jeudi 22 mai 2014

Olivier Guez dans La Cause Littéraire



« … dans l’imaginaire collectif, le Brésil est le football, le football, brésilien, et les dribbleurs, les héritiers de Garrincha, les étoiles filantes de ce football champagne, le futebol arte. Contrôle, feinte(s), provocation, jaillissement, percussion, au suivant, nouvelles ruses, simulation, le défenseur est dans le vent ».

Jaillissement de la littérature : les mots filent sur la page, les verbes rebondissent, les phrases se glissent entre les mains du lecteur, elles retrouvent leur liberté première, leur foisonnement, leur éclat, leur joie naturelle ombrée de nostalgie, leur histoire, c’est l’art du roman qui danse sur ses deux pieds.

Du pied droit pour commencer, dernière esquive de « l’ange aux jambes tordues », la plus noire, Mané Garrincha, « le dribbleur fou, le plus génial et le plus improbable de l’histoire » vient de mourir terrassé par l’alcool, paix à son âme, et paix à l’âme de tous les jongleurs brésiliens. Nous sommes en 1958, c’est-à-dire aujourd’hui, les dribbleurs de la Seleção mettent en musique la Coupe du monde, leur Coupe du Monde, Garrincha se glisse dans le costume de Charlie Parker et ses adversaires perdent la tête, ils n’ont jamais entendu ça, ils n’ont jamais vu ça, ils ne peuvent pas suivre cette révolution de l’esquive.

« Ce 15 juin 1958, Garrincha donne le tournis à Kuznetsov, son vis-à-vis soviétique. Il le balade sur son aile droite et en deuxième mi-temps, les trois robots qui lui collent aux basques seront bluffés à leur tour, les uns après les autres ou tous ensemble, par le petit ailier – 1,69 mètres, la taille de Messi : le Brésil passe, sans forcer, 2-0.
Garrincha contre les vikings. En finale de la Coupe du monde face à la Suède, il ouvre des brèches, délivre deux passes décisives à Vavá. Le Brésil, qui l’emporte 5-2, est champion du monde ».

Du pied gauche pour poursuivre, les années blanches d’un siècle qui s’achève et d’un autre qui s’annonce, en un rien de temps comme une traînée de poudre blanche, le football est là et bien là : « Prolos, bourgeois, aristos, tout le monde se met au foot, c’est amusant et excitant, les Noirs et les mulâtres aussi, mais de leur côté. Mieux vaut pour eux ne pas toucher à un cheveu de Blanc ». Alors on s’efface ou on se travestit, une question de survie, on se poudre pour les traits, on se gomine pour dompter sa chevelure crépue. Les racistes n’y voient, ou ne veulent y voir que du feu, mais il faudra attendre les années 30 avant que le pays retrouve ses couleurs et accueille les magiciens du dribble sous ses maillots.

« Le football des années 30 s’inscrit dans l’air du temps, à l’image de la fusion brésilienne. Ses meilleurs joueurs sont noirs. Le milieu de terrain Fausto dos Santos dit « le Noir merveilleux » ; la muraille Domingos da Guia, ancêtre de Thiago Silva, défenseur titanique, et surtout Leônidas, le moustique, dont il a les dimensions, la vitesse et la ruse, Leônidas roi de la bicyclette, le retourné acrobatique, et sensation de la Coupe du monde 1938 qui se déroule en France ».

Retour sur le pied droit, Olivier Guez a l’art de toucher sa phrase comme Robinho son ballon, même légèreté, mêmes caresses, mêmes envolées, il court, il file, il feinte, il jongle, dribble, grand pont, petit pont, coup du chapeau, double contact, du grand art. On croirait lire Blondin sur le Ventoux, même volupté, même passion, même swing, même improvisation, mais aussi même désillusion, lorsque la Seleção se pique de ressembler aux autres, chasse le dribble, oublie le rythme, la danse, la grâce, les éclairs de génie, pour miser sur la défense à l’européenne, et elle s’enlise. Le Mondial 2014 comme une résurrection du Brésil ? Le pari est pris ! Ce roman pourrait y conduire, à condition de croire à la magie noire de son football et à la magie blanche de la littérature.

« Quand soudain un petit Noir, jambes grêles, “un rien de folie criminelle au fond de l’œil”, l’avant-centre du Copacabana Praia Club. Il déboule et s’avance, évite la charge d’un premier défenseur, clic-clac, feinte le second, mouvement de taille, coup de reins, petit pont, fond sur le gardien qu’il contourne, il marque, le diablotin, en transe, les bras au ciel et les spectateurs exultent, ils se croient au Maracanã, ils se ruent sur le terrain, sur le buteur et le hissent sur leurs épaules, comme des enfants.
Le dribble, essence du Brésil ».

