateaubriand, Borges (expert en bibliothèques marines), Stendhal, Montaigne (sa Tour était un Phare), Conrad, Cervantès (la Mancha est une bibliothèque).
 
Thierry Bouchard peut rester longtemps en apnée, il a du souffle, donc du style. Il faut avoir du style pour savoir garder l’air du large, et n’en laisser échapper que quelques bulles de mots, quelques phrases murmurées du bout du lèvres, ou bien de longues envolées d’air, où nagent des phrases comme des poissons argentés que rien n’effraie. On navigue en haute mer avec Thierry Bouchard, comme avec Herman Melville, ces livres sont ces bouées où s’accrochent les vivants, ces lecteurs curieux et solitaires. Les livres que lit Thierry Bouchard, et l’écrivain B., nous font ainsi toucher à l’éternel, et le livre qu’écrit Thierry Bouchard nous entraîne dans l’arborescence de l’art du roman.
 
Philippe Chauché
 

dimanche 12 juillet 2020

Sollers en peinture dans La Cause Littéraire


« Manet, Picasso ne sont ni modernes ni contemporains. Ce sont des dieux grecs, panthéistes et athées à la fois. Ils ne commandent rien mais font signe vers toute une palette de possibles, à faire vibrer ici et maintenant. Il n’est sans doute pas anodin que L’Éclaircie soit placée sous l’égide du Parménide de Martin Heidegger auquel Sollers emprunte les citations suivantes, autant de clefs pour comprendre la portée musicale de son écriture de la peinture :
« Un dieu grec n’est jamais un dieu qui commande, mais un dieu qui montre, qui indique.
Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ».
 
Sollers, Rachet, ne sont ni classiques, ni modernes, ni contemporains. L’un écrit depuis toujours, sous la haute protection de déesses attentives, l’autre sait tellement bien lire et écouter les peintres, qu’il en devient écrivain. Sollers est en peinture depuis toujours, comme il est en musique, en littérature, et au cœur de la vie libre. Il faut simplement, lecteur agile, ne pas perdre de vue ce qui se découvre sous nos yeux lorsque l’on ouvre l’un de ses romans ou l’un de ses essais.
 
 
Olivier Rachet a tout lu, tout vu, tout entendu (il faut avoir l’oreille fine pour entendre l’écrivain, comme pour entendre les couleurs et les formes de Cézanne, sa respiration profonde) de Philippe Sollers. Entré au plus jeune âge en peinture, il n’a cessé romans faisant de s’en nourrir : L’adolescent que fut Sollers entre donc, comme par effraction, en peinture comme on entre au bordel. Des demoiselles d’Avignon rejoindront la danse ; mais pour l’heure seuls les peintres de l’amour sont convoqués.
Mais quels sont ces peintres qui habitent les livres de Philippe Sollers, et qui tracent cette nouvelle histoire, cette contre-histoire de l’art ? Monet, Nicolas Poussin – Je vois au-delà du visible… –, Titien, Rembrandt, Bacon – Il n’est pas anodin de peindre des déesses de l’amour, d’aller chercher comme modèle du Christ des hommes du commun ou de crucifier un pape –, Watteau, Courbet, Picasso – Les Demoiselles d’Avignon viennent confirmer Olympia et ressusciter les innombrables Vénus du Titien –, des peintres de l’art d’aimer sont ainsi invités au bal du roman, et les titres des livres de Philippe Sollers pourraient être donnés à des tableaux embrassant tous les siècles. Car la peinture vue, entendue, écrite par Philippe Sollers ne s’embarrasse pas d’une Histoire de l’art, elle l’embrasse, la détourne, la terrasse, l’embrase, et contrairement à l’adage : qui trop embrasse, bien étreint. Les étreintes seront justement le centre tellurique des toiles qui peuplent ses romans, les corps libres des peintres le sont tout autant que leurs modèles, et les héroïnes qui dansent entre les lignes des romans.
 
 
 
« Conseils à un jeune poète : commencez par vous recueillir devant Les Chants de Maldoror et les Illuminations ; méditez, reposez, démarrez ! Recommandations à un artiste contemporain adepte de vidéos, d’installations et autres fredaines : s’imprégner des rayons de Turner et des touches impressionnistes de Monet, s’arrêter devant Le Déjeuner sur l’herbe et observez le miroitement de l’eau ».
 
