vendredi 26 février 2021

Les Cabanes du narrateur de Peter Handke dans La Cause Littéraire

« En marchant par l’écriture, en écrivant par la marche, Peter Handke a cherché ce paradis en cherchant ces mots, l’un par les autres, et il lui est arrivé de les trouver. Ces livres sont les étapes d’un exploit » (Le chemin se fait en marchant, Philippe Lançon).  
« Je marchais, vivifié par le vent debout ; le bleu de la montagne, le brun des forêts et le rouge carmin des corniches de sable, c’étaient mes pistes de couleur » (La Leçon de la Sainte-Victoire). 
« Pendant que le ciel se faisait couleur de soufre, une friche verdissait dessous et les sentes à travers les champs de décombres devenait vert mousse. Alors que tout était depuis longtemps plongé dans le crépuscule, un buisson d’églantier traçait un arc lumineux » (Essai sur le juke-box). 

La langue et le style se travaillent comme une toile, au pinceau et au couteau, comme le faisait Cézanne. Les strates de la toile s’entendent ici dans l’agencement des mots et des phrases des récits et romans qui habitent Les Cabanes du narrateur. La plume de l’écrivain est un couteau tranchant, la vie est tranchante. La langue a son épaisseur, sa profondeur, le style ses résonances, ses éclats, ses zones d’ombres, ses vibrations, ses lumières, sa touchante vérité, comme les toiles du peintre de la Sainte-Victoire – Les sensations faisant le fond de mon affaire je crois être impénétrable (2). 



Même profondeur, même attachement au mot juste et précis, à la description affûtée, aux surgissements des souvenirs, pour l’écrivain – La joie est la seule puissance légitime (3). Même fidélité au geste pour le peintre, la main peint et dessine, même attention au regard porté sur le motif pour l’un comme pour l’autre – une forêt, une montagne, des cafés à Soria en Espagne, la Sainte-Victoire (comme si chaque toile du peintre et chaque livre de l’écrivain étaient une sainte victoire), une nature endormie (que nous préférerons toujours à nature morte), des baigneuses, une pendule, un crâne, un portrait. L’un écrit, l’autre peint, l’un et l’autre sur le motif, les récits de cet éblouissant et imposant volume le prouvent à chaque page. Les Cabanes du narrateur s’ouvrent sur Les Frelons (1966) et se referment sur la Conférence du Nobel (2019), et offrent ainsi un objet littéraire tout à fait unique, qu’il convient d’aborder comme l’on regarde un paysage, un sentier, une forêt, une montagne, en s’en approchant comme s’il s’agissait de traquer le gibier, en s’y perdant, comme l’on se perd volontairement dans une forêt. Comme l’on se remémore aussi des films anciens de cinématographe, sous l’œil complice de Wim Wenders – L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Faux Mouvement. Ces escapades littéraires, ces récits vifs et vibrants, ces romans, sont ceux d’un arpenteur géographe, il écrit en marchant, il marche en écrivant, et il sait l’importance de la respiration, cette même respiration qui irrigue le style. On l’imagine marchant dans la Forêt de Fausses-Reposes, comme il l’a fait dans la forêt de Meudon, ces fourrés qu’utilisaient les cerfs et les sangliers pour échapper à la meute des chiens de chasse, baptisé aussi « faux repos » des animaux sauvages. L’écrivain est cet animal sauvage qui feinte, ruse et échappe à la meute humaine, ses livres sont ces « faux repos ». 

« Il but son thé coutumier dans un café du boulevard de Latour-Maubourg. Regardant la rue il remarqua qu’il n’aurait rien pu dire à son personnage. Souvent il entendait des gens : “Si j’avais quelque chose à dire…”, et il pensa à cet instant : si moi j’avais quelque chose à dire, je tirerais un trait sur tout » (L’Heure de la sensation vraie). 

« Debout dans le crépuscule, dans le fracas de la circulation que je ressentais comme tout à fait agréable, je me remémorais les embrassements des femmes dans lesquels jusqu’ici, au contraire, je ne m’étais jamais senti tenu » (Le Renoncement). 

