samedi 28 mai 2016

Guillaume Guéraud dans La Cause Littéraire



« Ne restent maintenant que les légendes. Des dates, des lieux, des noms. Et des phrases.
J’espère que ces légendes racontent une histoire claire malgré l’absence des photographies qui les accompagnaient ».
 
Marseille, Miami, aller retour, de l’enfance retrouvée à l’enfance perdue, d’un carnage à l’autre. Shots est le roman noir d’une recherche, celle d’un frère qui se cache. Le roman d’une traque du sang qui s’achève dans la fuite, le sang et les dollars. Shots est le roman des légendes des photos disparues, elles ponctuent par des petits carrés gris les pages du livre, et deviennent des légendes qui se nouent dans l’enfance à Marseille, puis à Miami, où le narrateur ne cesse de traquer les traces de son frère disparu, porteur du visage et des mots de leur mère, au centre tellurique de la mafia, de la drogue, de l’hôtel Biltmore, des galeries d’art, des armes et des dieux vaudous.
 
« J’ai 36 ans et le mail de mon frère est le seul que je reçois pour mon anniversaire. Je ne sais pas encore que ce sera son dernier mail – et que cette photo sera la dernière que je recevrai de lui ».
« Tout le monde a des dettes ici. Et plus vous en avez, plus ça signifie que vous êtes riche. Bienvenue aux Etats-Unis d’Amérique ! Personne n’a d’argent mais tout le monde en dépense ».
 
Shots est le journal d’une enquête outre-Atlantique, Miami, Little Havana et Key Biscayne, saisie par la violence mafieuse et d’extrême-droite de la Fondation nationale cubano-américaine, des trafics d’art, où l’ombre du frère perdu ne cesse de se dérober, son ombre et son histoire, qui devient la légende du roman « photographié ». Shots tente de saisir les fantômes du narrateur, les esprits oubliés et frappeurs, toutes ces ombres qui rôdent, ces couteaux et ces armes de poing qui font et défont les vies et les légendes, mais aussi celles qui sauvent, qui protègent de la gangrène, comme cet haïtien « effrayant », Denis Couleuvre, qui lui aussi recherche le frère du narrateur et surtout les milliers de dollars dont il s’est emparé.
 
« Je suis né à Haïti… J’ai gardé avec moi les ondes telluriques qui ont déchiré mon pays… Votre caméra ne peut pas les accepter… Mais mon image peut accepter votre caméra si je le décide… »
 
Les images de Shots sont éphémères, en quelques minutes elles s’effacent, elles constituaient la trame du récit, sa colonne vertébrale, mais elles ont disparu, rayées d’un trait d’orage par des forces « magiques ». Le narrateur, photographe de passion et de raison, savait pourtant qu’il devait éviter de saisir l’image de Marie-Louise – la prêtresse vaudou – Damballa effacera tes photos ! Le vent de sa colère emportera toutes tes maudites images. Les notes, les légendes, le récit, la traque et la guerre secrète des gangs, demeurent. Si les images peuvent disparaître, les phrases résistent, elles habitent un subtil et terrible roman noir, stylé, nourri des images de Scarface de Brian de Palma, un roman d’éclats, et d’humeurs, de sang, de sueur et de peur.
 
Philippe Chauché
 

dimanche 22 mai 2016

Pierre Bonnard dans La Cause Littéraire

 
 
 
« On appelle “natures mortes” les fruits posés sur une table. Bonnard exécute des “natures heureuses”. Ses fouillis de verdure sur lesquels s’ouvre la fenêtre, ses plates-bandes ensoleillées, soyeuses, étincelantes, donnent une idée du bonheur » (Marguerite Bouvier, Comœdia, n°82, 23 janvier 1943).
 
Après la publication du réjouissant Observations sur la peinture recensé ici même (http://www.lacauselitteraire.fr/observations-sur-la-peinture-pierre-bonnard), L’Atelier contemporain offre aujourd’hui ce nouvel opus, où se mêlent rencontres, entretiens, lettres et dessins à la plume et au crayon du plus japonais des peintres français. Bonnard – grand peintre du sentiment d’exister, (il) voit, (il) vit si intensément le temps qui passe et ce sentiment du passage se mue parfois en instants illuminés* se laisse approcher, montre quelques-uns de ses tableaux, des esquisses, ses notations, ses dessins – L’œuvre d’art : un arrêt du temps.
Bonnard ô combien attentif à la peinture et aux peintres, Odilon Redon – qui réunit deux qualités presque opposées, la matière plastique très pure et l’expression très mystérieuse – Paul Signac et ses architectures colorées, Renoir – Il se servait du modèle pour le mouvement – Gauguin, Cézanne, Matisse – Il sait où il va, il sait ce qu’il fait et il s’arrange pour le faire du premier coup – est toujours précis pour évoquer leurs créations, même précision dans son geste et dans les mots qu’il emploie pour le définir – les couleurs sont tout autant précises que précieuses.
 
