samedi 27 février 2010

Journal du Temps (1)


Antoine Watteau 1684-1721

Ce journal, écrit-il, est un journal de l'embarquement dans le Temps, il n'a point de vision de sa destinée, aucune côte imaginée, aucune autre raison que celle d'un départ toutes voiles écrites.

Écrire toutes voiles déployées, écrire dans la douceur des alizés, accompagné par instant d'une fée boussole, note-t-il, débarrassé à jamais de toute pression terrestre, écrire pour le vent et la houle, écrire, pour le regard troublant d'un oiseau du large qui se pose sur mon écritoire, écrire dans la nuit océane, écrire pour déjouer les ouragans et les dépressions, écrire sur les cartes imaginaires du mouvement perpétuel de ma goélette, ajoute-t-il.

Embarquement, c'est ce qu'il se disait de ses façons d'être dans l'Instant, embarquement pour la joie vive, pour le Temps du miracle, pour le retournement du mot et du corps, pour l'évidence du bonheur, embarquement ne triche jamais.

Embarquement, écrit-il aujourd'hui dans la présence du Temps, dans le déferlement des phrases qui se lèvent et se couchent sous ses mains, embarquement dans les éclats de foudre qui déchirent les vagues, embarquement pour ne pas être enseveli par les ténèbres.

Embarquement
, c'est un livre qui se déploie et se tend comme un corps aimé, embarquement, c'est un regard qui guide sa course, note-t-il, à la proue du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

vendredi 26 février 2010

L'Année des Délices (20)


Jean-Honoré Fragonard 1732-1806

" A mon corps défendant ! " C'est une phrase terrible, se dit-il, il l'entend souvent, cette phrase complice de la mort. " Ton corps se défend de quoi ? ", a-t-il eu envie de lui demander, mais il a préféré n'en rien dire. Alors, alors pense-t-il que le corps s'offre ou de retire, c'est aussi net que cela. Si vous ne me croyez pas, ajoute-t-il, vérifiez sur le motif, si motif il y a.
Il serait temps, note-t-il, que l'on en revienne au corps qui ne s'en défend pas, il serait temps, que l'on prenne le corps au mot, c'est bien là l'enjeu, le seul qui mérite attention, et point de défense, sauf celle de l'Infini.

à suivre

Philippe Chauché

jeudi 25 février 2010

L'Année du Tigre (16)


Shen Zhou 1427-1509

" Seul, assis, je contemple l'eau et la montagne,
Appuyé contre un mol oreiller, j'écoute le vent et la pluie.
Tous les jours des amis viennent et s'en vont,
Tous les ans les fleurs éclosent et tombent. " (1)

25 février



Du gris au bleu et du bleu au gris, éclats de soleil et pluies, charme des hésitations.

Plongée dans l'espace et le Temps.
Instant retrouvé.
Il sourit.

La distinction d'un regard comme une source de lumière.

à suivre

Philippe Chauché



(1) Fantaisie / Hsu Pen / La poésie chinoise / Anthologie / traduc. Patricia Guillermaz / Club des libraires de France / Pierre Seghers Éditeur / 1960 / exemplaire N° 591

mardi 23 février 2010

L'Année du Tigre (15)


Zhu Da 1624-1705
ya


" Les feuilles bruissent agités par le vent ; la jeune lune est déjà couchée ;
La rosée répand sa fraîcheur bienfaisante. Accordons nos
luths au son pur.

Les ruisseaux se glissent dans l'ombre, caressant les fleurs
de la rive.
Les constellations silencieuses étendent sur nos têtes un
dais étoilé. " (1)



Il se dit :
la nuit s'avance sans se montrer,
le ciel s'obscurcit,
la divine pensée je la cherche,
son éclat je le garde sur mon coeur,
et le sourire du Temps lui appartient.





" Le soleil a franchi pour se coucher la chaîne de ces hautes montagnes,
Et bientôt toutes les vallées se sont perdues dans les ombres du soir.
La lune surgit du milieu des pins, amenant la fraîcheur
avec elle,
Le vent qui souffle et les ruisseaux qui coulent remplissent
mon oreille de sons purs. " (2)




" Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l'adieu,
Et je lui demandai quel était le but de son voyage.
Il me répondit : Je n'ai pas réussi dans les affaires du monde ;
Je m'en retourne au monts Nan-chan pour y chercher le repos.

Vous n'aurez plus désormais à m'interroger sur de nouveaux voyages,
Car la nature est immuable, et les nuages blancs sont éternels. " (3)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Thou-fou / Poésies de l'époque des Thang / traduc. Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Éditions Ivrea
(2) Mong-kao-jèn / d°
(3) Ouang-oey / d°

lundi 22 février 2010

L'Année des Délices (19)


Jean-Honoré Fragonard 1732-1806

L'espace endormi sous le regard d'un ange, c'est à cela qu'il pense, l'espace du rêve sous un regard invisible, et le rêve du regard endormi ouvre une autre brèche dans le Temps.
La belle endormie, il y pense vivement, le sommeil d'un corps est une aventure, le sommeil d'un visage une phrase luxuriante.
Le sommeil de l'ange, comment s'en passer, se demande-t-il, le corps se livre et se délivre.
Il y a se dit-il, des moments suspendus où se trouve le regard.
Il y a dans le regard de la belle endormie des réveils éblouissants.

à suivre

Philippe Chauché

dimanche 21 février 2010

L'Année du Tigre (4)

Dimanche 21 février

Ciel clair, bleu absolu, puis le gris s'invite, nuages envahissants.