Les Cabanes du narrateur est un lieu singulier, des lieux où s’élaborent des récits et des romans farouches. Un pied à terre, en terre romanesque, qui permet de s’en éloigner, peut-être sans raison, ou à la suite d’une chute inattendue, d’un ancien joueur de football, c’est L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, d’une illumination qui rime avec séparation, c’est cette fois La Femme gauchère – Oui, c’est ça, Bruno, va-t’en. Laisse-moi seule. Les narrateurs, les personnages, souvent simplement baptisés l’homme ou la femme, ont dans ces récits et ces romans des réactions qui parfois troublent le lecteur, leurs attitudes peuvent paraître froides, lointaines, sans affect, comme si leurs gestes et leurs pensées ne répondaient à aucun des codes romanesques attendus, comme si l’auteur écrivait à même le marbre. L’ode à sa mère disparue, Le Malheur indifférent, est lui aussi sculpté dans la pierre, admirable de force, de simplicité et de justesse, d’écoute de cette disparition, où les mots, pierres précieuses et troublantes, ces mots qui éclairent le passé, et que l’écrivain pèse et soupèse avant de les assembler, et où il donne quelque sens à son travail d’écrivain – Quand j’écris, j’écris nécessairement sur autrefois, sur quelque chose de terminé, le temps de l’écriture du moins. Peter Handke traite ses personnages comme une matière, de terre et de pierre, il se glisse dans la profondeur de leur être, laisse paraître des strates enfouies, des souvenirs lointains, des frissons silencieux, des illuminations qui surgissent, comme dans les toiles du peintre des Grandes Baigneuses. C’est le mouvement qui l’importe, le geste, la phrase, ses personnages voient et agissent, sans que l’on en connaisse vraiment les raisons profondes. Dans L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, la vie de Bloch bascule lorsqu’il apprend qu’il est congédié, il va devenir mouvement, d’une salle de cinéma à une chambre d’hôtel, d’un autobus à une auberge où une bagarre va éclater. Peter Handke suspend le temps, comme il suspend la vie de Bloch. L’écrivain saisi les nerfs de ces situations, les tremblements, comme si une caméra passait d’un personnage à l’autre, d’un objet à l’autre, jouant sur les focales, de la plus courte à la plus longue, dans la fluidité, mais aussi l’aridité de sa langue. Peter Handke est un maître sculpteur du style, ses récits ne cherchent jamais à séduire, ils surgissent comme un éclair, qui précède le roulement d’un fort orage dans le ciel de la Sainte-Victoire, et l’auréole de mots et de phrases, choisis avec toute l’attention d’un peintre, qui embrase le passé, et le transforme en présent vivifiant. 

Philippe Chauché 

(1) Ce volume contient : Les Frelons ; L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty ; Le Malheur indifférent ; L’Heure de la sensation vraie ; La Femme gauchère ; Lent retour ; La Leçon de la Sainte-Victoire ; Le Recommencement ; Essai sur le juke-box ; Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille ; Lucie dans la forêt avec les choses-là ; La Grande Chute ; Conférence du Nobel ainsi que Vie & Œuvre par Léocadie Handke ; « Le chemin se fait en marchant », préface de Philippe Lançon. 
(2) Lettre de Cézanne à son fils Paul, in Cézanne marginal, Marcelin Pleynet, Editions Les mauvais jours, 2006 
(3) Conférence du Nobel

jeudi 18 février 2021

Retour à Philadelphie - Rocky et Stallone dans La Cause Littéraire

« Rocky n’a que ça : sa capacité à résister, sur un ring comme il le fait dans la rue, dans la vie. Et c’est cette manière d’être, tout en humilité, qu’il va inculquer aux spectateurs d’une part, et à ceux qu’il va côtoyer par la suite, d’autre part. Ce n’est pas innocent si beaucoup de répliques du boxeur dans les différents films sonnent comme des aphorismes et une d’elles est assez magistrale, il faut le reconnaître, elle vient du dernier : L’important n’est pas d’être cogneur, mais d’être cogné et d’avancer quand même. D’encaisser et de continuer. C’est comme ça qu’on gagne ». 


