lundi 18 janvier 2021

Automoribundia de Ramón Gómez la Serna dans La Cause Littéraire




« Tout un océan, biseauté par la lune et les vents, serait nécessaire pour contenir dans ses eaux, comme dans un aquarium, ce monceau d’images vivantes, fraîches, bondissantes, nerveuses et électriques, qui se glissent et brillent – poissons d’or – dans les aquariums magiques de ses livres », Adriano de Valle (1). 
 « Tout ce que je désire c’est une bonne lampe allumée, beaucoup d’encre rouge et des feuillets réussis et clairvoyants », Ramón Gómez de la Serna.

Automoribundia est l’autobiographie imagée, coloriée, élégante, enflammée, rieuse, joueuse, tremblante et réjouissante de Ramón Gómez de la Serna. L’écrivain espagnol n’appartient à aucun courant littéraire, à aucune école, à aucune génération, sauf à celle de Ramón. Écrivain ramónesque, jongleur médiéval (2), qui a inventé le Rastro (3). Sa gloire relative vient des Greguerías (4), ces courtes pensées irréelles, ces éclats poétiques, ces piques ironiques, comiques et intimes, publiées dans la presse, et incrustées dans ses livres. Valery Larbaud qui l’a rencontré, et qui l’a fait découvrir en France, parle de criailleries – la Greguería est spontanée, inarticulée, irrépressible, ineffablement intime. Automoribundia est l’autobiographie d’un monde, entre deux siècles, d’une enfance qui grandit et s’étire, qui assiste à l’inauguration de la lumière, se glisse dans le théâtre des Draps Blancs, une invention magique de son père, pour conduire ses enfants au sommeil. Le théâtre des Draps Blancs, théâtre du silence, de l’obscurité, de la nuit annoncée et des rêves qui un jour deviendront peut-être des histoires à dormir éveillé – Le théâtre des Draps Blancs renferme des mers quasi réelles, des bateaux en partance et des naufrages fort semblables à l’authentique naufrage. C’est aussi l’autobiographie d’un écrivain qui change de couleur et de peau à chaque nouveau livre, caméléon des lettres, il n’a de cesse d’inventer de nouvelles histoires invraisemblables à chaque roman, il s’y glisse et devient un autre écrivain. Il se dédouble, se multiplie à volonté, c’est un clown, un trapéziste, il écrit aux hirondelles, un littérateur, un conférencier à l’éloquence jazzbandesque, un miroir sans tain où se croisent son ombre madrilène, parisienne, argentine, celle des villes qu’il habite, mais aussi les ombres vivaces d’Oscar Wilde, Goya, Le Greco, Velásquez, Edgar Allan Poe et son ami José Ortega et Gasset, et c’est à chaque fois du vif-argent. Parus à Buenos Aires en 1948, ces mémoires traversent les siècles de Ramón Gómez de la Serna, de 1888 : Je suis né, ou l’on me fit naître – je n’ai jamais su ce qu’il fallait dire au juste –, le 3 juillet 1888 à Madrid, rue de las Rejas, numéro 5, deuxième étage, à 1948 : Pour l’heure, il me reste qu’à inventer une bonne machine ouvre-tombes. 




Chaque chapitre d’Automoribundia fourmille de situations, saisies d’un geste, d’une phrase, de son balcon, puis de son cabinet de collections, du café Pombo, d’où il voit tout, entend tout, et écrit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il découvre, tout ce qui le touche, le transforme et le trouble. Sous ses yeux, et sous nos yeux, l’Espagne change de siècle et célèbre le mariage du Roi, Alphonse XIII – Il savait la valeur de l’art, la valeur de la corrida et la valeur de l’intelligence. Ramón Gómez de la Serna raconte sa vie, son enfance, sa jeunesse, puis l’âge d’écrire, ses voyages à Paris, à Estoril, à Tolède, Malaga, Buenos Aires, Naples, et Buenos Aires définitivement. Automoribundia est aussi l’autobiographie de l’exil, il quitte Madrid en 1936, sa ville, ses livres, les cendres de ses manuscrits originaux, ses projets, ses ébauches, il revoit Buenos Aires. Il y restera en exil. C’est en Argentine, qu’il mettra un point final à ses aventures ramónesques. 