Début d'une aventure, la lecture de L'utopie du Juif, d'Henri Meschonnic, évidence : " Chaque fois que le Juif n'a plus où se mettre, l'utopie lui construit sa demeure. Là il est lui, en avant de son propre sens. Chaque fois qu'il s'est installé, il s'en est mal trouvé. L'utopie est une fabrique de sens, il s'en est mal trouvé. L'utopie est une fabrique de sens, une fabrique d'histoire. Elle est conquérante. Ni substitutive, ni compensatoire. Comme l'apocalyptisme. Non en opposition avec la terre réelle, mais transformatrice du lieu. Sans elle, il n'y a pas de lieu. Il n'y a que des territoires. " (1) et plus loin, une mise au point, nécessaire : " ... Ami Bougamin... dit indifféremment, comme tout le monde, " l'holocauste " ou " la shoa ", insensible apparemment à ce que le premier terme a de faux : il ne s'y pas d'un sacrifice à Dieu où la bête est brûlée intégralement.
Quand au second, personne apparemment non plus, ou presque, ne semble avoir été sensible au scandale d'avoir choisi ce mot, admis désormais par l'usage, alors que dans la Bible le terme choa désigne, treize fois, une tempête et les ravages qu'elle entraîne, une dévastation ( d'où une fois le sens de désert ) à partir d'un phénomène naturel.
Il y avait d'autres mots pour désigner une catastrophe causée par les hommes. Il y avait hurban... Daniel Lindenberg est le seul que je connaisse, après Manès Sperber et Canetti, qui emploie ce terme, " le grand Hurban nazi " (1), en expliquant dans son glossaire Hurb(a)n : " en hébreu = destruction, ruine ( forme hiddish : hurbn, désigne le génocide nazi ". (1)

Sieste sereine. Plongée dans le mouvement d'un regard.

Reprise de la lecture de L'utopie du Juif, et écriture, écriture, écriture, traduction, sourire au Temps.

Demain est aujourd'hui.

à suivre

Philippe Chauché

(1) L'utopie du Juif / Henri Meschonnic / Midrash / Desclée de Brouwer / 2001

L'Année des Délices (18)



" Arrivée à Vaucluse, je me suis donné à Dolci, qui avait été là cent fois, et aimait Pétrarque. Nous laissâmes notre voiture à Apt (il faut lire Fontaine-de-Vaucluse ), et nous allâmes à la célèbre fontaine qui était ce jour-là dans la plus grande affluence. Elle est au pied d'un rocher droit comme un mur qui a plus de cent pieds de hauteur, et autant de largeur. La caverne d'ailleurs sous l'arc qui en forme l'entrée n'a que la moitié de cette hauteur, et c'est de là que la fontaine sort avec une telle abondance d'eau qu'en naissant même elle mérite le nom de rivière. C'est la Sorgue qui va se perdre dans le Rhône près d'Avignon. Il n'y a pas au monde d'eau plus pure que celle de cette fontaine, puisqu'en tant de siècles les rochers sur lesquels elle coule n'en ont reçu la moindre teinture. Ceux auxquels cette eau fait horreur parce qu'elle paraît noire ne songent pas que l'antre même, où l'obscurité est très opaque, est celui qui doit la faire paraître telle.

Chiare, fresche, e dolci acque
Ove le belle membra
Pose colei che sola a me par donna


Claires, douces et fraîches eaux
Où plongea ses beaux membres
Celle-là le paraît être femme " (1)

" ... je me suis ménagé avec Rosalie la délicieuse nuit que nous avons passée ensemble. Nous dormîmes sept heures qui furent précédées, et suivies de deux de caresses. Nous nous levâmes à midi, amis intimes. " (1)

" - Si l'amour, me dit-elle, n'est pas suivi de la possession de ce qu'on aime, il ne peut être qu'un tourment, et si la possession est défendue, il faut se garder d'aimer.
- J'en conviens, d'autant plus que la jouissance même d'un bel objet n'est pas un vrai plaisir, si l'amour ne l'a pas précédée.
- Et s'il l'a précédée, il l'accompagne, ce n'est pas douteux ; mais on peut douter qu'il la suive.
- C'est vrai, car souvent elle le fait mourir.
- Et s'il ne reste pas mort dans l'un et dans l'autre des deux objets qui s'entraimaient, c'est pour lors un meurtre, car celui des deux dans lequel l'amour survit à la jouissance reste malheureux.
- Cela est certain, madame, et d'après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C'est cruel.
- Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l'amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.
- Aimer et jouir, jouir et aimer, tour à tour.
- Vous y êtes. " (1)

L'évidence d'être et de l'écrire, la phrase, la langue, l'art d'être de son Temps et de tous les autres, Casanova, c'est ce qu'il écrit. La Bibliothèque nationale de France vient d'acquérir le manuscrit de ce traité de vie (1), grâce à un mécène, qu'il soit béni. 3700 pages non reliées dont la première édition fiable remonte à 1960, elles ont échappé aux Nazis, et il est heureux qu'aujourd'hui elles soient là devant nous. 1780-2010, années des Délices, années des Délices de la langue française.

L'évidence de la joie et de la jouissance, rien de plus simple pour Casanova, rien de plus simple, ajoute-t-il, mais, l'ordre social règne et à chaque seconde tente de nous en dissuader, l'ordre social déteste cet art de vivre dans l'éclat, la joie et la douceur, l'ordre social mise sur la nostalgie, la peur, le mensonge, le bavardage et la mauvaise écriture, comme on le dit des herbes, les rancoeurs, l'ordre social a une sainte horreur de la joie et de la jouissance, ce siècle en sait quelque chose pense-t-il.




L'art de la jouissance, l'art de l'amour et de l'intrigue, c'est cela Casanova. Que ces temps, pense-t-il, nient tout cela n'a rien de surprenant. Que ces temps, de dénis et de peurs se méfient du vénitien, rien de plus normal. Aimer et jouir ne veulent plus rien dire pour les humanoïdes lugubres de ce siècle, ajoute-t-il. Mais le manuscrit est là, bien présent, le livre sous mes yeux, écrit-il, et contre cela, les hommes de peu de joie ne peuvent rien. Lisez-le à votre amoureuse ou à votre amoureux.

L'art de la jouissance, l'art de la vie et du Temps, cela déplaît fortement à l'ordre social, Casanova s'est moque, il va même plus loin, il s'aventure sur son terrain, pour mieux le vaincre.
L'art de la joie, du verbe et de jouissance rend éternel celui ou celle qui y goûte, vérifiez ce qu'en pense votre amoureuse ou votre amoureux.

Ce siècle est un roman européen, aux commandes Casanova. Rien ne lui échappe, l'espace, le Temps, les corps, le politique, les phrases et la nature. Il est insaisissable et admirable.




à suivre
Philippe Chauché
(1) Histoire de ma vie / Giacomo Girolamo Casanova / Bouquins / Robert Laffont

mercredi 17 février 2010

L'Année des Délices (17)



lè yuán

Auguste Rodin 1840-1917

Lè yuán, délices, la Chine toujours en cette année du Tigre et des Délices, pas besoin de s'en persuader, il suffit, pense-t-il, d'ouvrir les yeux et les bras, il suffit de s'accorder à l'Instant du Temps. Etre en permanence dans l'embrasement du corps et des phrases, essayez vous verrez, c'est lumineux et éclairant.


