vendredi 31 mai 2019

Pascal Boulanger dans La Cause Littéraire







« Aragon a été rimbaldien : Je ressentais vivement l’espoir de toucher à une serrure de l’univers : si le pêne allait tout à coup glisser. Rimbaud : J’ai seul la clé de cette parade sauvage. Et puis Aragon a renoncé, il est tombé dans les bras de maman Triolet et du Parti communiste (à l’inverse Artaud n’a jamais cédé, mais au prix de la folie) ».
 
Les chemins de Pascal Boulanger ne sont jamais de charmants layons ombragés et odorants, il goûte plus profondément les sentiers escarpés, les chemins caillouteux où à chaque pas on risque la chute. Les à-pics, les falaises, l’océan en furie au pied du tombeau de Chateaubriand. Il s’y aventure sans complaisance, comme il s’aventure sur les plages près de chez lui en Bretagne, écrire c’est aussi entendre le silence du vieil océan.
L’écrivain poète croise le fer avec le réel et l’histoire, ne ruse pas avec son siècle, mais lui rend coup pour coup. Il sait que le style est l’arme la plus affutée des poètes,  il sait que pour bien écrire, il faut savoir bien lire, que se soit Aragon, Rimbaud (dont il partage l’écoute précise avec Marcelin Pleynet), de Gaulle et Debord (le co-fondateur de l’Internationale Situationniste s’amusera à détourner le Général dans Panégyrique : Toute ma vie, j’ai n’ai vu que des temps troublés… quand de Gaulle écrit : Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France), Lautréamont, Claudel (Un poète regarde la Croix… La Croix, le vertical de la transcendance et l’horizontal de l’immanence se croisent sur un corps jeté en pâture, autrement dit, sur l’actualité comme reconduction de l’Enfer), Claude Minière, Philippe Muray et Arno Schmidt. Ils l’accompagnent, il vérifie à leurs côtés la pertinence de leur singulière présence dans ces carnets acides et heureux.
 
 
 
 
« Je suis issu d’une famille nombreuse : Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Léon Bloy, Péguy, Pasolini, Louis Calaferte… La liste est longue, je cite ceux-là à dessein. Voilà des témoins qui ne s’embarquent pas dans la nef des fous, bouche béante et langue vide ».
« Je suis en avance… J’aime aimer d’avance ».
« Le mal aimé est mal armé ».
 
 
 
 
C’est bien, ici, comme dans sa lumineuse Anthologie 1991-2008 (L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, Rien ne meurt qui a commencé), une affaire de style qui prévaut, le style comme une arme aiguisée à souhait. Pour bien frapper, il faut frapper juste et avec la rapidité de l’éclair. Face à ce qu’il qualifie de nihilisme actif ou passif, aux concessions à la platitude, à l’épuration technique (…) qui gagne en effet, et depuis des années, les médiathèques avec la complicité de la plupart des nouveaux bibliothécaires incultesà la débâcle collective, il porte le fer. Ses armes : les grands complices de la pensée, de la poésie et de la littérature, des mots et de phrases explosives. Si vous vous demandez : Pascal Boulanger combien de divisions ? Nous répondons des siècles de romans et de poèmes, de dictionnaires et d’encyclopédies, de penseurs et de poètes, de romanciers et de saints.
 
« Pourquoi j’apprécie tant le catholicisme de la Contre-Réforme ? Parce que l’incarnation est une poésie grandiose…
Le sang qui baigne le cœur est pensée (Empédocle) ».
« Chaque jour, avec nos yeux de chair grands ouverts, sur la musique, sur les ruines de la ville, chaque jour est un miracle ».
 
Jusqu’à présent je suis en chemin va aggraver cette mauvaise réputation du poète, trop à droite diront certains, trop conservateur ajouteront d’autres censeurs embusqués, trop chrétien pourra-t-on peut-être lire ici, et d’autres compliments qui ne manqueront pas à l’appel, mais Pascal Boulanger ne s’en émeut pas, il lit, il écrit, il griffe, il convoque, compare, admire et raille, il est en guerre. C’est un nouvel acte de la guerre du style qu’il partage avec un Girondin des Lettres.


Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/jusqu-a-present-je-suis-en-chemin-carnets-2016-2018-pascal-boulanger-par-philippe-chauche


mercredi 29 mai 2019

Bonnard dans La Cause Littéraire



« Bonnard remplissait ses agendas comme des carnets de notes et de croquis, les ayant toujours à portée de main pour saisir un motif sur le vif, poursuivre une recherche graphique ou écrire une pensée, à côté d’annotations triviales de la vie de tous les jours », Céline Chicha-Castex, Les agendas de Bonnard.
 
« Le dessin c’est la sensation. La couleur, c’est le raisonnement », Pierre Bonnard, Observations sur la peinture.
 