« L’après-midi madrilène avait les dehors du plus beau printemps estival, invitant à jouir, en même temps que tous les Madrilènes sensés et plus ou moins anonymes, de cette immortalité du moment, quand la poussière du sablier du temps est cordiale, parfumée, et que son agréable suspension semble éternelle ». 
« L’unique vérité est que je vis dans l’esprit de la race hispanique, un esprit littéraire, purement littéraire, qui permet, avec plus ou moins d’ingénuité, toutes les inventions possibles ». 

Si l’on avait à dresser le portrait cubiste de Ramón Gómez de la Serna nous le dirions : inventif, curieux, reversiste (Salopa en espagnol veut dire à la fois le revers d’une veste et le rabat, la jaquette d’un livre), mêlant métaphores et images surprenantes, collectionneur des boules colorées, chineur de mots, mémorialiste de sa vie entre deux siècles, chroniqueur radio depuis son bureau, amateur de corridas, de photographies de chanteuses d’opéra, et d’artistes de cirque glanées au Rastro, de cages d’oiseaux, de presse-papiers, de fusils – Fusils pour chasseurs furtifs, escopettes pour contrebandiers ou révolutionnaires. Fusils libres et intéressants, romanesques et gaillards. Fusils à l’âme rebelle, aventurière, généreuse et désinvolte – (3), curieux de tout, et d’un bien curieux écrivain qui porte son nom. Il transforma les murs de sa maison de Madrid et de son appartement de Buenos Aires en larges et vastes collages flamboyants, à l’image de ses livres, libres et surprenants, étourdissants et amusants, troublants et pétillants. Automoribundia en est l’éblouissant concentré, le collage romanesque d’une vie fantasque et extravagante. 

Philippe Chauché 

(1) Adriano de Valle, 1895-1957, poète espagnol rattaché à la génération de 27 : Bergamín, Salinas, García-Lorca, Alberti 
(2) Pedro Salinas, 1892-1951, poète espagnol de la génération de 27 
(3) Le Rastro : le marché aux puces de Madrid, dont il tira un livre éponyme, Editions Gérard Lebovici, 1988 
(4) Les sourds voient double ; Ne disons pas de mal du vent, il n’est jamais très loin ; Soda : eau allègre ; Editions Cent Pages, 1992, trad. Jean-François Carcelen, Georges Tyras 