" Le rythme de la nuit et du jour lui aussi comme celui des vagues et des marées s'épousent, s'ajustent, se disloquent, bondissent, débordent, recommencent. " (1)

J'épouse le Temps, je m'y ajuste, et parfois mon corps se disloque, déborde, et éternellement le Temps recommence, c'est ce qu'il pense dans le nouveau matin qui épouse son regard.

à suivre

Philippe Chauché


(1)Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard

mardi 16 février 2010

L'Année du Tigre (3)


le Bonheur - lerh

Il ignore l'idée du Bonheur que peut avoir le Tigre, il sait par contre l'idée qu'il en a, ce qu'est pour lui le Bonheur, non son image, mais sa réalité vivace.
Cette double année des Délices et du Tigre, il la place sous le signe lumineux du Bonheur - lerh en chinois -, signe des Temps, signe de sa Courbe, signe de sa Joie, signe aussi de son Mouvement.
Le Bonheur est le Mouvement du Temps, note-t-il, mais aussi le Mouvement de la phrase, de certaines phrases, qui illuminent son regard comme le fait un autre regard qui se pose sur le sien.
Toute la lumière d'un regard de l'Instant est une joie permanente, une musique de Scarlatti.




Phrases du Bonheur en cette année du Tigre et des Délices :

" Les étreintes avec Clarine s'enroulaient à la lecture de Moby Dick. Il n'y avait presque plus de différence entre les étreintes et la lecture ; on passait sans transition de l'une à l'autre, comme si leur matière était la même. Je me disais : il y a un point où l'étreinte et pensées se joignent - où elles parlent le même langage. " (1)

" Il faut tout attendre, rien craindre du temps, des hommes. " (2)

" L'harmonie est le son des sons. Le son génial. " (3)

" Aimer : lire à livre ouvert. " (4)

Il se dit, la nuit m'appartient, elle éclaire l'année du Tigre et des Délices.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Cercle / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Poésies II / Isidore Ducasse comte de Lautréamont / Oeuvres Complètes Fac Similés des Éditions Originales / La Table Ronde / 1970
(3) Fragments / Novalis / traduc. Maurice Maeterlinck / José Corti / 1992
(4) Vie secrète / Pascal Quignard / Gallimard / 1998

lundi 15 février 2010

L'Année du Tigre (2)


Hu

Un Tigre à Venise, c'est à cela qu'il pense en ouvrant à nouveau le livre, un Tigre amoureux du Temps et de Venise :

" Elle pénétra alors dans la salle, resplendissante de jeunesse et de longue et altière beauté, et de cette désinvolture que lui donnaient ses cheveux ébouriffés par le vent. Elle avait le teint pâle, presque olivâtre, un profil à briser le coeur de n'importe qui, y compris le vôtre, et sa sombre chevelure formait une masse vivante, qui recouvrait ses épaules. " (1)


Loomis Dean - Malaga - 1960

" Le colonel l'embrassa longuement et sentit le corps jeune et souple, long et bien bâti, contre le sien, qui était dur et de qualité mais tout déglingué ; et, l'embrassant, il ne pensa plus à rien. " (1)

Et ce Tigre, pense-t-il, aimante de son regard la ville, par une étrange transmutation chimique, l'écrivain Tigre devient la ville :

" Ayant franchi la porte du place-hôtel Gritti, le colonel Cantwell se trouva dans les derniers rayons de soleil de la journée. Il y avait encore du soleil de l'autre côté de la place, mais les gondoliers aimaient mieux s'abriter du vent froid en restant le long du Gritti, que de profiter des derniers vestiges du soleil couchant, du côté de la place que balayait la bise.
Aprés avoir noté cela, le colonel prit à droite et longea la place jusqu'à la rue pavée qui tournait franchement à droite. A l'angle de la rue, il s'arrêta un instant pour contempler l'église de Santa Maria del Giglio. " (1)



Autre temps autre Tigre, et toujours Venise :

" J'ai vu, dans cette église du XVII° siècle, des religieuses en adoration perpétuelle devant le " Santissimo ", hostie blanche dans un ostensoir d'or, c'est-à-dire devant le Saint-Esprit en personne. Le rituel est le même dans la chapelle du Saint-Sacrement, à Saint-Pierre de Rome, juste après la Pietà de Michel-Ange, à droite, en entrant.
Il s'agit de charger le silence au maximum. Ca marche. Tout s'allège. Interrompre le bavardage humain est une des fonctions de la transmission.
L'Esprit souffle où il veut, il se tait à sa manière.
L'archange Gabriel, un lis à la main, annonce à Marie l'extravagante nouvelle. Eglise de Sainte-Marie-du-Lis, donc ; façade somptueuse, anges musiciens trompettistes, bas-reliefs représentant des batailles navales. A l'intérieur, une Vierge à l'enfant avec saint Jean de Rubens est d'une obscénité tranquille : une solide matrone aux seins pointant du corsage s'approprie deux garçons dodus et ravis. Attention à l'oeil de l'agneau, pourtant, qui en sait long sur ces choses intimes, et qui vous regarde, vous mortel, d'un oeil noir. Mais n'est-ce pas plutôt un bouc au pied fourchu ?
Le bouc, en effet, n'est pas loin, sur le campo San Maurizio, palais Bellavite, habitait le très libre et très inconvenant Giorgio Baffo (voir Baffo).
Dieu et le diable excellents voisins ? Seuls les dévots ou les dévotes de l'un ou de l'autre peuvent s'en montrer surpris, mais sûrement pas un Vénitien averti. (2)



L'Année du Tigre, l'Année des Délices, Venise, au centre tellurique du roman, c'est ce qu'il écrit, un oeil sur sa feuille, l'autre sur son visage qui illumine son écritoire.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Au-delà du fleuve et sous les arbres / Ernest Hemingway / Oeuvres Romanesques / II / traduc. Paule de Beaumont / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard / 1969
(2) Dictionnaire amoureux de Venise / Philippe Sollers / Plon / 2004

dimanche 14 février 2010

L'Année du Tigre




Il a retrouvé le livre dans l'un des cartons qui s'entasse dans son salon de curiosité. Il ne l'avait pas ouvert, pensa-t-il depuis plus de vingt ans, du temps, ajouta-t-il, où il lisait régulièrement des romans noirs, comme l'on disait à l'époque. Alors, il a pensé, qu'il aurait sa place ici, tout le monde avait oublié cet auteur nord américain, et sa maison d'édition avait disparue. C'est, pense-t-il, sa manière de saluer l'Année du Tigre qui commence aujourd'hui.



