samedi 18 janvier 2020

Iñaki Uriarte dans La Cause Littéraire

 
 
« L’autre soir, au dîner, j’ai semé le trouble. En affirmant que la grossièreté et l’incompétence de nombre de journalistes des pages culture ne seraient jamais admises au sein de la rubrique sportive du journal. Personne ne peut faire un papier sur un match de football sans y avoir assisté. Il serait immédiatement démasqué ».
 
Bâiller devant Dieu est le journal grinçant et amusé d’un moraliste qui ne prend rien très au sérieux, sauf Borges, son chat, et les plages de Benidorm. Iñaki Uriarte est un expert en étude de lui-même, qui sait que pour bien écrire, il faut bien se connaître. Il se fréquente, s’examine, se traque, de sa plage, de son lit ou d’un fauteuil où il sommeille, explore ses réactions et ses humeurs. Il n’est donc pas surprenant qu’il fréquente avec assiduité Montaigne, son maître en introspection : « Toute la gloire, que je prétends de ma vie, c’est de l’avoir vécue tranquille ».
 
Iñaki Uriarte se passe en revue, comme il passe en revue ce qu’il vit et traverse, et c’est piquant, drôle, réjouissant, léger. Il prend à témoin les écrivains qui occupent ses nuits, ses jours et ses chroniques littéraires, et les invite à ses siestes vagabondes ; Enrique Vila-Matas : « Je t’appelle simplement pour bavarder » ; Pascal, Pessoa et son Livre de l’Intranquillité publié en espagnol en 1984 : « Ce n’est pas tous les jours que nous sommes témoins de la naissance d’un classique » ; Baudelaire, Schopenhauer, Cervantès : « Lire le Quichotte vous rend heureux » ; Byron dans l’œil brillant d’André Maurois : « Saleté de plume ! » ; et Cioran pour son journal : « C’est mon anniversaire. Je l’avais complètement oublié ». Iñaki Uriarte joue avec les citations, s’en amuse ou s’en agace, mais jamais sans élever la voix, c’est sa belle passion. Qui aime bien, sait bien citer ! L’écrivain passe ses journées à lire, à rêver, parfois à boire un verre, à se promener, à bâiller – « J’ai toujours pensé que le bâillement était le symptôme d’une sérénité spirituelle, l’un des actes les plus mystérieux » – et à écrire des critiques littéraires pour un journal basque – l’écrivain est espagnol, mais aussi Basque des Amériques –, ou dans ses Carnets sans trop se prendre au sérieux.
 
 
 
Bâiller devant Dieu est un réjouissant journal stylé d’une belle élégance, Iñaki Uriarte y chuchote, sourit, s’enthousiasme, boit un coca, fume, et accorde tout le temps qu’il faut à converser avec son chat Borges ; l’écrivain argentin qui lui aussi choyait les chats s’en réjouirait. L’écrivain se passe au tamis comme il passe au tamis son époque – « Débatteurs, chroniqueurs, chauffeurs de taximême combat. Un déploiement d’indignation morale, le taximètre en marche » – et pratique l’ivresse de la phrase finement aiguisée, du mot amusé, avec la légèreté mélancolique d’un rentier d’un autre temps.
 
« Je me lève habituellement à onze heures. Ai-je trop dormi dans ma vie ? Dois-je le regretter ? Nous ne dormons jamais “suffisamment”, il est impossible de “dormir suffisamment”. Jules Renard : « Un chat qui dort vingt heures sur vingt-quatre, c’est peut-être ce que Dieu a fait de plus réussi ».
 
Philippe Chauché
 
Frédéric Schiffter a signé la préface  : http://lephilosophesansqualits.blogspot.com/2019/10/inaki-uriarte.html
 
 

samedi 11 janvier 2020

Carles Diaz dans La Cause Littéraire






« Je suis sur le papier un croquis. La paille en désordre qui flambe. Le foin que les fermiers ont brûlé. La cendre dispersée qui retient la Hauteur captive. Cette bordure des champs qu’on ne cultive pas et qui en Occitanie s’appelle : la talvera ».
« Soi sul papièr un escapol. La palha escampilhada que flamba. Lo fen que los bordiers l’an cremat. Lo cendre espargit que reten la Nautor captiva. Aquel bòrd de las pèças que se laura pas e que’n Païs d’Òc se ditz : la talvera ».
 
La poésie, cet éclat musical est une affaire de langue. Ici elles sont deux, la langue d’Oc et la langue de France. Deux langues qui s’accordent, et se répondent, l’une enfante l’autre, l’autre fait entendre la première, « Une langue unique ne suffit jamais pour habiter le monde… ». Carles Diaz en possède au moins deux, celle de son origine, l’espagnol du Chili, « j’ai traversé le mutisme des Andes », et celle de son adoption littéraire et géographique, le français.
 
En Marge est un dialogue entre deux langues, entre des sons, des résonnances et des accents. C’est une belle aventure poétique entre Joan-Pèire Tardiu et Carles Diaz. Au centre de la « Margece bout de terre essentiel, à partir duquel le labour va pouvoir s’accomplir » (Joan-Pèire Tardiu), le verbe, « la langue sacrifiée, dynamitée dans le silenceMille vies (qui) s’embrasent…la griserie de paysages natifs… ». Cet espace de l’entre deux, entre deux sillons, deux terres, inspire le poète, avant qu’il ne laboure sa feuille, n’y trace son sillon poétique. Ne creuse la langue, comme un paysan sa terre, avec la régularité métrique d’une charrue, qui gratte et creuse comme la langue d’Oc sonne comme un soc, qui frappe l’angle d’une pierre enfouie.
 
« Le chant, pareil aux vagues, n’est qu’un point de fuite vers les profondeurs du silence ; là-bas où la mer a creusé sa patrie d’inflexibles mystères ».
« Lo cant, coma las ondadas, es pas qu’un punt de fugida cap a las pregondors del silenci ; enlai, que la mar i a cavat sa patria de mistèris inflexibles ».
 
 
 
Carles Diaz et Joan-Pèire Tardiu écrivent de la lande, où naissent les rumeurs du monde, les langues perdues, les hommes égarés ou jetés sur les flots. Ils écrivent de la grève face à l’océan, où échouent les bois flottés, d’une clairière, et leur parole réveille les langues disparues, et éclaire les corps brisés. Il suffit de se souvenir de l’Odyssée gasconne de Bernard Manciet (1), le passeur, l’ermite, l’éclaireur des Landes, qui lui aussi écrivait porté par les roulements de la langue, et les éclats coupants du monde, alors que sonnait le tocsin et les cloches de Sabres : « je te fais Soleil tourner comme le lait / j’ai le bras rouge / tu es mes larmes / soleil de Sabres le plus rouge / que j’enterre dans mes midis / ». Carles Diaz et Joan-Pèire Tardiu continuent à creuser cette veine aux éclats d’or, la langue passée au tamis des orpailleurs, pour n’en garder que sa poétique matière.
 
Philippe Chauché
 
(1) L’Enterrement à Sabres, Bernard Manciet, édition établie par Guy Latry, Mollat, 1996
 
https://www.lacauselitteraire.fr/sus-la-talvera-en-marge-carles-diaz-par-philippe-chauche