 
 
 
 
« – Vous sortez pour peindre, Monsieur n’est-ce pas ?
– Non, presque jamais. Ce n’est pas possible. Les effets de lumière changent trop vite. Je fais de petits croquis et note les couleurs ; mais je peins à la maison » (Ingrid Rydbeck, Chez Bonnard à Deauville, Konstrevy, vol. 13, n°4, Stockholm, 1937).
 
Les Exigences de l’émotion nous éclaire sur la nature profonde du peintre, sur ce qu’il cherche et ce qu’il trouve, ces nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion, et qui mieux qu’Alain Lévêque, qui avait déjà accompagné la publication des Observations sur la peinture, pour mettre en lumière ce que fut le peintre de la lumière et de la matière, cet éveillé du temps finiToute son œuvre pourrait s’intituler : « A la recherche du  temps vécu ». Les tableaux du peintre du Cannet vérifient cette hypothèse – toute critique d’art est une hypothèse –,  il suffit de les regarder, et de se laisser par eux regarder. Le Boxeur (1931), autoportrait, où le corps se montre, sec, fragile, mais aussi acteur de ses résistances, poings serrés, yeux clos, ou encore cet autre autoportrait à la gouache de 1930, le peintre est de profil, petites lunettes rondes, visage japonais – on pense à Ozu –, vêtu d’un kimono (?). Bonnard dans un face à face, face à lui-même, face au regard que nous portons sur lui, et à chaque fois au regard qu’il porte sur nous. C’est du défi quotidien où le peintre affronte les aléas du temps fini et se risque à exprimer au plus près son sentiment d’existence par le moyen des formes et des couleurs. Défi de la couleur, de la beauté, à la couleur et à la beauté, elle n’est jamais oubliée, même si à bien y regarder, elle dévoile un doute, une angoisse, mais sans jamais en faire l’objet de sa création. Il crée dans la joie, mais laisse par instants s’installer les vibrations d’un tremblement, ce n’est pas une douleur, c’est une tension, comme dans Pan et la Nymphe (1907) ou encore La grande baignoire, où le corps nu flotte et fait corps avec l’étrange couleur de l’eau où il se baigne.
 
Photo Henri Cartier-Bresson
 
 
 
« Autour de moi, je vois souvent des choses intéressantes mais pour que j’ai envie de les peindre, il faut qu’elles aient une séduction particulière, ce qu’on peut appeler la beauté ».
« Cézanne devant le motif avait une idée solide de ce qu’il voulait faire, et ne prenait de la nature que ce qui se rapportait à son idée… C’était le peintre le plus puissamment armé devant la nature, le plus pur, le plus sincère » (Angèle Lamotte, Le Bouquet de Roses, Verve, vol. V, n°17-18, propos recueillis en 1947).
Les Exigences de l’émotion est cette rencontre avec la beauté et la nature, au fil des conversations avec des critiques d’art de haut vol – notamment Pierre Courthion, Raymond Cogniat, Tériade – où se dévoile la vitalité de ce peintre de l’invisible et de la lumière, retiré du monde, silencieux, réservé, rencontre avec quelques dessins à la plume et au crayon « illustrant » ses Correspondances, ces lettres de jeunesse publiées pour la première fois en 1944 par les Editions de la Revue Verve. Lire Bonnard en regardant Bonnard, voilà le pari que nous propose cet ouvrage : « Quand on couvre une surface avec des couleurs, il faut pouvoir renouveler indéfiniment son jeu, trouver sans cesse de nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion ».
 
Philippe Chauché
 
* Alain Lévêque a signé la préface des Observations sur la peinture (L’Atelier contemporain), Pour ne pas oublier, Carnets 1988-2002 (Editions La Bibliothèque), un recueil de poèmes, Manquant tomber(L’Escampette Editions), et Bonnard, la main légère (Deyrolle Editeur, L’Arbre voyageur).
 
