lundi 28 juillet 2008

Eclats d'Eté

" Sur la route de Shinano
la montagne pèse sur moi -
la chaleur ! " (1)

" Fraîcheur - / les nuages ont de hautes cimes / et de moindres cimes " (1)

" Patiemment nous attendons que la lune s'invite dans notre cercle de vision, alors nous pouvons nous aventurer dans cette redéfinition de l'espace, corps moulés sur les traces du temps, nous en redemandons, et jouissons debout, les pieds dans le sable, les corps transpirant de bonheur, et la lune nous protège. " (2)

La ville change et étouffe, les corps plus ou moins dévêtus traversent l'espace merveilleux sans rien voir, la chaleur est absurde, le soleil n'y est pour rien, elle vient de la terre, des ténèbres, les corps ne savent rien de cette chaleur souterraine, ils s'en remettent à ce qu'ils sentent sur leur pauvre peau salée, je lève les yeux et me laisse entraîner par le vol d'un martinet gris.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Issa / Haïkus / Anthologie / traduct. Roger Munier / Fayard

(2) Esquisses du Bonheur / Philippe Chauché / Roman à paraître dans mille ans

mercredi 23 juillet 2008

La Passion du Vertige


" O tu che se' di là dal fiume sacro " / " O toi qui es au-delà du fleuve sacré ", / tournant vers moi l'aigu de sa parole / qui m'avait paru si dur au plat de l'épée, / recommença-t-elle sans aucun retard. / dis-moi, dis si c'est vrai : à telle accusation, / ta confession doit être jointe. " / Era la mia virtu tanto confusa, / che la voce si mosse, e pria si spense / che da li organi suoi fosse dischiusa. / Mon âme était si confondue / que ma voix s'élança, et s'éteignit / avant d'être sortie de ses organes. / Elle attendit un peu, puis dit : " Que penses-tu ? / Réponds-moi, car les souvenirs tristes / en toi ne sont pas encore chassés par l'eau ". / Confusion et peur mélangées ensemble / me peignirent un tel "oui" hors de la bouche / qu'il aurait fallu les yeux pour l'entendre. / Comme l'arbalète trop tendue / rompt la corde et l'arc, quand part le coup, / et sa flèche touche au but avec moins d'alan, / ainsi j'éclatai sous cette lourde charge, / répandant au-dehors larmes et soupirs, / et ma voix s'affaiblit au passage. / Ond' ella a me : " Per entro i mie' disiri, / che ti menavano ad amar lo bene / di là dal qual non è a che s'aspiri, / quai fossi attraversati o quai catene / trovasti, per che del passare innanzi / dovessiti cosi spogliar la spene ? / Et quels agréments, ou quels avantages / se sont montrés au front des autres biens / pour que tu aies dû les courtiser ainsi ? " (1)

C'est la passion du vertige de la langue, cette musique qui naît sur l'instant et se prolonge longtemps dans la nuit froide, ils s'avancent dans la lumière.


Elle, rayonnante, colorant de sa voix inouïe les chants écrits sur la pierre des murs du Palais, elle si douce, si sévère, si secrète, si aimable, si troublante, si dérangeante. Elle, qui plonge sa langue dans la pierre et le lierre pour nous dire ces chants là. Elle, dont la voix pousse de la terre pour nourir les galaxies fameuses et faire éclater mille branchages odorants de joie et de peau. Elle, qui déchire les phrases, les retourne comme un parchemin. Elle, éblouissement de grâce, elle, Valérie Dréville.


Lui, le moine qui embrasse la prière de Saint-Bernard à la Vierge. Lui, sagesse de la lenteur, qui laisse la phrase résonner entre chaque page du livre invisible qu'il tourne avec la lenteur d'un prieur. Lui, profondeur de la résonance, douceur du verbe, vibration intérieure qu'accompagne son regard d'alchimiste rayonnant. Lui, Michaël Lonsdale.


L'autre, souterrain, sans commune appartenance, explosions de vents intérieurs, de mistral du muscle et de l'âme. L'autre, scalpel de langue à la langue adorée. L'autre, roulements et vertige du poème, tremblement de vers qui délivre la vie de sa pesanteur appliquée. L'autre, vertige volcanique, coulée de lave verbale, aimé des dieux. L'autre, Serge Merlin.

Elle, se glisse sur la scène comme une âme en dérive, résonance sage, qui brusquement explose, voix à la céleste profondeur, miroir du livre, chuchotements, éclairs qui résonnent sur le mur de grâce. Elle attend que les vers résonnent sur sa peau, main qui s'arrondit sous la fureur des mots : Dominique Valadié.

