« Je marchais, vivifié par le vent debout ; le bleu de la montagne, le brun des forêts et le rouge carmin des corniches de sable, c’étaient mes pistes de couleur » (La Leçon de la Sainte-Victoire).
« Pendant que le ciel se faisait couleur de soufre, une friche verdissait dessous et les sentes à travers les champs de décombres devenait vert mousse. Alors que tout était depuis longtemps plongé dans le crépuscule, un buisson d’églantier traçait un arc lumineux » (Essai sur le juke-box).
La langue et le style se travaillent comme une toile, au pinceau et au couteau, comme le faisait Cézanne. Les strates de la toile s’entendent ici dans l’agencement des mots et des phrases des récits et romans qui habitent Les Cabanes du narrateur. La plume de l’écrivain est un couteau tranchant, la vie est tranchante. La langue a son épaisseur, sa profondeur, le style ses résonances, ses éclats, ses zones d’ombres, ses vibrations, ses lumières, sa touchante vérité, comme les toiles du peintre de la Sainte-Victoire – Les sensations faisant le fond de mon affaire je crois être impénétrable (2).
Même profondeur, même attachement au mot juste et précis, à la description affûtée, aux surgissements des souvenirs, pour l’écrivain – La joie est la seule puissance légitime (3). Même fidélité au geste pour le peintre, la main peint et dessine, même attention au regard porté sur le motif pour l’un comme pour l’autre – une forêt, une montagne, des cafés à Soria en Espagne, la Sainte-Victoire (comme si chaque toile du peintre et chaque livre de l’écrivain étaient une sainte victoire), une nature endormie (que nous préférerons toujours à nature morte), des baigneuses, une pendule, un crâne, un portrait. L’un écrit, l’autre peint, l’un et l’autre sur le motif, les récits de cet éblouissant et imposant volume le prouvent à chaque page. Les Cabanes du narrateur s’ouvrent sur Les Frelons (1966) et se referment sur la Conférence du Nobel (2019), et offrent ainsi un objet littéraire tout à fait unique, qu’il convient d’aborder comme l’on regarde un paysage, un sentier, une forêt, une montagne, en s’en approchant comme s’il s’agissait de traquer le gibier, en s’y perdant, comme l’on se perd volontairement dans une forêt. Comme l’on se remémore aussi des films anciens de cinématographe, sous l’œil complice de Wim Wenders – L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Faux Mouvement. Ces escapades littéraires, ces récits vifs et vibrants, ces romans, sont ceux d’un arpenteur géographe, il écrit en marchant, il marche en écrivant, et il sait l’importance de la respiration, cette même respiration qui irrigue le style. On l’imagine marchant dans la Forêt de Fausses-Reposes, comme il l’a fait dans la forêt de Meudon, ces fourrés qu’utilisaient les cerfs et les sangliers pour échapper à la meute des chiens de chasse, baptisé aussi « faux repos » des animaux sauvages. L’écrivain est cet animal sauvage qui feinte, ruse et échappe à la meute humaine, ses livres sont ces « faux repos ».
« Il but son thé coutumier dans un café du boulevard de Latour-Maubourg. Regardant la rue il remarqua qu’il n’aurait rien pu dire à son personnage. Souvent il entendait des gens : “Si j’avais quelque chose à dire…”, et il pensa à cet instant : si moi j’avais quelque chose à dire, je tirerais un trait sur tout » (L’Heure de la sensation vraie).
« Debout dans le crépuscule, dans le fracas de la circulation que je ressentais comme tout à fait agréable, je me remémorais les embrassements des femmes dans lesquels jusqu’ici, au contraire, je ne m’étais jamais senti tenu » (Le Renoncement).
Les Cabanes du narrateur est un lieu singulier, des lieux où s’élaborent des récits et des romans farouches. Un pied à terre, en terre romanesque, qui permet de s’en éloigner, peut-être sans raison, ou à la suite d’une chute inattendue, d’un ancien joueur de football, c’est L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, d’une illumination qui rime avec séparation, c’est cette fois La Femme gauchère – Oui, c’est ça, Bruno, va-t’en. Laisse-moi seule. Les narrateurs, les personnages, souvent simplement baptisés l’homme ou la femme, ont dans ces récits et ces romans des réactions qui parfois troublent le lecteur, leurs attitudes peuvent paraître froides, lointaines, sans affect, comme si leurs gestes et leurs pensées ne répondaient à aucun des codes romanesques attendus, comme si l’auteur écrivait à même le marbre. L’ode à sa mère disparue, Le Malheur indifférent, est lui aussi sculpté dans la pierre, admirable de force, de simplicité et de justesse, d’écoute de cette disparition, où les mots, pierres précieuses et troublantes, ces mots qui éclairent le passé, et que l’écrivain pèse et soupèse avant de les assembler, et où il donne quelque sens à son travail d’écrivain – Quand j’écris, j’écris nécessairement sur autrefois, sur quelque chose de terminé, le temps de l’écriture du moins. Peter Handke traite ses personnages comme une matière, de terre et de pierre, il se glisse dans la profondeur de leur être, laisse paraître des strates enfouies, des souvenirs lointains, des frissons silencieux, des illuminations qui surgissent, comme dans les toiles du peintre des Grandes Baigneuses. C’est le mouvement qui l’importe, le geste, la phrase, ses personnages voient et agissent, sans que l’on en connaisse vraiment les raisons profondes. Dans L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, la vie de Bloch bascule lorsqu’il apprend qu’il est congédié, il va devenir mouvement, d’une salle de cinéma à une chambre d’hôtel, d’un autobus à une auberge où une bagarre va éclater. Peter Handke suspend le temps, comme il suspend la vie de Bloch. L’écrivain saisi les nerfs de ces situations, les tremblements, comme si une caméra passait d’un personnage à l’autre, d’un objet à l’autre, jouant sur les focales, de la plus courte à la plus longue, dans la fluidité, mais aussi l’aridité de sa langue. Peter Handke est un maître sculpteur du style, ses récits ne cherchent jamais à séduire, ils surgissent comme un éclair, qui précède le roulement d’un fort orage dans le ciel de la Sainte-Victoire, et l’auréole de mots et de phrases, choisis avec toute l’attention d’un peintre, qui embrase le passé, et le transforme en présent vivifiant.
Philippe Chauché
(1) Ce volume contient : Les Frelons ; L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty ; Le Malheur indifférent ; L’Heure de la sensation vraie ; La Femme gauchère ; Lent retour ; La Leçon de la Sainte-Victoire ; Le Recommencement ; Essai sur le juke-box ; Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille ; Lucie dans la forêt avec les choses-là ; La Grande Chute ; Conférence du Nobel ainsi que Vie & Œuvre par Léocadie Handke ; « Le chemin se fait en marchant », préface de Philippe Lançon.
(2) Lettre de Cézanne à son fils Paul, in Cézanne marginal, Marcelin Pleynet, Editions Les mauvais jours, 2006
(3) Conférence du Nobel