" Il se glissa dans le fond du fauteuil de cuir, bien calé sur le dossier, se saisit de l'arme, dégagea le cran de sûreté et plaça l'ouverture du canon sur sa tempe droite. Il ne restait plus qu'à appuyer sur la détente. C'est ce qu'il fit. Le coup de feu résonna dans la pièce. Il s'effondra. Voilà une bonne chose de faite, se dit-il, passons à autre chose. Il se leva, passa son visage sous l'eau, peigna ses cheveux et enfila une nouvelle chemise, noire cette fois, histoire de porter mon deuil quelques heures pensa-t-il, fit une boule de la chemise tâchée et de sa veste et la glissa dans un sac poubelle qu'il referma à l'aide du lien transparent qui s'en détachait lorsqu'on l'ouvrait. Avec la mort, il n'y a pas trente six choses à faire, se dit-il, l'attendre, la devancer, on peut bien sûr l'ignorer, mais cela n'est efficace qu'un temps pensa-t-il. Là, j'ai choisi l'efficacité extrême, d'autant plus, que ce nouvel état ouvre sur la vie se dit-il, et cela va en surprendre plus d'un. Ils devront de toute façon, faire avec. A eux de juger, et si cette nouvelle stupéfiante les trouble, je serais eux, je l'oublierai sur le champ, si non elle risque de les hanter longtemps. Il sourit et quitta la chambre d'hôtel.
Il se dit qu'il était préférable de sortir par la cave, il utilisait parfois cette porte de service qui débouchait sur la place des Corps Saints. Les Corps Saints, beau nom, belle place qui servait de publicité à son hôtel pour venter son calme, ses arbres, ses terrasses où des jeunes gens élégants s'asseyaient, commandaient des boissons très alcoolisées, embrassaient leurs amoureuses tout en consultant la messagerie de leurs téléphones portables. Ils devront attendre, se dit-il pour traverser ce cercle du renouveau. Si la résurrection existe pensa-t-il, il en était l'exemple même, ce corps nouveau qui venait de naître de la disparition violente de l'autre, celui qui vous entraîne inexorablement vers la tombe. Il pensa que si un jour quelqu'un perce son mystère, il pourra prouver enfin, que la résurrection pour être vitale doit être immédiate, qu'elle n'a lieu que durant la vie, comme un retournement du Temps. Il avait opéré ce retournement du Temps et il en était terriblement heureux.
Il traversa la place, pris sur sa droite et entra dans ce café, son repère, espace de liberté, connu seulement de quelques personnes qu'il tenait comme libres, merveilleusement libres. Il s'assit à sa table, l'un des garçons de service s'approcha et lui demanda ce qu'il souhaitait boire, il le fixait, surpris peut-être de la lumière qui en émanait, ou par ce visage qui ne lui était peut-être pas inconnu, mais non, c'était autre chose, mais quoi, il restait plateau en avant avec cette interrogation. Il choisit comme toujours une coupe de champagne, et la vit. Sylvia venait à son tour de franchir le tourniquet en bois et fer doré de son café, elle ne pouvait avoir appris l'évènement, son visage, c'est le rêve de Véronèse avait-t-il pensé la première fois qu'il l'avait vue, un rêve en mouvement, elle s'arrêta un instant, avant de se diriger lentement vers une table disponible. Il avait écrit sur la lenteur vive de Sylvia, sur son corps aussi, sur ses manières d’embrasser et d’embraser le monde avec cet éclat que son peintre n’aurait pas renié.
L'inspecteur relisait ses notes tout en fixant les photos qu'on venait de lui remettre. Sur son bureau, dans un sachet transparent se trouvait l'arme qu'il avait récupéré sur le parquet de la chambre au pied du fauteuil où le cadavre l'attendait, enfin façon de parler se dit-il, car ce cadavre finalement n'attendait personne, c'est le sort des cadavres. Ce n'est pas mon premier suicidé pensa-t-il, enfin une présomption de suicide, présomption, le mot roulait dans sa tête et butait sur ces détails qui compliquaient l'affaire. Il reprit sa lecture. C'est la femme de ménage de l'hôtel qui a donné l'alerte vers dix heures hier matin, et la mort de l'homme remonte à la veille, selon le médecin légiste. Jusqu'à présent rien à ajouter. Il fit une première croix dans la case certitudes, qu'il avait dessinée sur une feuille blanche. Il s'empressa d'en tracer une autre dans la case, à résoudre : la porte de la chambre était fermée de l'extérieur avec sa clé dans la serrure, et puis le cadavre, comment l'appeler autrement se dit-il, était torse nu et on avait retrouvé une chemise et une veste tâchées de sang dans un sac poubelle prêt à être descendu dans la rue. Voilà un suicidé qui pense à tout se dit-il en quittant son bureau, ce qui le rend très sympathique. Rien ne presse, pensa-t-il, je vais laisser tout cela reposer quelques jours, c'est là l'avantage de l'âge, j'ai loisir de prendre mon temps, et puis, à ce jour, personne ne s'inquiète de cette disparition violente, pas de veuve, pas d'enfant, personne. Le vide pareil au trou que l'on voyait très distinctement sur l'une des photos de l'identification judiciaire, un gros plan, bien sanglant, qui aurait sa place se dit-il dans une exposition d'artistes contemporains, la servitude volontaire se porte pour le mieux pensa-t-il, les vivants aiment la mort et la mort leur rend bien. " (1)



Autre livre, autres temps, autre Année du Tigre, 1998. Il se souvient dans le détail ce qu'il faisait cette année là, mais c'est une autre histoire, qu'il racontera peut-être un jour ici. L'écrivain sait ce qu'il écrit, et il l'écrit. Retour en arrière ? Pas si sur !

" Jeudi 1 er janvier

L'année 1998, en Chine, sera l'année du Tigre.
Douceur, ciel gris-bleu, puis bleu.
Il s'agit de vivre, pendant douze mois, avec une attention romanesque redoublée. Glissements, informations, désinformations, climat, travail, rencontres, signaux, projets, plaisirs, sommeils, rêves, fatigues.
Surprenante distance, surprenante joie dans l'absurdité.