dimanche 17 janvier 2021

Chutes d'Yves Charnet dans La Cause Littéraire

« Tu n’en finis pas de la remanier. La matière de tes carnets. C’est comme un peu de terre. Les mots entre tes mains. C’est toujours à repétrir. Le sale pétrin des humains ». « Qu’est-ce que c’est que cette énergie cinglée qui me pousse encore à pondre, l’un après l’autre, des bouquins. Comme autant de chapitres d’une AUTOFICTION SANS FIN. J’écris dans les cordes. Boxeur lyrique hors de lui ».
Chutes est cette autofiction sans fin, que l’écrivain ne cesse de pétrir. Une pâte à livre qui va lever, pour donner vie à un journal des instants de vie où Yves Charnet se bat et se débat avec les effritements et les échecs qui le menacent. Il y a la secousse tellurique du refus de son éditeur de publier son dernier livre, le troisième refus en trois ans – Personne n’a compris que tu perdais ta dernière amarre. Ton dernier ancrage –, la chute de sa mère, qu’il ressent comme un tremblement de terre, le tremblement d’un fils. Il y a Madeleine, comme dans la chanson de Jacques Brel, l’écrivain ne l’attend pas avec son bouquet de lilas, il l’attend en écrivant, il la regarde, l’écoute, lui écrit, Madeleineentre peur et désir de fuite – Je suis là. Dans la ville. J’ai tout mon temps. Pour vous. Il y a les musiciens, ses chanteurs, ses enchanteurs qui chutent, Michel Delpech, Léonard Cohen, Pierre Barouh, le plus tendre, le plus discret, le plus vagabond. Face à ces douleurs, ces chutes et ces orages, il y a des éclaircies, les éclats solaires d’Agathe et Augustin, ses enfants – Le murmure de leur voix berce ma fatigue. Il y les amis, chanteurs : Serge Lama – Le magicien de mon enfadolescence –, écrivains dont la présence fleurit dans ce journal qui enfante des romans : Flaubert, Jacques Dupin, Huysmans – des fulgurances sur Manet, Monet, Renoir –, Blaise Cendrars, Cravan – L’âme au bout des gants –, Blondin, Perros, Pirotte – Il y a des écrivains secrets dont on aime à se répéter les noms –, il y a la musique, la peinture, ses élèves – l’émouvante jeunesse de leurs visages –, il y a Toulouse et sa péniche, Nevers et son enfance, il y a des villes taurines et des passions sang et or. L’écrivain en fuite se souvient de L’Âge d’homme de Michel Leiris (1), et de l’invitation à écrire avec le même engagement, que celui d’un torero dans l’arène, lorsqu’il s’avance pour tuer son taureau, exposant le temps de respirer, son corps aux cornes, deux authenticités qui se croisent, deux destins qui défient la mort. L’écrivain des chutes et des masques, avance dans son journal, d’une façon semblable, il offre ses défaillances, ses douleurs, sa lassitude, ses éclairs de joie, ses souvenirs enflammés, au lecteur qui se tient au centre du livre, comme au centre d’une arène. 

« On finit par céder sa place à l’ombre. Par fatigue, par goût du rond. Il fait noir par la fenêtre. Et encore plus noir dans ta tête. Ce soir je bois. A la santé de mon désarroi. Il y a des choses que l’on n’écrit que lorsqu’il est trop tard. Des aveux à personne. Il y a des choses que l’on n’écrit que lorsque l’on n’est plus personne. Mister Nobodyves ». 

Chutes est aussi le journal des noms que l’auteur s’invente, des hétéronymes, dirait Fernando Pessoa, son lointain voisin de Lisbonne, du Tage à la Garonne, il n’y a finalement qu’un livre Intranquille. Les noms surgissent dans Chutes, pour mieux faire voir l’auteur, masques transparents : Monsieur Lex, Roger Carnet, Mister Nobodyves, Monsieur Lexomyl, même vie, mêmes humeurs, mêmes douleurs, mêmes mauvaises passes, mais aussi ces instants heureux qui le saisissent et dont il se saisit – J’assiste à la naissance du monde. Tendre éclaircie de l’aube. L’horizon s’arrache en douceur à l’obscurité. La mer redevient mer. Enfin, cette même passion indestructible : écrire. Écrire quoi qu’il advienne. Écrire dans sa péniche, dans un train, une chambre d’hôtel, à la terrasse d’un café, sur la table d’un restaurant. Mais si écrire suffisait, les autofictions fondraient au soleil, comme une première neige. Yves Charnet, sait ce qu’écrire veut dire, et bien écrire. Avec ce dernier livre, dont Tarabuste a eu raison de se saisir, il a resserré son style, musclé ses phrases qui sonnent juste, elles donnent au livre un swing, un groove, un rythme électrique unique et vif. Yves Charnet écrit sous tension sa vie, sous très haute tension romanesque ses échecs et ses chutes, c’est toute la force de son livre, laisser l’art du roman se glisser goutte à goutte dans cette autofiction, qui est une saisissante auto-friction avec la vie. 

Philippe Chauché 

(1) L’Âge d’homme précédé De la littérature considérée comme une tauromachie, Michel Leiris, Gallimard, 1946