Voilà un beau pari fou, le pari d’un cinéphile curieux, pari d’écrire un livre sur Rocky/Stallone, pari de miser sur un plaisir partagé et une mémoire commune. Diable ! Stallone, peut-être le plus honni, ou tout au moins le cinéaste et le comédien, le plus ignoré d’une grande partie de la critique cinématographique, qui n’y voit qu’une machine de guerre impérialiste, marqué au fer rouge, si je puis dire, par les années Reagan. Quentin Victory Leydier ne se fixe pas l’objectif de faire aimer Rocky/Stallone, mais de faire entendre une autre voix, de faire voir une autre image du comédien réalisateur, de proposer un autre regard sur ses films, qu’il connaît sur le bout des doigts – Ces films seront paradoxalement le lieu de l’intimité, de l’honnêteté et de la nudité. Avant que n’apparaissent les « séries » sur des chaînes de télévision plus ou moins spécialisées, Sylvester Stallone donne corps à une saga que ponctuent les combats de boxe. Le héros prend des coups, se relève, prend de nouveaux coups, abandonne, revient à la charge, referme ses poings et boxe à nouveau. Le cinéaste sait qu’il ne boxe pas dans la catégorie des auteurs, des cinéastes qui font la une des gazettes spécialisées, mais il sait aussi que les histoires qu’il raconte ne viennent pas de nulle part, qu’elles sont profondément américaines, comme l’étaient en leur temps celles qui inspiraient John Ford et ses scénaristes. Quentin Victory Leydier vérifie tout cela film à film. Rien de plus précieux que de vérifier séquence par séquence, ce qui se joue, ce qui se fabrique, ce qui se noue d’une histoire de l’Amérique au cinéma. Le destin, l’ascension sociale, les feux de la gloire, l’amour, la chute, et toujours la boxe, cet art singulier, qui n’a pas été baptisé pour rien, le noble art. 

« Le destin de Rocky était de perdre, mais l’absence à ses côtés de son père paraît avoir sa part dans cette chute. Rocky est perdu sans lui car on est perdu sans père. Le montage alterné entre le combat et Mickey allongé avec un médecin à son chevet est sans appel : la transmission va jusque-là, les deux hommes sont en train de mourir ensemble ». 

Quentin Victory Leydier réussit son pari, non de nous faire « aimer » les films de Stallone, mais de nous faire mieux les voir, dans leur vérité, y compris dans leurs outrances. Il pose la seule question qui tienne : regardez et vous parlerez, comme si nous disions lisez et vous écrirez ! Les films, de même que la littérature, nous parlent à l’oreille, ils nous disent des choses que nous sommes les seuls à entendre, même si tout le monde entend quelque chose d’approchant. Qui mieux que le cinématographe américain pour produire de telles aventures, la saga Rocky ? Comme il produisait ce que l’on appelait des séries « B » au siècle dernier, les belles faces cachées d’Hollywood. Les films de Sylvester Stallone n’ont d’autre prétention que celle de raconter des histoires. Toujours la même histoire, d’espoir, de naissance, de victoire, de chute, de renaissance, de filiation, de transmission, de victoire, et de nouvelle chute, une histoire d’un boxeur, qui au bout du compte s’amuse du mythe qu’il a créé, tout en continuant d’y croire, comme il croit au verdict du ring et de ses spectateurs. 

Philippe Chauché

jeudi 4 février 2021

Les Cahiers de Tinbad et Tolstoï vivant dans La Cause Littéraire

« J’aime à penser que le monde que j’ai créé est une sorte de clé de voûte de l’univers ; que, si petite soit-elle, si on la retirait, l’univers s’effondrerait (William Faulkner, Entretien avec la Paris Review). 
« Il ne faut surtout pas oublier que pour le poète des Sonnets l’amour a le pouvoir d’entendre avec les yeux (To hear with eyes belongs to love’s fine wit). Shakespeare dialogue avec son art, débat de sa poésie, commente son double métier de dramaturge et de poète (“mon nom a été marqué par le métier comme le sont les mains du teinturier”), (Claude Minière, Vents capricieux Shake-Speare). 

