« Tout un océan, biseauté par la lune et les vents, serait nécessaire pour contenir dans ses eaux, comme dans un aquarium, ce monceau d’images vivantes, fraîches, bondissantes, nerveuses et électriques, qui se glissent et brillent – poissons d’or – dans les aquariums magiques de ses livres », Adriano de Valle (1).
« Tout ce que je désire c’est une bonne lampe allumée, beaucoup d’encre rouge et des feuillets réussis et clairvoyants », Ramón Gómez de la Serna.
Automoribundia est l’autobiographie imagée, coloriée, élégante, enflammée, rieuse, joueuse, tremblante et réjouissante de Ramón Gómez de la Serna. L’écrivain espagnol n’appartient à aucun courant littéraire, à aucune école, à aucune génération, sauf à celle de Ramón. Écrivain ramónesque, jongleur médiéval (2), qui a inventé le Rastro (3). Sa gloire relative vient des Greguerías (4), ces courtes pensées irréelles, ces éclats poétiques, ces piques ironiques, comiques et intimes, publiées dans la presse, et incrustées dans ses livres. Valery Larbaud qui l’a rencontré, et qui l’a fait découvrir en France, parle de criailleries – la Greguería est spontanée, inarticulée, irrépressible, ineffablement intime.
Automoribundia est l’autobiographie d’un monde, entre deux siècles, d’une enfance qui grandit et s’étire, qui assiste à l’inauguration de la lumière, se glisse dans le théâtre des Draps Blancs, une invention magique de son père, pour conduire ses enfants au sommeil. Le théâtre des Draps Blancs, théâtre du silence, de l’obscurité, de la nuit annoncée et des rêves qui un jour deviendront peut-être des histoires à dormir éveillé – Le théâtre des Draps Blancs renferme des mers quasi réelles, des bateaux en partance et des naufrages fort semblables à l’authentique naufrage.
C’est aussi l’autobiographie d’un écrivain qui change de couleur et de peau à chaque nouveau livre, caméléon des lettres, il n’a de cesse d’inventer de nouvelles histoires invraisemblables à chaque roman, il s’y glisse et devient un autre écrivain. Il se dédouble, se multiplie à volonté, c’est un clown, un trapéziste, il écrit aux hirondelles, un littérateur, un conférencier à l’éloquence jazzbandesque, un miroir sans tain où se croisent son ombre madrilène, parisienne, argentine, celle des villes qu’il habite, mais aussi les ombres vivaces d’Oscar Wilde, Goya, Le Greco, Velásquez, Edgar Allan Poe et son ami José Ortega et Gasset, et c’est à chaque fois du vif-argent. Parus à Buenos Aires en 1948, ces mémoires traversent les siècles de Ramón Gómez de la Serna, de 1888 : Je suis né, ou l’on me fit naître – je n’ai jamais su ce qu’il fallait dire au juste –, le 3 juillet 1888 à Madrid, rue de las Rejas, numéro 5, deuxième étage, à 1948 : Pour l’heure, il me reste qu’à inventer une bonne machine ouvre-tombes.
Chaque chapitre d’Automoribundia fourmille de situations, saisies d’un geste, d’une phrase, de son balcon, puis de son cabinet de collections, du café Pombo, d’où il voit tout, entend tout, et écrit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il découvre, tout ce qui le touche, le transforme et le trouble. Sous ses yeux, et sous nos yeux, l’Espagne change de siècle et célèbre le mariage du Roi, Alphonse XIII – Il savait la valeur de l’art, la valeur de la corrida et la valeur de l’intelligence. Ramón Gómez de la Serna raconte sa vie, son enfance, sa jeunesse, puis l’âge d’écrire, ses voyages à Paris, à Estoril, à Tolède, Malaga, Buenos Aires, Naples, et Buenos Aires définitivement.
Automoribundia est aussi l’autobiographie de l’exil, il quitte Madrid en 1936, sa ville, ses livres, les cendres de ses manuscrits originaux, ses projets, ses ébauches, il revoit Buenos Aires. Il y restera en exil. C’est en Argentine, qu’il mettra un point final à ses aventures ramónesques.
« L’après-midi madrilène avait les dehors du plus beau printemps estival, invitant à jouir, en même temps que tous les Madrilènes sensés et plus ou moins anonymes, de cette immortalité du moment, quand la poussière du sablier du temps est cordiale, parfumée, et que son agréable suspension semble éternelle ».
« L’unique vérité est que je vis dans l’esprit de la race hispanique, un esprit littéraire, purement littéraire, qui permet, avec plus ou moins d’ingénuité, toutes les inventions possibles ».
Si l’on avait à dresser le portrait cubiste de Ramón Gómez de la Serna nous le dirions : inventif, curieux, reversiste (Salopa en espagnol veut dire à la fois le revers d’une veste et le rabat, la jaquette d’un livre), mêlant métaphores et images surprenantes, collectionneur des boules colorées, chineur de mots, mémorialiste de sa vie entre deux siècles, chroniqueur radio depuis son bureau, amateur de corridas, de photographies de chanteuses d’opéra, et d’artistes de cirque glanées au Rastro, de cages d’oiseaux, de presse-papiers, de fusils – Fusils pour chasseurs furtifs, escopettes pour contrebandiers ou révolutionnaires. Fusils libres et intéressants, romanesques et gaillards. Fusils à l’âme rebelle, aventurière, généreuse et désinvolte – (3), curieux de tout, et d’un bien curieux écrivain qui porte son nom. Il transforma les murs de sa maison de Madrid et de son appartement de Buenos Aires en larges et vastes collages flamboyants, à l’image de ses livres, libres et surprenants, étourdissants et amusants, troublants et pétillants. Automoribundia en est l’éblouissant concentré, le collage romanesque d’une vie fantasque et extravagante.
Philippe Chauché
(1) Adriano de Valle, 1895-1957, poète espagnol rattaché à la génération de 27 : Bergamín, Salinas, García-Lorca, Alberti
(2) Pedro Salinas, 1892-1951, poète espagnol de la génération de 27
(3) Le Rastro : le marché aux puces de Madrid, dont il tira un livre éponyme, Editions Gérard Lebovici, 1988
(4) Les sourds voient double ; Ne disons pas de mal du vent, il n’est jamais très loin ; Soda : eau allègre ; Editions Cent Pages, 1992, trad. Jean-François Carcelen, Georges Tyras