Prière du matin :

Mon âme éternelle
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

( Rimbaud )

Fin 1977, j'étais donc succesivement à New York, Venise, Prague
( visite du château de Duchkov, sur la route de Dresde, là où Casanova a écrit ses Mémoires et où il est mort ). "(2)



" Mercredi 11 février

Même temps. " Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui "
( Mallarmé ).
Mallarmé est mort en 1898, on va donc le " commémorer ". Tu parles.
De même, le Spectacle feint de s'intérresser à Chateaubriand. " (2)

Chateaubriand est à Avignon en 1802, il y découvre deux contrefaçons d'Atala et Génie du christianisme, elles sont dues à l'imprimerie Chambeau. Finalement l'écrivain approuve ces éditions clandestines.
Que fait-il d'autre à Avignon ?
J'ai ma petite idée, se dit-il.



à suivre

Philippe Chauché

(1) John Elvire Jr / Passons à autre chose / traduc. Denis Combes / Éditions Courbes Nettes / 1966
(2) L'Année du Tigre / Philippe Sollers / Journal de l'année 1998 / Seuil

samedi 13 février 2010

Jeux de Hasard

Jouer, c'est ce qu'il retient. Jouer avec les livres, pense-t-il, les détourner, les retourner, y mêler des histoires auxquelles l'auteur n'a peut être jamais pensé. Jouer avec les livres comme l'on joue avec les mots et les gestes. Jouer avec les livres dans l'ivresse de l'histoire des mots. Il se dit, que pour commencer, il convient d'inviter les premiers mots de livres joueurs, la première phrase, et proposer ainsi une première devinette, jeu de cache-cache, de colin-maillard, où s'est le livre qui se cache derrière sa première phrase, mais aussi dans d'autres phrases prises au hasard, jeux de hasard de phrases volées :

" Je sais tout juste si cela est un livre... (la première que l'on trouve à la page 41 d'une édition de 1998)
... il faut entrer dans les villes comme un Nil qui jaillit de son lit, s'élargit, s'étend et efface tout...(ceci se trouverait peut-être à la page 88 de cette même édition)
... il y a dans l'instant une grande aspiration, il étreint tout ce qu'il peut étreindre et le reste ne lui fait ni chaud ni froid. (nous voici donc à la page 124 de ce livre qui devient fameux)
... Si nous n'avions pas l'absurde nous souffririons de trop de médiocrité, de respect, de vaines craintes... (on poursuit, page 151)
... la gravité... Je l'ai fumée dans ma pipe une fois pour toutes. (et voici la 185)
... la transmutation de toutes les valeurs, la véritable, la moins lyrique, c'est le Marché aux puces qui l'inspire... (belle piste se dit-il, à la page 267)
... La jeunesse d'autrui, voilà ce qui gêne le plus les vieux. La mienne on ne me l'a pas pardonnée, on ne me la pardonne toujours pas. (c'est la fin, ou à peu de choses près, page 311) "

Il ajoute, cet écrivain est un peu espagnol et pas mal argentin, à vous de voir.
Et il s'agit de Ramon Gomez de la Serna " Le livre muet " traduc. Jacques Ancet, André Dimanche Éditeur.

à suivre

Philippe Chauché

vendredi 12 février 2010

L'Année des Délices (16)


Claude Monet 1840-1926

Toute fleur ouverte est un roman, c'est ce qu'il se dit, et les fleurs de cette Année des Délices s'écrivent en lettres d'or.

" Ainsi, toujours, vers l'azur noir
Où tremble la mer des topazes,
Fonctionneront dans ton soir
Les Lys, ces clystères d'extases ! " (1)

Toute fleur embrassée est un regard, c'est ce qu'il écrit, et il s'enivre de son odeur.
Toute fleur offerte est un ventre, un sein, une jambe, une épaule, une joue, un éclat de peau où il pose sur l'Instant sa main et ses phrases.

" O splendeur de la chair ! O splendeur idéale ! " (1)

Délicatement il dessine sur son ventre un jardin où tout est calme et voluptueux.
Il se dit, j'appartiens au cercle secret des voluptueux, et j'embrase chacun de ses mots.

" A quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore. " (2)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Poésies / Oeuvres Complètes / Arthur Rimbaud / Edition d'Antoine Adam / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard
(2) Une saison en enfer / d°

jeudi 11 février 2010

Le Désir (2)


Antoine Watteau 1684-1721

Le désir est cet Instant où la vibration du Temps s'accorde à chacun de ses mouvements, c'est ce qu'il pense, mais aussi, le désir est une voix qui vibre dans mes bras, et, le désir désiré du silence de son corps est une renaissance.

Je désire m'accorder à son Temps.
Je désire l'Instant à chaque seconde transformé par ce mouvement invisible.

Le désir porté d'une voix.
Le désir résolu dans le silence.
Le désir naissant, toujours naissant.
Le désir, miracle, à chaque minute miraculeux.

Le désir, dix pas qui claquent sur les marches de marbre blanc, un sourire, une bouche, un corps qui embrase mes phrases, le désir d'un corps de phrases, c'est aussi ce qu'il note sur son écritoire qui à cet instant devient le Livre du Désir.

" Il pourra vous représenter sans lumière fausse,
Puisque vous êtes de vous-même, dans le miroir,
Original, peintre, pinceau et copie. " (1)


" Les corps sont des pensées précipitées et cristallisées dans l'espace. " (2)


à suivre

Philippe Chauché


(1) Sonnets amoureux / Francisco de Quevedo / traduc. Frédéric Magne / La Délirante
(2) Fragments / Novalis / traduc. Maurice Maeterlinck / José Corti

mercredi 10 février 2010

Le Désir


Jean Auguste Dominique Ingres 1780-1867

L'écriture du désir, n'est autre pense-t-il, que le désir d'écrire qui prend corps. Une écriture sans désir est une écriture morte, et un désir qui ne s'écrit pas, est un désir perdu, ajoute-t-il. J'écris car je désire, et ce désir est celui d'une phrase qu'il embrasse, les baisers que j'invente, sont des phrases que je pose sur sa peau, note-t-il.
Désirer une phrase comme l'on désire le mouvement d'un corps.
Désirer un visage avec la même exigence que l'on porte au désir d'une phrase.
Désirer c'est écrire et écrire c'est faire éclore le désir.
Il note ces trois phrases sur son écritoire du désir et de la joie. Et il se saisit du désir, comme de l'Instant béni et de la Courbe du Temps.