S’il nous fallait retenir qu’un seul mot pour définir le contenu de la nouvelle livraison des Cahiers de Tinbad nous pourrions choisir : étourdissant, au sens de stupéfaction admirative. Admiratif des Sonnets de William Shakespeare et du regard que leur porte Claude Minière (1), saisissant ce qu’il y a de désir chez le poète dramaturge, ce don dans le chant, dans l’art de la composition poétique. Olivier Rachet (2) se plonge ensuite, en quelques phrases ciselées, dans la comédie sexuelle du pouvoir, à l’œuvre dans les tragi-comédies de Shakespeare. Jacques Cauda (3) nous livre sa Fermeture au noir, inspirée du sonnet CXXIX, et Gilbert Bourson (4) clôt cette échappée shakespearienne, dédiée à Daniel Mesguich : Tous les plis du rideau de scène sont et furent les rôles qu’il joue, a joués ou qu’il jouera. Et les répliques sont assises devant lui, l’autre qu’il joue et joue contre joue c’est un rêve. Autre écrin éblouissant de justesse, de rigueur, de force littéraire, de pertinence, la publication de l’entretien de 1956 de William Faulkner avec Jean Stern de la Paris Review, dans une nouvelle traduction de Guillaume Basquin, dont nous retiendrons ici sa définition d’une possible formule pour être un bon romancier : 99% de talent… 99% de discipline… 99% de travail… Ce qui pourrait être une belle définition d’une revue littéraire ! Et ce dixième opus des Cahiers de Tinbad poursuit ce travail, mêlant talent, et discipline, avec la publication d’une lettre d’Antoine de Saint-Exupéry – avant tout aviateur, et pas un gendelettre « classique » – Guillaume Basquin –, écrite le 30 juillet 1944, un jour avant de disparaître en mer au large de Marseille, abattu aux commandes de son avion, un Lockheed P-38 Lightning. Une lettre testament qui n’épargne personne : « On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour », « Il faut absolument parler aux hommes ». Une lettre où l’aviateur écrivain saisit l’effondrement, les déraisons, la décadence de son temps : Je hais mon époque de toutes mes forces. Deux écrivains maudits, infréquentables, sont aussi au centre tellurique de la revue : Richard Millet et Gabriel Matzneff et deux livres qui en disent beaucoup de leurs auteurs, de la littérature et du réel romanesque guerrier et amoureux : La confession négative et Ivre du vin perdu. Arnaud Le Vac, poète et éditeur de la revue Le Sac du semeur, poursuit sa fidèle lecture de Rimbaud, poésie qui invente un autre rythme, une autre prosodie, la langue de Rimbaud se fait son, elle résonne. Il est donc heureux de l’entendre en la lisant, de la lire en l’écoutant, sans perdre de vue et d’oreille qu’il y a au cœur de ces poèmes une vive et vivifiante critique poétique et politique, et un passage du connu vers l’inconnu, de nouveaux accords, de nouvelles grilles, de nouveaux sons, d’étranges et heureuses dissonances. Les Cahiers de Tinbad accomplissent ce même parcours, ces mêmes échappées de la langue, ces mêmes résonnances résonnées du style.

 


« Quel témoin incorruptible de l’âme, parfois, c’est le visage d’un homme ! La voici, désormais, cette figure inoubliable. Dans sa blouse de paysan, serrée d’une courroie à la ceinture, soit que Tolstoï, coiffé d’une casquette, fauche la moisson –, soit qu’il fasse tête nue le geste de prendre la parole –, son attitude et ses traits respirent une grandeur et une simplicité bibliques » (André Suarès, Tolstoï vivant).




C’est également, ce que nous pourrions écrire d’André Suarès (5), ce témoin incorruptible de l’âme et des Lettres, cette figure inoubliable, et ce grand styliste, à la langue incendiaire, et incarnée. Cet hommage lumineux à l’auteur de Anna Karénine et de La Guerre et la Paix, parut pour la première fois en février 1911 dans Les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, avant d’être repris en 1938 par Bernard Grasset dans un volume qui y associait deux autres grands vivants : Cervantès et Baudelaire. Guillaume Basquin a eu la très bonne idée de rééditer ce tombeau sublime. C’est par touches, par éclats de poudre d’or, que Suarès dresse le portrait en pied de Tolstoï, l’homme et l’écrivain, le chrétien et le solitaire absolu, Tolstoï qui a révélé la Russie à la Russie. Cette oraison pour Tolstoï est une œuvre unique, le chef d’œuvre inspiré et habité d’un compagnon du Tour de France de l’art littéraire. 






 « Vous étiez trop grand pour ne pas être pur, pour ne pas être vrai. Trop grand pour mentir. Elle a fleuri, maintenant, sur votre face, la joie surhumaine du sourire qui jamais ne s’éteint, comme une rose sur un berceau, le sourire des saints (André Suarès, Tolstoï vivant). 

Philippe Chauché 

(1) Claude Minière est notamment l’auteur de Pound caractère chinois, Encore cent ans pour Melville (Gallimard) et plus récemment Un coup de dés (Tinbad) : « Il (Blaise Pascal) s’est donné des règles : usage de la citation comme coup de fouet ; réglage du rire. Il coupe, il suspend, il reprend ». 