 
 


 
 









samedi 14 mai 2016

Le retour de Marcelin Pleynet dans La Cause Littéraire


« Là où c’était, je suis revenu…
C’est un miracle de se retrouver à nouveau sur ces rives de l’Adriatique…
Les dieux de toute évidence sont avec moi… »
 
Le retour est le roman de la résurrection, de la visitation, de cet absolu silencieux et secret qui se partage dans la rigueur de l’écriture. Marcelin Pleynet écrit là un livre apaisé et joyeux, comme la musique qu’il ne cesse d’écouter dans sa librairie qui s’ouvre sur le canal musical de Venise. Les dieux sont là, silencieux et protecteurs. L’écrivain à flirté avec la mort, échappé au pire, mais il s’est relevé et a retrouvé sa mémoire en miettes, il en a fait un roman au titre bien venu, Le savoir-vivre. Le retour est un roman de l’après, serein, détaché des contraintes – ces aventures plus ou moins familiales et contraignantes – même si elles ne manquent pas de s’inviter : un fils – Je le regarde s’éloigner, trop grand… sa démarche est vive, souple, naturelle… –, un frère, une nièce – Un port de tête d’une réelle noblesse, ce qui n’est pas commun chez les jeunes filles de son âge… –, une perturbation météorologique dont le narrateur va se défaire pour vivre dans la plus grande et plus heureuse solitude.
Le retour est un roman accordé aux couleurs du ciel et du Grand Canal, l’écrivain s’y glisse et y glisse avec l’énergie vitale d’un musicien. Le retour s’accorde à la musique de Venise, une ville musique pour un écrivain musicien qui sait composer sa vie.
 
« Au matin le soleil finalement se lève, il illumine la ville d’une chaleur jaune et orange qui engage à la promenade… Je ne résiste pas, je sors.
Le soir, je vais à la Fenice écouter les Vêpres de la Vierge, de Monteverdi ».






Le retour est un roman de renaissance, on renaît de ses mots (les cendres des écrivains), de ses maux, et pas n’importe où, à Venise. Venise qui s’ouvre à Marcelin Pleynet depuis des décennies, et il ne s’en lasse pas, ses surprises sont quotidiennes, ciel, peintres, églises, musiciens, il y vit sa vie libre, en permanence renouvelée et ses  livres en témoignent. Baudelaire est là, il suffit d’être attentif, mais aussi Poe et de Maistre, qui m’ont appris à penser, Heidegger, François Cheng, Rimbaud – Toute poésie antique, aboutit à la poésie grecque. Vie harmonieuse. – Ils se croisent dans les Carnets de l’écrivain et dans ses romans – Ces Carnets s’accumulent sur mon bureau… une bonne cinquantaine désormais… Je les utilise à l’occasion pour écrire mes livres… – un autre viendra, consacré à Céline et à Nietzsche et d’autres encore, l’éternité joue toujours en faveur des écrivains et des poètes, comme elle joue en faveur de la Sérénissime qui n’a pas dit son dernier mot, contrairement à ceux qui ne la voient que sombrant dans l’Adriatique.
 
« Il faut que nous fassions un grand usage des choses pour notre bénédiction, quelles qu’elles soient, où que nous soyons, quoi que nous voyions ou entendions, quelque étrangères ou inégales qu’elles soient. C’est alors seulement, et pas avant, que nous sommes sur la bonne voie, dont jamais l’homme ne verra la fin ».
 
Le retour, est un roman heureux. Marcelin Pleynet, attentif à ce qu’il voit, ce qu’il entend et à ce qu’il vit : « Je suis constamment en train de jouer les sensations que j’ai vécues »* a écrit un roman très chinois – La calligraphie : musique visible… corps, peinture… littérature : pinceau musical… –, roman du retrait, de la retraite silencieuse et joyeuse dans son île – Venise est encore la retraite rêvée, et je vais devoir y vivre dans plus grande et heureuse solitude. Je n’ai plus de fils… –, roman musical dont l’écho les ondes s’entendent et s’étendent pour notre plus grand plaisir.
 