Philippe Chauché 

dimanche 11 mai 2014

Joselito dans La Cause Littéraire



« Au commencement est le silence. C’est du moins ce qui me frappa lorsque j’assistai à ma première corrida, à l’âge de douze ans, il y a tout juste un demi-siècle. J’entendais bien les clameurs, les applaudissements, les sifflets, et surtout les injonctions criées aux protagonistes depuis les gradins… Mais à toutes ces manifestations, les hommes de lumière opposaient le mutisme le plus opaque.  » François Zumbielhl – Le discours de la corrida – Verdier – 2008

Silence des toreros, mutisme absolu de ces hommes de l’éphémère, ils savent que la parole appartient finalement aux autres, à ceux qui voient – de loin – ce qui se joue de près, se sacralise sur le sable. Les toreros parlent peu, écrivent encore moins. Leur histoire, leur roman, leurs rêves, ils l’écrivent sur le sable à cinq heures du soir, et cela suffit semble-t-on comprendre, ou bien laissez- moi seul avec ce taureau, et pour le reste, nous verrons bien ! Les grands écrits taurins viennent d’ailleurs, d’écrivains, Hemingway que Pampelune salue tous les ans pour l’ouverture de la San Fermin, mais aussi Michel Leiris et sa littérature considérée comme une tauromachie, Jean Cau qui quelques temps avant sa disparition traversait en silence et à pas comptés – tel Curro Romero -  les rues de Nîmes, José Bergamin et sa musique tue (encore le silence !), Camilo José Cela et ses lumineux paradoxes de Toreros de salon : « Plus facile d’affronter vraiment un taureau de l’inquiétant élevage de Miura que d’en simuler le combat. », Joseph Peyré, Montherlant, Francis Wolff et sa philosophie de la corrida, Jacques Durand dont tous les livres sont à verser au bénéfice de l’art, de la matière et du style, Alain Montcouquiol qui a redonné corps au corps déchiré de son frère d’armes et soie, Nimeño II.

Silence de Joselito, visage souvent fermé, concentré sur sa musique intérieure, sur son art secret. Silence de Joselito,  l’une des énigmes des années quatre-vingt dix, trop classique et trop moderne pour l’époque, ne se confiant qu’en avançant la main et en se croisant devant ses taureaux, comme l’on dit sur les gradins. Joselito, le gamin qui a grandi à « l’est de l’Eden de Madrid », passant d’un chapardage, d’un chaos l’autre, affrontant la rue en face, comme il le fera ensuite des taureaux. Puis à dix ans, il franchit la porte de l’école taurine de Madrid, premier pas vers la résurrection, premier pas sur le sable, pour oublier un peu plus tard les combines et les mafieux.


 
« Chacun était ce qu’il était, mais tous venaient chercher une issue à leur vie et à leur passion, parfois pour le pire. Je me souviens de Pablito Nevado, un becerrista de Valencia de Alcántara qu’on appelait Paulita, parce qu’il toréait avec une vraie profondeur artistique. C’était un diamant brut. Mais, avec lui, on a vu à quelle vitesse la grande ville peut transformer un gosse de la campagne, puisque quelques semaines après son arrivée, il portait un Perfecto de cuir, un badge des Ramones, des lunettes noires… Il s’est perdu. »

Silence de l’apprentissage, des chutes et des joies. Il renonce en choisissant. C’est là, à l’école taurine,  qu’il rencontre Enrique Martín Arranz, qui deviendra son mentor, son père adoptif, son apoderado, son homme de confiance pour les affaires taurines. Joselito déroule ainsi sa vie d’avant et d’après la résurrection, d’avant, au centre, et après les taureaux avec la même sincérité qu’il mettait à dérouler ses passes de la main gauche dans les arènes. Sincérité du combat permanent pour dire enfin ce qu’il a dire. Les coups pleuvent, les insultes, les rumeurs, les jalousies, les tromperies, les coups tordus,  le jeune homme de « l’est de l’Eden de Madrid » se livre et s’y livre à livre ouvert, comme s’il s’agissait d’un berceau de cornes.

 

« Le torero doit associer la sensibilité d’un artiste, pour s’exprimer, et le courage d’un guerrier, pour surmonter la douleur et la peur. Il faut pouvoir conjuguer les deux modes du toreo, et ce n’est pas une affaire de matous, mais de tigres.

Comme le dit Antonio Corbacho, l’imprésario qui a révélé José Tomás, la mentalité du torero ressemble beaucoup à celle du samouraï, qui se maintient ferme dans la bataille, même s’il est détruit de l’intérieur. Tu dois penser et sentir qu’il n’y a pas de douleur, jamais, pour aussi grave que soit le coup de corne que tu viens de recevoir. »

 
Silence des succès, de la gloire, Joselito garde ce visage fermé, emprunt d’une lointaine tristesse disent certains, d’un doute rajoutent d’autres, de nostalgie conclue un troisième. Figure d’un penseur triste pourrait-on aussi écrire, mais jamais surlignée, jamais jouée,  de verdad simplement, comme son style. Joselito ne se rêve pas écrivain, comme il a pu se rêver torero. Il a appris à marcher, à compter ses pas pour traverser l’arène, puis ses blessures, ses échecs et ses triomphes, son livre c’est sa vérité, sa vie, et il fallait traverser pas à pas ce mutisme opaque, pour pouvoir l’écrire.