" Je l'ai dit à Anna Livia : toujours, après nos étreintes, les phrases se déclenchent, aussi claires, aussi ajustées qu'après cinq heures de travail. Depuis, c'est elle qui me prend un stylo. J'écris en appuyant le papier sur sa cuisse, sur son ventre, sur son dos. Je me dis en riant : plus nous faisons l'amour, plus le livre s'écrit. Si l'on passait tout notre temps dans des étreintes, si l'on parvenait vingt-quatre heures sur vingt-quatre à tirer de nos corps leur jouissance, Cercle s'écrirait tout seul, car cette jouissance coïncide avec l'écriture de ce livre. " (1)

" J'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir le matin sur un monde où les battements d'ailes de l'espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n'avais vu encore que des yeux se fermer. " (2)


" Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. " (3)


à suivre

Philippe Chauché




(1) Cercle / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(2) Nadja / André Breton / Gallimard / Édition de 1963
(3) Fragments d'un discours amoureux / Roland Barthes / Collection " Tel Quel " / Éditions du Seuil / 1977

lundi 8 février 2010

Meyronnis

" Le " monde ", comme ils disent, n'est qu'une fabrique à sommeil, un immense dortoir. La parlote sert aussi à nourrir la torpeur, à l'abreuver sournoisement. Combien d'êtres ne sortent du ronron que pour dévisser leur billard, à la fin des fins ? Sans avoir jamais rien entendu, rien vu, rien saisi... " (1)


Il se dit en refermant le livre, cet écrivain n'a décidément peur de rien. Il se dit aussi ce livre est un Manifeste, mais fort éloigné du sens que voulait en donner André Breton, il ne s'agit pas de fonder quelque association d'artistes révolutionnaires, ce que fonde ce Manifeste c'est l'acte nouveau du roman de la vie du renouveau, de la résurrection de la vie qui passe par la déchirure du Néant, et l'embrasement du Temps. Il ne vise personne d'autre que moi, note-t-il. Pour cela, il faut aller voir de près ce qui se joue dans la mort, passer en quelque sorte par l'Enfer, celui d'ici haut et celui d'ici bas, comme l'on dit, l'un n'ayant rien à envier à l'autre, les morts oublient de se préparer à vivre et les vivants en oubliant les morts s'acharnent à s'installer dans la mort. Il se dit aussi, que traverser les apparences n'est pas donné à tout le monde, il faut pour cela une rencontre, un motif, ce sera la statue de Balzac.

" Il était trois heures du matin, à peu près. Solitude intense dans le froid. Esseulement sans subterfuge. Levant la tête pour voir la statue, carrefour Vavin, une sorte de tangage m'a emporté. Le sol vibrait légèrement sous mes pieds. Il a d'abord oscillé de façon imperceptible, puis le roulis est devenu violent. Une torsion d'absence, voilà ce qui a traversé en flèche mon cerveau. " (1)

Il se dit, ce livre, ne ressemble à aucun autre, même s'il affine, concentre, tout ce qui déjà tramait les livres autres livres de Meyronnis (2), aucun autre Temps que celui d'une traversée, mais pour que cette traversée réussisse, le narrateur doit être à son tour traversé par le corps de Balzac, et cette traversée enfin possible fait apparaître le vide.

" Le vide découpe la lucidité dans l'énergie de ton souffle ", dit le Chinois. " Puis il se frotte nerveusement les mains.
Cette phrase danse des hanches au milieu du vent. Et ce déhanchement fait éclore des buissons de ronces dans l'air que je respire, des touffes et des touffes, comme si un mûrier sauvage plantait d'un coup ses tiges épineuses dans mes poumons, les lacérait de l'intérieur avec ses aiguilles crochues. Lucidité... Vide... " (1)

Il se dit, ce livre est un diamant dont les phrases brûlantes peuvent à chaque instant enflammer vos certitudes, vos croyances, vos admirations. Il ajoute il en va ainsi des beaux romans, il remettent le mot à sa juste place, et cela parfois ne se fait pas sans mal ou sans délivrance, c'est comme l'on veut, dit-il à celle qui l'écoute.

" Comme il est prétentieux... A croire que ce métazoaire anti-cercueil se prend pour la parole même.
- Un coup de pied au cul, tout ce qu'il mérite !
- Moi, je pense qu'il veut nous faire pleurer. Faire pleurer les démons...
- Ah, oui ? Comment ?
- Et s'il renversait contre nous le pouvoir des fentes et des lacunes ? Hein ? " (1)




Il en va donc de l'enjeu premier de la vie, dans cette aventure de Simon Malve, vers le bas où sont les morts, note-t-il. Il lit :

" Un ramdam terrible, à faire sauter les tympans, nous accueille en bas. Si forte, la vibration, qu'il me semble que mon crâne éclate. Ce bruit ressemble à un vagissement suraigu, à une plainte d'une telle intensité qu'elle tourne au souffle de la destruction. Avant d'identifier la provenance du vacarme, il un certain laps. Hué du peuple des morts, le phénomène. Clameur tenant à l'arrivée d'un vivant en son sein. " (1)

Il lit, et les éclats de Meyronnis convoquent ceux de Dante, même périple en terre terrible, même décision héroïque d'en retourner la terreur.

" Déjà venait par les troubles eaux / le fracas d'un son plein d'épouvante / qui faisait trembler à la fois les deux rives, / tout semblable à celui d'un vent / impétueux, né de chaleurs contraires / qui frappe la forêt et sans aucun obstacle, / arrache, abat et emporte les branches, / allant de l'avant, poudreux, superbe, / faisant fuir les bergers et les bêtes féroces. / Il délivra mes yeux, et dit : " Tends maintenant / la nerf de tes regards vers cette écume antique / là où la fumée est la plus noire. " (3)

Et ce retournement vient de ce territoire des morts, le traverser pour ensuite s'en détacher, comme un envol de joie.