(2) Sollers en peinture (Tinbad) 

(3) écrivain, poète, éditeur, peintre, dessinateur, Jacques Cauda a publié pas moins de six livres l’an passé. « En somme, depuis, j’écris de la peinture et je dessine de l’écriture », L’atelier (Z4 Editions) 
http://jacquescauda.canalblog.com/ 

(4) écrivain, poète et metteur en scène de théâtre 

(5) Isaac Félix Suarès dit André Suarès, 1868-1948, obtient en 1935 le Grand prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre : essais, théâtre, récits de voyages notamment Le Voyage du condottiere, Croquis de Provence, Le portrait d’Ibsen, Visites à Pascal, Péguy et Goethe le grand européen. 

mardi 2 février 2021

Roberto Bolaño dans La Cause Littéraire - Oeuvres complètes II et III

« La célèbre photo où Hitler tient dans ses bras la petite fille âgée de quelques mois l’accompagne toute sa vie », La Littérature nazie en Amérique, Luz Mendiluce Thompson. 

 « Ce sont les choses : Mauricio Silva, qu’on appelait l’œil, essaya d’échapper à la violence au risque même d’être pris pour un lâche, mais la violence, à la véritable violence, personne ne peut échapper, du moins pas nous, qui sommes nés en Amérique latine pendant les années cinquante, nous qui avions une vingtaine d’années quand Salvador Allende est mort », Des putains meurtrières, L’œil Silva. 

Ouvrir ces deux nouveaux volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño, c’est faire l’expérience d’une immersion littéraire unique. Celle d’un bonheur littéraire, fait d’étonnements, de surprises, d’étourdissements, et d’éblouissements. Les Editions de l’Olivier nous ouvrent le grand Livre de Bolaño, un vitrail de romans, aux noms plus troublants, les uns que les autres – c’est un savoir d’écrivain que de bien baptiser ses romans : Les déboires d’un vrai policier – « Et il pensait aussi : nous sommes deux gitans sans clan, haïs, usés, exploités, sans véritables amis, moi un clown et ma fille une pauvre enfant sans défense ». Le Troisième Reich – « Pourquoi ai-je si peur parfois ? Et pourquoi plus j’ai peur, plus mon esprit semble se gonfler, s’élever et observer la planète entière d’en haut ? ». Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce – « Mon héros s’appelait Dedalus et était braqueur de banques ». Roberto Bolaño joue avec bonheur des genres littéraires, et pour jouer il faut les bien connaître, à l’oreille, sur le bout de la langue et des doigts. Le périple de deux jeunes braqueurs est au cœur de Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, le braquage comme accélérateur de vie, accélérateur romanesque dans la vie d’Ángel, autrement baptisé Dedalus – « L’amour et la guerre, Ben, dit M. Dedalus. Vive le bon vieux temps » (1). D’amour et de guerre avec Ana, un Smith & Wesson à la main, les braquages violents qui s’achèvent dans le sang, et la cavale dans leur planque, les rues et les bars de Barcelone – « je n’arrivais même pas à savoir s’il y avait beaucoup de différence entre les notes que je gribouillais avant et le fait d’assassiner quelqu’un, même si, en tant que styles de vie, ils n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre ». La Littérature nazie en Amérique est un puzzle imaginaire d’écrivains et de poètes latino-américains, plus ou moins ratés, plus ou moins complices de dictateurs, Roberto Bolaño en dresse la biographie musclée et acide, et c’est à chaque fois brillant, pétillant, troublant, ridicule et parfois effrayant. Il y a la saga des Mendiluce de Buenos Aires, Ignacio Zubieta intègre la Division Azul, où il s’ennuie, alors, il traduit Schiller, la vie de Mateo Aguirre Bengoechea, grand propriétaire agricole, collectionneur de pistolets et de couteaux et auteur de romans bien ficelés, ou encore le portrait de Silvio Salvático qui rêva jeune de rétablir l’inquisition et les châtiments corporels publics, et qui fut footballeur et futuriste. Et enfin l’infâme Carlos Ramírez Hoffman hante ce roman aux mille facettes, celui qui se faisait appeler Emilio Stevens quand il écrivait des poèmes, puis commettait des crimes après le coup d’État de septembre 1973 au Chili. Un roman qui réveille souvenirs, disparitions et tortures, qui ont suivi le renversement par les militaires de la démocratie. Roberto Bolaño invente une terrifiante histoire où le réel se greffe sur l’imaginaire, et où l’imaginaire glaçant est l’autre face du réel chilien. Carlos Ramírez Hoffman est un assassin en série, un écrivain barbare, dont le passage par la littérature laisse une traînée de sang et beaucoup de questions posées par un muet. Éblouissant roman où le narrateur n’est autre que Bolaño le chilien face au mal absolu, et ce mal traqué, démasqué, débusqué, qui devient le cœur de cet étourdissant roman. Une affaire chilienne, une affaire de Chiliens, et surtout un roman chilien, où l’on se demande s’il faut réveiller ces démons et ces fantômes, romanesquement d’évidence, mais à la seule condition d’être à la hauteur de cette résurrection diabolique, ce qui est l’un des talents de Bolaño. 