 
« La vérité est une question de centimètre dans le court espace de terrain interdit qui se trouve devant les cornes. Comme disait le grand écrivain taurin Pepe Alameda « un pas en avant et l’homme peut mourir ; un pas en arrière et l’art peut mourir ». Dans le torero, c’est cette ligne qui sépare le sublime du vulgaire. Et je n’ai jamais voulu être un torero vulgaire. »

 
Philippe Chauché

 

dimanche 4 mai 2014

François Rachline dans La Cause Littéraire





« Elevez-vous, Velázquez, je vous soutiendrai toujours. »
 
 

Vitalité du 17° siècle espagnol, vitalité de Velázquez et de ses Ménines, de La Famille. Le tableau prend vie à l’Alcázar, la demeure royale, il illumine aujourd’hui Le Prado, Palais des peintres, et n’aura cessé d’interroger Picasso, 58 toiles peintes en 1957 s’en inspirent directement. Tout espagnol sait que « la vie est un songe », Velázquez n’en a jamais douté et François Rachline en bon romancier ne saurait s’en défaire.  Songez donc à cette improbable rencontre entre le carrosse du peintre et un mendiant, Mendigo. Songez que le peintre va l’inviter à s’installer à ses côtés à

L’Alcázar, un palais où les plus grands peintres dialoguent avec le sévillan, à devenir son modèle, son confident, son allié.  Songez à ce qui se joue là, dans l’entourage de Philippe IV, les hommes de cour qui voient d’un œil noir ce peintre qui intrigue pour porter la croix de Santiago, et ce manant qui désormais le suit comme une ombre.

 

«Velázquez, sans quitter des yeux son ouvrage, se plut à évoquer des souvenirs. Il expliqua où et en quelles circonstances il avait acquis les œuvres rapportées dans la capitale, comment certains grands personnages s’étaient évertués à rendre plus difficile ses démarches – notamment le secrétaire de Francisco d’Este, Gimignano Poggi. Il relata sa rencontre avec le peintre français du nom de Nicolas Poussin, dont il admira la technique, l’invitation de Claude Lorrain à venir en France, sa visite à son ami Ribera, dont la santé l’inquiétait vivement, ses discussions avec le célèbre Bernin, qui tournèrent à l’aigre au sujet de Raphaël, et bien d’autres rendez-vous plus ou moins utiles. De ses échanges naquit l’idée d’un tableau différent de tous les autres, dont la nouveauté ne frapperait peut-être pas aussitôt, mais dont il estimait, lui, qu’il ouvrirait une voie nouvelle. »

 

Vitalité du style de François Rachline, qui croit aux belles manières de l’intrigue, de la description acérée, du dialogue aiguisé, du trait de moraliste, qui a lu et bien lu ses illustres maîtres classiques. Il n’est ainsi pas interdit de penser à Cervantès. Mais ici le maître n’a d’autre chimère que celle d’achever ce tableau inouïe, mais il faut pour cela développer une stratégie d’alliance fine avec le pouvoir royal, Mendigo en sera le témoin actif. Songez un instant que l’on croise dans ce roman, un jésuite inspiré qui connaîtra l’exil pour avoir mis en lumière l’art de gouverner dans la vérité, l’homme du Criticón, observateur de la Roue du Temps, de l’Auberge de la  Vie, et les Caves de la Mort. Songez au temps qu’il faudra pour que ce tableau du théâtre de la cour prenne corps, qu’il dévoile sous les pinceaux et les brosses, le tempo.

 

« Il ne suffit pas de saisir la perspective, la lumière, l’attitude, il faut encore pénétrer dans l’esprit du sujet, savoir ce qu’il dirait en face de toi. »

 

Songez que La Famille ou Les Menines va non seulement bouleverser pour les temps futurs l’art de la peinture, mais aussi plus directement la vie du peintre – il aura sa croix rouge et une éternelle reconnaissance, celle de son mendiant complice qui va perdre la tête, au risque, on ne le saura pas, d’y laisser la vie, et du roi saisi par tant de vérité, ou de songe ainsi mis en lumière ?

 

« Le roi tendit sa main au maître, qui la prit humblement, et ajouta :

- Je vous ai vu concevoir cet enfant, mais, comme chaque fois que Dieu consent à nous octroyer un bienfait, je tombe d’admiration devant le miracle de sa naissance.

Sa Majesté eut alors un geste inattendu. Il envoya de sa main gantée un baiser à son peintre.

- Vous seul m’apportez de la joie. »

 
Philippe Chauché  

 


« Elevez-vous, Velázquez, je vous soutiendrai toujours. »