" Les deux pans de mon manteau gonflent et se tordent, l'air me roule, jette partout mes membres. De rayon en rayon, il m'agite, éventail que les doigts du vent feraient tourner sur lui-même. Je deviens l'aide de la bise mordante. Découpé dans du papier de soie, je pique dans les flots de lémures. Comme si je m'ébattais au creux de l'univers, je glisse entre leurs vagues...
Suis-je une ombre ?
Une fleur ?
Un spectre d'envol ?
Non : seulement une spirale à gestes, qui flotte dans l'impondérable. Avec, autour d'elle, les trombes étincelantes des morts, comme l'écume d'un ouragan. Certitude, tout à coup, de

TRAVERSER LE SAC. " (1)

Lorsque l'on écrit ainsi, on ne peut que déjouer la mort et ses complices, note-t-il, et les éclairs peuvent alors surgir.

" Un homme qui n'appartient pas rencontre une femme qui n'appartient pas... Muer en chance ce qu'il y a de périlleux dans le refus, difficile de mieux définir la faveur. " (1)

Il reprend le mot à son compte, faveur, faveur, faveur, écrit-il, trois fois sur son écritoire. Faveur aussi de Rabbi Nahman, " le sage caché qui vivait dans les terres slaves, à l'époque de Napoléon "(1), faveur du roman et de sa délivrance, et " la sagesse vient . " (1), et comme écrivait un autre scissionniste, il convient de reprendre le livre par où on l'a commencé.

à suivre

Philippe Chauché


(1) François Meyronnis / Brève attaque du vif / L'Infini / Gallimard
(2) François Meyronnis / Ma tête en liberté / L'Axe du Néant / De l'extermination considérée comme un des beaux-arts / et avec Yannick Haenel / Prélude à la délivrance / L'Infini / Gallimard et tous les numéros de la revue Ligne de risque
(3) L'Enfer / La Divine Comédie / Dante / traduc. Jacqueline Risset / GF Flammarion

samedi 6 février 2010

L'Année des Délices (15)


Pablo Ruiz y Picasso, dit Pablo 1881-1973

" C'est tantôt un tourbillon, tantôt une méditation. Un baiser peut être une dévoration ou un souffle. Ici, contrairement au fatalisme résigné classique, qui beaucoup embrasse bien étreint. Chagrin d'amour ne dure que quelques toiles, plaisir d'amour dure toute la vie. Il y a des rencontres négatives, d'autres positives. Les positives peuvent d'ailleurs devenir négatives car toute cette affaire est en perpétuel mouvement. Picasso vend son corps au Diable et son pinceau à Dieu. " La peinture me fait faire ce qu'elle veut. " Il y a donc ni Dieu ni Diable, et pas de maître non plus. " (1)

" Le roman me fait faire ce qu'il veut ", voilà une phrase, se dit-il, qu'il aimerait que l'on grave sur sa pierre tombale, lorsque tombe il y aura, je ne suis pas pressé. Que l'on ajoute aussi, pense-t-il, " plaisir d'amour, dure toujours, merci de ne pas me déranger, je suis en pleine méditation sur le corps aimé ", ou encore, " n'en doutez pas, ici, j'étreins le Verbe, le Corps et le Temps ". C'est bien de cela qu'il s'agit une fois de plus, pense-t-il, de la manière dont s'élève l'étreinte, et son élévation a lieu dans l'Instant, mais aussi, dans l'Avant et l'Aprés, ce qui se joue dans l'étreinte, c'est le mouvement perpétuel de l'Etre et la glaciation de son Néant, c'est bien là le scandale, note-t-il, le je suis porté aussi loin et avec autant de joie. C'est l'inverse absolu, du " je pense donc je suis ", je propose, ajoute-t-il, " je suis donc j'embrasse ", " je suis donc j'écris ", " je suis donc je peins ", " je suis donc j'aime ", etc. Et ce " je suis " n'est jamais le même, pris lui aussi dans le tourbillon des phrases et des couleurs.
Le je suis du peintre, Yo Picasso ! devient une formule magique, c'est un je suis en mouvement, rien n'est figé, rien de définitif, l'art de suspension aussi parfois. J'apprends à suspendre mes baisers, note-t-il, je les rends un temps immobiles dans l'espace de ma vision. Le peintre ne fait pas autre chose, pense-t-il, mais cette suspension est invisible, comme doit finalement l'être celle d'un baiser. Je suspends ce baiser et ainsi donne à l'amour les couleurs et le mouvement des tableaux du peintre admirable, cette Année des Délices lui est notamment dédiée.


Pablo Ruiz y Picasso, dit Pablo 1881-1973


à suivre

Philippe Chauché


(1) Le siècle de Picasso / Discours Parfait / Philippe Sollers / Gallimard / 2010

jeudi 4 février 2010

Vérités des Phrases


Juan Miro 1893-1983

" Sa parole s'interposait entre sa voix et son corps. " Mon corps est un soleil ", disait-il. " (Hommage à J.G. 4) (1)

" Il suffit aujourd'hui que je pense à Anna Livia ; il suffit que j'écrive son nom pour qu'aussitôt un trouble m'enchante. " (2)

" Par un hasard, bien étrange assurément en 1838, il y a de l'amour à Bordeaux. " (3)

Il se dit, ces phrases qu'il recopie avec attention ici ou là, sont d'une vérité absolue, vérité des phrases, art de saisir cette vibration des mots saisis sur l'Instant par le mouvement de la main et du regard.
Pour savoir si un livre tient face aux secousses du Temps, il ajoute, rien n'est plus nécessaire que d'en isoler quelques phrases, de leur offrir un autre espace, un autre tempo, vérifier ainsi si elles tiennent, dans l'autre mouvement du Temps aimé.
Tout corps jouissant est une phrase, chaque jouissance fait naître une nouvelle phrase, c'est ce qu'il écrit dans le mouvement lumineux du frémissement de l'Instant.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Le rêve passe / Emmanuel Moses / L'Infini / N°109 / Gallimard
(2) Cercle / Yannick Haenel / L'Infini / Gallimard
(3) Stendhal / Bordeaux / 1838 / Éditions Proverbe / 1996

mercredi 3 février 2010

Vérités du Regard


Gustave Courbet 1819-1877

Il regarde pour la millième fois peut-être le tableau. Cette Origine qui a traversé le Monde, échappé à mille destructions d'aveugles diaboliques (1), à mille manoeuvres visant à dissimuler à jamais ce que révèle ce tableau.
Cette Origine révèle la nature profonde de ce que l'on voit d'un sexe, de ce que l'on entend d'un sexe.
Vous doutiez qu'un sexe n'en vienne un jour à vous parler ? Cette Origine vous en apporte la preuve !
Amusez-vous, pense-t-il, à le comparer aux images pornographiques dominantes, cela saute aux yeux. D'un côté la laideur dominante et marchande, le fantasme morbide du corps dominé, de l'autre l'aventure permanente de la liberté de l'artiste. D'un côté la falsification du réel et son aliénation qui réduit le corps à sa représentation fantasmé, de l'autre une traversée du réel, une mise à nue du verbe. Car ça chante, ça joue, ça danse sous vos yeux, écrit-il, comme chantent et dansent les Pommes de Cézanne, les Mousquetaires de Picasso ou les musiciens de Fragonard.
Il regarde la Vérité du Regard du tableau, la Vérité du Regard du peintre, la Vérité du Regard du sexe, la Vérité de son Regard.