« Les autobiographies m’ont toujours paru détestables. Quelle perte de temps que celle du narrateur qui essaie de tromper son monde en faisant passer chat pour lièvre, alors que ce qu’un écrivain véritable doit faire c’est attraper des dragons et les déguiser en lièvres. Je tiens pour certain qu’en littérature un chat n’est jamais un chat, comme l’a montré une fois pour toutes Lewis Carroll », Intempéries, Autobiographies, Amis & Ellroy. 




Ces deux nouveaux volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño, le milieu du gué pour les Editions de l’Olivier qui doivent en publier six à l’horizon 2022, recèlent des richesses littéraires qui ont leur place aux côtés de celles de Julio Cortázar, son ancêtre de sang et de plume. Julio se multipliait au hasard de son imaginaire tanguero, où pourrait se glisser Roberto : « Hier soir, j’ai fini par construire la cage pour l’évêque d’Evreux, j’ai joué avec le chat Théodore W. Adorno et j’ai découvert dans le ciel de Cazeneuve un nuage qui m’a fait penser au tableau de Magritte, La Bataille de l’Argonne » (2). Premier éclat, qui ouvre le volume II des Œuvres complètes : Monsieur Pain, un court roman frappé du sceau de la singularité. Singulier personnage que Monsieur Pain, lecteur de Mesmer et de sa théorie du magnétisme animal, rêvant peut-être lui aussi d’une « société de l’Harmonie » et dont le roman dresse l’aventure parisienne au moment où la guerre brise l’Espagne. On y croise un malade du hoquet – comme l’écrivain touché de secousses romanesques –, d’étranges médecins espagnols, des constructeurs d’aquariums cimetières, où reposent des miniatures de bateau, de trains et d’avions. Les histoires de Monsieur Pain sont comme des poupées russes, elles s’emboîtent les unes dans les autres, sans fin, mais non sans surprises. Roberto Bolaño fait surgir des mondes, des situations que vit Monsieur Pain, comme ces poupées, il fait apparaître, comme par magie blanche, des événements que sa seule présence provoque. 
Dernier éclat de ce troisième volume, les Intempéries, qui réunit des articles pour la presse, des discours, des textes prononcés lors de conférences, écrits entre 1975 et 2003, l’année de la disparition de l’écrivain. Qu’ils soient consacrés à la nouvelle poésie latino-américaine – « Nous vivons l’apparition d’une poésie du côté sauvage des rues » –, à Enrique Vila-Matas, à son retour au Chili – « Vint jours au Chili qui ont ébranlé le monde (mental) dans lequel je vis » –, à sa libraire de Blanes, aux livres de mémoires, au printemps à Blanes ou encore à la tombe de Borges à Genève – « Je pense à Calderón, je pense aux romantiques anglais et allemands, je pense à combien la vie est étrange, ou plutôt, je ne pense absolument à rien ». 
Si La vie est un songe (3), qu'en est-il de la littérature, de l’art du roman, du simple fait d’écrire ce que l’on voit, sur ce l’on ressent, sur ce que l’on lit ? Roberto Bolaño a lu Calderón, et ses romans, ses récits, ses histoires policières jouent sur ces mêmes reflets, ces mêmes miroirs y sont à l’œuvre, la fiction est un songe, un jeu, et la réalité qui s’y glisse, une illusion. Ce jeu, ces songes, cet imaginaire que trouble le réel, irriguent ces deux nouveaux volumes des œuvres complètes, où le lecteur découvre page à page de nouvelles galeries souterraines qui recèlent de rares filons d’or romanesque. 

Philippe Chauché

(1) Ulysse, James Joyce, trad. Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l’auteur, Gallimard, 1991 pour la réédition de celle de 1937 (2) Été sur les collines, Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, Julio Cortázar, Gallimard, 1980 (3) La vida es un sueño, La vie est un songe, Pedro Calderón de la Barca, 1635, pièce du théâtre baroque espagnole qui propose une réflexion sur l’illusion et la réalité, le jeu et le songe.