Philippe Chauché
 
* entretien avec Arnaud Le Vac : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1717
 

samedi 7 mai 2016

Les voyages d'André Velter dans La Cause Littéraire




« Et notre chant invente ses raisons chimériques, ses emprunts cadencés, ses combats volontaires. Etre plus que soi en tout lieu, à toute heure, à toute force, chevalier qui a pris d’assaut ses rêves et n’a pas renoncé… » (Loin de nos bases).
« Du sable, du sel, de l’eau et du vent : désert qui mène à l’océan comme si deux horizons étaient venus se fondre sur une ligne d’écume. Rien que ce rien qui hisse la grand-voile et dispense de tout », Île de Sal, 7 janvier 1998 (Le jeu du monde).
 
L’écrivain voyage, le poète écrit, marche, chevauche, danse entre les collines et les fleuves. Double regard, double vision, l’une sur les traces de Saint-John Perse, chant, cante jondo, l’autre d’un bout à l’autre du monde, glissant ses mots au fil du territoire. 52 cartes pour se souvenir, pour écrire ce souvenir, cette présence. Où sommes-nous ? A Pékin – mémoire prise au débotté –, à Lisbonne – spleen de soleil perdu dans les embruns – ou encore à Amsterdam – le ciel occupe presque tout l’espace –, à Séville – pour donner des ailes à la vie et mettre un soleil dans le sang –, mais aussi à Amman – je cherche en vain un seul grain de la poussière levée jadis par Lawrence d’Arabie –, c’est ainsi que se questionne le monde et que s’écrivent les jours de l’écrivain voyageur, et il y a toujours une carte postale pour en témoigner.
 
 

 
André Velter ne tourne pas autour de sa chambre, mais autour du monde, et le monde s’invite dans son atelier d’écrivain. Il semble que pour bien voyager, il faut savoir écrire, et pour bien écrire, avoir su voyager – faire un tour de soi en se jouant du monde. Ses mots et ses phrases portent les traces de déserts et de parfums, de rues et de ports, de regards et de brumes, d’avions et de chevaux, de chants et de faenas. Et sous les mots et la plume, la voix, l’auteur se fait chanteur de ses récits – le cantaor se tient droit, pieds rivés à la terre, mains tendues –, parleur de sa poésie, musicien de son roman, épistolier pour son ami Yanny Hureaux, l’ermite des Ardennes.
« Si loin de nos bases, nous avons cessé de vaciller, d’hésiter, d’échanger en tous sens et hors de propos. Il n’y avait qu’à gravir, rejoindre un glacier à la nuit tombée, traverser les torrents jusqu’à l’encolure des chevaux, ramasser des éclats de lapis-lazuli et garder le silence » (Loin de nos bases).
« Je veux que cet état de sidération physique et mentale, ce duende au goût de syncope éclatante, me dure et m’accompagne infiniment », Mexico, le 20 septembre 2012 (Le jeu du monde).
 
 
Les fuseaux horaires tapissent Le jeu du monde, les cartes postales qui se glissent de portes en portes, de mains en mains en sont la géographie secrète, main à la graphie aventureuse qui s’avance en silence pour tracer des haïkus sur le sable de l’Ovale Nîmois, la main du Tao du toreo* et qui deviendra celle qui écrit de Mexico, de Pékin ou de Cologne. La fièvre nomade hisse Loin de nos bases sur les sommets du chant porté, du cante jondo sur le chemin de la haute Asie, à l’oreille de Saint-John Perse, comme une envolée de sable. André Velter a le talent de saisir en deux phrases ce qu’il voit, ce qu’il ressent, ce qui s’invite en sa mémoire, les pierres et les ciels parlent. L’écriture comme le vent n’est jamais empêchée par quelque douanier de la littérature, par quelque barrière de bois ou de pierre, elle file son chemin, glisse entre les doigts de l’écrivain, et il écrit d’un trait, d’un jet, d’une envolée, porté par une aventureuse nécessité**.
« Levez la tête et comptez depuis quand vous n’avez pas consenti à l’appel des astres ni à l’exemple des météores ! » (Loin de nos bases).
« Les pas dans les pas, avec la poussière comme seule mesure d’éternité », Delhi, 11 décembre 2009 (Le jeu du monde).
 
 
Philippe Chauché
 
Tao du toreo, dessins d’Ernest Pignon-Ernest, Actes Sud
** Josyane Savigneau, Le Monde

http://www.lacauselitteraire.fr/andre-velter