Certains tableaux, se dit-il, dévoilent toujours son propre regard.

Il se dit aussi, une telle Vérité se vérifie dans le regard offert à la brillance d'un sexe aimé, dans ce dévoilement de sa Courbe secrète, de sa mélodie luxuriante, de son éblouissement.

Il pense que ce tableau chasse à jamais la mort, et c'est une bonne nouvelle.

à suivre

Philippe Chauché


(1) Le roman de l'Origine / Bernard Teyssèdre / L'Infini / Gallimard / 2007

mardi 2 février 2010

L'Année des Délices (14)


Gustave Courbet 1819-1877

Tout vient de là, se dit-il, de l'impression que produit un visage.
Impression : impressio, action d'un corps contre un autre, empreinte, marque spirituelle, émotion. J'ajouterai, note-t-il, à ces définitions que m'offrent l'un de mes dictionnaires.
Impression : floraison, éclat, saisissement, permanence, écho, envolée, grâce, tremblement de joie, accord parfait, trouble. Ce visage trouble mon regard, dit-il, ce visage me saisit, et dans un tremblement de joie, je m'y accorde.
Tout vient de là, pense-t-il, du mouvement intérieur d'un visage, et son élancement vers l'extérieur, l'un ne va pas sans l'autre, question là encore d'accord parfait. Ce visage est ma note bleue, ajoute-t-il.
Ce visage est un dialogue, un roman, une envolée de mots et de phrases. Le savoir ouvre sur un autre temps, qui est au centre de l'Année des Délices.
Tout est là, écrit-il, dans cette vibration de couleurs, un corps est une couleur, une couleur multiple, qui traverse mon regard, pense-t-il, et qui est traversé par mon regard. Un regard qui aime traverse un regard, et cette traversée est son origine.
Tout vient de là, et ce visage, ajoute-t-il, se transforme dans le mouvement de la Courbe du Temps.

à suivre

Philippe Chauché

lundi 1 février 2010

L'Infini



" Je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né. Un esprit impartial la trouve complète. " (1)

Signe du temps, Lautréamont.

Il n'est pas interdit de penser se dit-il, que cette dernière livraison arrive à temps, qu'il fallait à nouveau écrire ce nom sur le bandeau rouge de la revue, Lautréamont. Exercice de haute voltige poétique, loin, très loin de la poésie qui s'affiche ici ou là, dans sa terrifiante abstinence littéraire. Voltige, répète-t-il, voltige de l'écrivain, exercice d'acrobatie sur le trapèze de la phrase. En 1966, Marcelin Pleynet écrivait son " Lautréamont " dans la collection " Écrivains de toujours ", son exemplaire a lui aussi traversé le Temps, crayonné, corné, décoloré. Lisons :

" La situation de Lautréamont paraît à tous points de vue paradoxale. Sans lui notre culture reste incomplète et comme inachevée, notre littérature tout entière tournée vers une image nostalgique, un projet de pure répétition. Et cependant il ne peut trouver sa place au sein de cette culture qu'en la contestant jusque dans ses fondements, il ne peut provoquer cette littérature dans un procès où il est cause et partie, qu'en la fixant dans sa manie. " (2)

Marcelin Pleynet revient une nouvelle fois, sur l'enjeu Lautréamont, à l'occasion de la parution dans la Pléiade d'une nouvelle édition des Oeuvres de Lautréamont, et comme toujours avec Pleynet, l'acte d'écrire sur ces situations d'écriture est non seulement un acte d'écrivain, mais aussi d'historien, les dates ont leur histoire et leur importance, c'est ce qu'il pense dans la lumière éclatante de ce matin de janvier.

" Et dans les " Notes pour mon avocat "... " mon unique tort a été de compter sur l'intelligence universelle et ne pas faire une préface où j'aurais posé mes principes littéraires et dégagé la question si importante de la Morale ". (...) Mais il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter L'AGITATION DE L'ESPRIT DANS LE MAL (...) " DÉSORMAIS ON NE FERA QUE DES LIVRES CONSOLANT ET SERVANT A DÉMONTER QUE L'HOMME EST NE BON, ET QUE TOUS LES HOMMES SONT HEUREUX -, abominable hypocrisie ! " (3)

Éclats du Temps, Lautréamont.

" On ne me verra pas, à mon heure dernière ( j'écris ceci sur mon lit de mort ), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur la montagne... les yeux en haut, non : je sais que mon anéantissement sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de grâce à espérer... Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains la perfidie. " (1)

Évidence, se dit-il d'une connivence (3) avec Nietzsche, évidence de la connivence d'hommes qui savent voir ce qui se joue dans la société, et donc dans les mots.

" Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de lire Lautréamont si l'on n'entretient quelques connivences et complicités avec le dernier Nietzsche..." (3)évidence écrit-il : " Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l'ivresse. Toutes sortes d'ivresses, quelle qu'en soit l'origine, ont ce pouvoir, mais surtout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l'ivresse. " (4)





à suivre

Philippe Chauché



(1) Poésies I / Isidore Ducasse comte de Lautréamont / Oeuvres Complètes / Fac similés des éditions originales / La Table Ronde / 1970
(2) Lautréamont / Marcelin Pleynet / Écrivains de toujours / Seuil
(3) Situation : Lautréamont / Marcelin Pleynet / L'Infini / N° 109 / Gallimard
(4) Crépuscule des Idoles / Frédérich Nietzche / traduc. Jean-Claude Hemery / Gallimard