Sollers en peinture, est un corps-à-corps avec les romans de Philippe Sollers, un corps-à-corps avec les peintres, qui prennent les corps très au sérieux, les corps peints, les natures réveillées, et le premier qui s’avance, c’est Picasso, suivi par Bacon. D’autres peintres s’imposent naturellement dans les romans et les écrits de Philippe Sollers, Goya, le bordelais amoureux d’une laitière, Giorgione, le vénitien éternel, Manet, le plus torero des peintres parisiens, Renoir, l’aimé des dieux Grecs, et Olivier Rachet note d’expérience éclairée que l’écriture de Sollers prolonge la peinture : le roman devenant une continuation des tableaux par d’autres moyens. La peinture est une écriture chez Sollers, ajoute Olivier Rachet, ni une première, ni une seconde, mais une nature d’écrivain : Il peint en écrivant. Olivier Rachet prend notamment appui sur trois romans, HParadis et Paradis 2 – les commissaires-priseurs de la critique les ont jugés illisibles –, trois romans où le trait du souffle fonde l’écriture. Des romans à lire à haute voix, dans le rythme, ils s’écrivent sous nos yeux, comme s’il s’agissait de peintres en action, De Kooning et Picasso, pour prendre deux exemples, que Sollers admire : voir-écrire participent d’un même geste. Point central de cette contre-histoire de l’art, le Temps, qui n’a rien de chronologique chez Sollers, ce qui ne l’empêche pas de savoir en quels temps ces peintres ont vécu. Point de lien à des courants, à des chapelles, à des écoles, mais un lien charnel de peintre à peintre, de modèle à modèle. Le Temps préside à ces alliances d’esprits libres et les musées le prouvent, quand ils font se rencontrer des peintres, quand ils les laissent dialoguer entre eux, mais aussi avec quelques esprits libres du verbe et du corps, Rimbaud, Lautréamont, pour ne citer que ces deux comètes.
Sollers en peinture est un livre inspiré, illuminé, le livre d’un voyant, comme le sont Rodin et Picasso, Rimbaud et Heidegger. Olivier Rachet voit, et révèle ce qu’il admire, il fait voir l’écrivain et ses peintres, il fait entendre leur musique, leur voix unique et radicale, cette illumination : Les astres se souviennent avoir été illuminés par une Madone de Botticelli, un ange de Fra Angelico, une Vénus de Titien.
 
Philippe Chauché


https://www.lacauselitteraire.fr/sollers-en-peinture-une-contre-histoire-de-l-art-olivier-rachet-par-philippe-chauche

samedi 11 juillet 2020

Xavier Houssin dans La Cause Littéraire





« J’ai toujours cru au destin. Pour elle, j’ai été le premier. Et elle m’a dit, bien après, que j’étais resté le seul. Je ne lui avais rien caché de ma vie en France. De mon triste mariage. De mes drôles d’enfants. Avec elle, le présent devenait un temps précieux, inestimable ».
 
L’officier de fortune est le roman du destin d’un militaire engagé sur tous les fronts de l’ancien Empire français. Il est au Maroc, au Tonquin, en Indochine et en Algérie, on le suit, au cœur de ses missions et de son engagement dans la France Libre, il ne perdra pas de temps à soutenir le Général. C’est une guerre totale où il se donne sans compter. Il ne compte d’ailleurs jamais, il agit, c’est un homme de l’action permanente, au verbe vif et aux décisions sans appel.
Tout va très vite dans ce roman aux phrases vives et brèves, au style racé. Ce roman est celui d’un destin français, d’un destin de mari, de père et d’amoureux. L’officier raconte sa vie qui défile comme les images d’un travelling que filme une caméra embarquée dans une voiture qui roule à vive allure. L’officier de fortune fait corps avec son histoire, avec l’Histoire, avec ses combats, ses principes, ses certitudes, la perte d’une très jeune fille, mais aussi le silence de ses enfants, ses fidélités, ses infidélités guerrières, et sa passion absolue, inestimable : Jeanne, aimée, perdue de vue, puis retrouvée, quand les armes se sont tues.
L’officier de fortune est le roman de l’amour retrouvé et du fils entrevu, le roman d’une tristesse qui tend la peau de l’officier, comme un coup de soleil trop violent. Un roman hommage au père invisible, roman de la réconciliation avec un père absent, un père perdu et un officier retrouvé.
 
« J’ai essuyé bien des coups de feu pendant ma vie militaire. Ça a bardé pas mal fois. Je m’en suis sorti indemne, sans imaginer une seconde en rendre grâce à Dieu, ni à ses saints. J’aurais dû. Mais à chaque fois, le danger passé, je me sentais un peu plus fort, victorieux de je ne sais quoi, invincible ».
 
L’officier de fortune est un roman bref, comme on le dit d’une vie, un roman ciselé, admirable de force et de nerfs à vif. Un roman portrait d’un insaisissable militaire, qui passait d’une colonie à l’autre, sans rêve de gloire, mais habité de certitudes patriotes. Un roman tendu, comme l’était la vie de l’officier, avec ses blessures anciennes, ses deuils qui parfois resurgissent, ses remords, et ses offrandes à la vie qui vient et qui le comble. Un admirable hommage littéraire à un homme hors-normes, hors système, qui n’en fait qu’à sa tête, et qu’avec l’idée qu’il se fait de la défense des intérêts de son pays, la France.
Xavier Houssin cultive l’art de faire fondre ses phrases, pour n’en garder que le muscle premier, les nerfs, les tendons. Son roman est juste, car jamais il ne juge, persuadé que son héros a toujours eu ses raisons, les raisons de la fortune, tel un gentilhomme. L’officier de fortune est un hommage à un père en fuite permanente, sur les théâtres où parle la poudre, un militaire peu bavard, comme le fut son propre père, rattrapé par son passé, par sa vie amoureuse, et son fils, qui deviendra écrivain, pour dire et écrire ce que son père n’a pu lui murmurer. L’officier peut dormir tranquille, son fils veille admirablement sur sa mémoire.
 
Philippe Chauché

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