Nous sommes en 1927, le 3 octobre, le peintre va avoir 60 ans, il a acheté Le Bosquet au Cannet, ce sera sa maison et c’est aujourd’hui son musée. Il peint, il dessine, et tient son agenda, on y lit : « beau temps doux très beau paysage bleu du port. Couleur – lumière – couleur – couleur ». Tout est là, toute peinture peut advenir : le ciel, le port, la lumière, les couleurs seront au rendez-vous, le peintre est doté d’une vue sur-aiguisée, il voit cette lumière, qui demain, loin du motif, sera sa lumière unique, ses lumières.
Mais ce ne sont pas des carnets préparatoires, c’est tout autre chose, ce sont des carnets de présence au temps. L’œuvre d’art, un arrêt du temps (Pierre Bonnard, 16 novembre 1936, Observations sur la peinture, L’Atelier Contemporain, 2015).
 
 
 
1929 : Pierre Bonnard est à Arcachon, sur son carnet au mois de janvier il y dessine le port, des bateaux et une barque et il note : « brumeux froid brouillard et beau ». Rien de plus simple, rien de moins démonstratif, trois mots, deux dessins au crayon noir, et la vie s’illumine. Le geste est précis, la notation parfois surprenante, le peintre se contente de saisir et de se saisir de ce qu’il voit. Les voiles d’un bateau, le visage de Marthe, les esquisses de son corps, Marthe, qui sera sa régulière et profonde inspiration.
 
Le 8 novembre 1930 : « beau brumeux – dessin – la main légère – formes de l’ombre », un an plus tard, au mois d’avril « tout effet pictural doit être donné par des équivalents de dessin. Avant de mettre une coloration, il faut voir les choses une fois, ou les voir mille ». Au Cannet sous ses yeux, des arbres : cerisier, amandier, saule, mimosas, glycine, rosiers, les toits rouges, la mer en contrebas de la colline et le ciel, une palette de bleus.
 
« Si Bonnard a choisi le dessin, c’est que celui-ci est devenu de plus en plus pour lui le sismographe aussi bien du mouvement intérieur que du choc intérieur, de la secousse de l’émotion originelle », Alain Lévêque, De l’apparence à l’apparaître.
 
Pierre Bonnard par Henri Cartier-Bresson
 
 
« Ces petits agendas, qui sont des trésors d’émotions, ont accompagné Bonnard de 1927 à 1946 ; ils ne sont pas à proprement parler le journal de sa vie, ils sont plus que cela », Véronique Serrano.
 
Cette somptueuse édition donne la part belle à ces carnets au fil des jours, reproduits en pleine page aux côtés de tableaux de Bonnard, et par le miracle de l’imprimerie, nous sommes face aux regards qu’ils nous portent – on sait que ce sont les tableaux qui nous regardent et non l’inverse : Les Voiliers, Régates, vers 1932, une MarineCannes, 1931Le Bateau jaune, 1938, Nu à la chaise, vers 1935-1938Bord de mer. Champ rouge, vers 1938, et ce ne sont qu’explosions de couleurs, rouges, jaunes, bleus et gris, la peinture est un mouvement permanent, comme chez son ami Matisse, et comme chez Cézanne, il y a des incendies qui couvent sous la matière des couleurs.
 
Le 13 février 1936, Bonnard note pluvieux, le lendemain, nuageuxla nature vidée de son utilité, un peu plus tard, ce sera beau, rose, vert, bleu orange des dessins de Marthe, sa grande et belle nature. Le peintre n’a jamais été aussi vivant.
 
 
 
L’Atelier Contemporain publie également : Au Pont du Diable, Croquis 1990-2010 d’Alexandre Hollan (2019, 25 €) : « Très souvent, tout à coup je ressentais la vie qui animait une personne. C’était une impression très vivante et chaque fois en mouvement ». La préface de ce beau carnet de dessins est signée Yves Michaud : « (Non) ses dessins sont là pour voir et faire voir, pour sentir et saisir des moments de vision et de sensation, dans une étonnante absence de distance avec les personnages dessinés ». Le peintre des arbres dessine ce qu’il voit, loin du tumulte, dans la précision du regard. La main est libre, comme chez Bonnard, une ligne, une courbe, et voici une femme au visage dressé, un chien, un homme qui fume, nous sommes au bord de l’Hérault, au pied du Pont du Diable, en plein soleil. Alexandre Hollan saisit sur le vif, un profil, un visage, un corps allongé : « Une ligne, c’est tout le dessin », Yves Michaud.
 
Philippe Chauché
 
 
 
 
 

jeudi 23 mai 2019

Rolin - Sollers dans La Cause Littéraire

 






« Patricia Boyer de Latour : Besoin de silence, dites-vous…
Dominique Rolin : Oui, vivre pour moi, c’est considérer le silence comme le matériau premier de l’atmosphère. Je peux rester silencieuse très longtemps. C’était comme ça du temps de Bernard, c’est comme ça aussi avec Jim. Nous pouvons rester des heures sans parler. A Venise, nous pouvons travailler en nous tournant le dos, sans nous voir, tout en ressentant la force magnétique du silence qui est là. Le silence est offert à tout individu, mais beaucoup le négligent sans se rendre compte de cette merveille » (Plaisirs).
« Josyane SavigneauBeauté est un de vos livres qui échappe au Diable…
Philippe Sollers : Oui, puisque la beauté lui échappe. Le Diable ne peut rien contre la beauté sauf l’assassiner s’il en a l’occasion. Ou la falsifier » (Une conversation infinie).
 
Deux livres pour deux histoires d’amitiés, d’affinités électives, deux histoires singulières de camarades de combat (Sollers), deux histoires d’écoutes mutuelles. Patricia Boyer de Latour et Josyane Savigneau ont l’oreille fine, c’est parce qu’elles savent écouter, quelles savent lire et écrire, et en ces temps de bavardage infini, c’est reposant, et inspiré. La première rencontre a lieu à Venise au milieu des années 90, point d’ancrage et de rencontres entre Dominique Rolin et Patricia Boyer de Latour – Patricia aussi est un de mes anges, discret, efficace et ravissante. La rencontre entre Philippe Sollers et Josyane Savigneau est tout autre, elle lit ses livres et lui ses critiques. Elle lui propose de collaborer au Monde des livres qu’elle dirige. Alors, chaque mois, durant dix-huit ans, l’écrivain pose pierre après pierre, de ce qui va devenir La Guerre du Goût, une cathédrale, une encyclopédie vivante et réjouissante où l’on croise entre autres Voltaire, Rimbaud, Sade, Joyce, Marivaux, Balzac et Stendhal, on ne saurait trouver meilleure compagnie.
« Jo. S : Si je vous dis Dieu, spontanément que répondez-vous ?
Ph. S : Je réponds « nature » en suivant Spinoza : Deus sive natura… Vous me dites Dieu et immédiatement je me sens plongé dans une sensation très vive de la nature ».


 

« P. B. L. : Journal amoureux est un livre à la fois très musical et très libre… Ecrit sous le signe de Bach et du jazz ?
D. R. : Je crois qu’il y a des correspondances entre ces deux univers musicaux. Tout joue d’une manière extrêmement discrète. L’être est transformé dans le temps à mesure qu’il est nourri de musique. Je suis habitée par elle depuis si longtemps, elle me modifie peu à peu et se reverse sur ce que j’écris ».
Deux livres comme deux Suites musicales inspirées et inspirantes – On porte Bach en soi. On le sent. On le respire. Il va plus loin que votre mémoire (1) – deux Suites françaises et italiennes, deux livres illuminés par une Passion fixe. Deux livres qui se rencontrent, se croisent, l’un plus actuel, plus politique, qui traque mensonges et dissimulations, qui entre au cœur de l’amour, de la fidélité, du sexe et croise le fer avec le Diable – Une conversation infinie –, l’autre irradiant de bonheur, et qui laisse les douleurs anciennes se fondre dans l’ode à la vie que sont Plaisirs et Messages secrets. Les deux écrivains ne cessèrent et ne cessent d’habiter leurs secrets, leur amour, et deux passeurs, deux contrebandiers des lettres qui les connaissent bien, qui savent s’accorder à leur musique, écoutent et offrent les traces indélébiles de ces rencontres éternelles, infinies, et cela tient du miracle.
Les amitiés littéraires sont des fidélités au Temps et à la vie, à l’amitié, à l’amour, à la littérature, au silence, à la musique, à l’enfance et aux rêves. Patricia Boyer de Latour et Josyane Savigneau portent haut les couleurs de ces fidélités admiratives – qui n’excluent évidemment pas les désaccords entre Josyane Savigneau et Philippe Sollers –, de ces admirations électives, de ces instants partagés, de ces regards, de cette complicité vive et gracieuse. Cette grâce illumine le regard que porte Patricia Boyer de Latour à son amie Dominique Rolin, et elle s’entend dans ce livre.
Qui douterait que les écrivains disparus ne poursuivent encore longtemps ce dialogue secret avec leurs lecteurs, qui douterait que cette énergie de vie – que l’on nommera l’art du roman – ne s’infuse chez le lecteur attentionné et silencieux, et l’accompagne longtemps ? Patricia Boyer de Latour et Josyane Savigneau sont ces lectrices privilégiées et attentionnées.
« Ce que je vis à l’instant en parlant, en écrivant, n’a rien à voir avec l’ordure de la mort ; au contraire, je la neutralise en faisant un saut de gymnaste dans l’or du temps. Ce saut, il faut accepter de l’accomplir, car c’est dans ce saut que tout se joue » (Message secret, Dominique Rolin).
« La résurrection c’est maintenant, il n’y a pas besoin de mourir pour ça. La faute, c’est qu’on ne parle plus de deux choses, parce que ça fait peur : le Diable et la résurrection des corps. La résurrection c’est tout de suite, sinon c’est la paresse » (Dieu, Philippe Sollers).
 
 Philippe Chauché
 
(1) Triomphe de BachThéorie des Exceptions, Philippe Sollers, Folio