Ecoutez dans sa langue : " Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura, / ché la diritta via era smarrita. / Ahi quanto a dir qual era è cosa dura / esta selva selvaggia e aspra e forte / che nel pensier rinova la paura ! " (2) elle s'entend comme jamais langue italienne ne le fût dans cet espace inouie, elle s'entend et il l'accompagne dans la rigueur glacée de l'Enfer, il la conduit de la main, du regard, vigie, Virgile, qui guide chaque mot. Vigie, qui les entraîne dans la nuit étrange et sombre. Il passe de l'une à l'autre, de celle de Dante à celle de Molière. Comme jamais, la parole fait des miracles. Ange protecteur : Serge Maggiani.

C'est un danseur, un torero du mot, pieds rivés à la cour sacrée, corps épousant chaque mouvement invisible de la pierre, résonnance étrange de mots divins de cette comédie des dieux. La saveur de son savoir est troublante, sa voix s'envole de la terre sacrée vers les étoiles qui veillent à son bonheur : Redjep Mitrovitsa.

Ils furent admirables et dignes d'être vus et entendus. Des mots, des mots, des mots, comme un signe du Paradis. Merci. ( 3 )

à suivre

Philippe Chauché

(1) Chant XXXI / Purgatoire / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

(2) Chant I / L'Enfer / La Divine Comédie / Dante / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

(3) La Divine Comédie / Extraits / Cour d'Honneur du Palais des Papes / Festival d'Avignon 2008 / France Culture

samedi 19 juillet 2008

Question de Souffle

" Mais, heureusement, le corps de l'amour est un corps qui sauve, pensai-je, en me rappelant comment, par cette après-midi, ma femme avait ranimé mon corps avec son propre corps, en me rappelant avec quelle tendresse et avec quelle ardeur nous avions fait l'amour, un peu plus tard, à même le sol de mon atelier, pensai-je, en songeant, précisément, que ce jour-là était le jour où nous avions conçu le corps de notre enfant qui est au plus haut point le prolongement du corps de notre amour, pensai-je, en songeant que Ravèse, qui m'avait toujours fait l'effet d'un homme qui se connaissait bien, pour ne pas dire l'effet d'un homme qui se connaissait à merveille, en songeant, donc, que Ravèse se défiait particulièrement de cette foi en la famille qu'il appelait mon tropisme nucléaire, parce qu'il ne croyait pas en la génération, parce que le corps de notre enfant qui était, pour ma femme et moi, le corps accru de notre amour était pour lui un objet de hantise et d'abomination, du moins dans l'hypothèse d'une paternité qui l'eût touché directement, pensai-je, parce qu'il était dans un rapport si intime avec le temps de sa pensée qu'il estimait, en cet aplomb si ravèsien, qu'il aurait, comme Cronos, englouti ses enfants, pensai-je, en me rappelant notre désaccord sur ce point, désaccord radical, je tiens à le préciser, car, s'il arguait, lui, de la vie de Joyce, de Picasso, et de tous ces génies qui avaient laminé leur descendance, je restai persuadé, moi, que le prolongement du corps de l'amour dans un autre corps n'est pas une chose qui se décrète, mais simplement une chose qui vient, et qui vient toujours pour le meilleur, à moins, bien sûr, que nous le transformions en pire, pensai-je ... " (1)

Lisant ce Retz là, dans la chaleur étouffante d'un été du sud, se dessinait dans mes mains un autre souffle, un souffle qui sauve le corps, un souffle qui ambre une voix, qui la fait s'envoler vers d'autres rues chaudes et peuplées de vierges sinueuses, le souffle de l'actrice s'était glissé dans le mien, le souffle de Ysé montait maintenant de mes lèvres, je souffle et je chasse la mort, simple comme un souffle, pensai-je, c'est ainsi que naissent les miracles, car les mots vont si bien avec le souffle, devait penser Arthur Nauzyciel lorsque ses acteurs posaient leur propre souffle dans le cloître des Carmes, le souffle de la vie s'élevait dans ma rue des martinets hésitants, je souffle et le miracle éclate. Qui peut comprendre ?

" J'ai embrassé l'aube d'été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà emploi de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles; Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassées, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi. (2)



à suivre

Philippe Chauché



(1) Grand Art / Valentin Retz / Gallimard / L'Infini
(2) Arthur Rimbaud / Aube / Illuminations / Oeuvres complètes / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard

jeudi 17 juillet 2008

Traversée de la Folie

Eugène Delacroix
Nous y voici, face à nous cet espace où l'on ne craint pas les masques, où l'art des mots et des mouvements est en permanence en trompe l'oeil. Vous attendiez un drame, c'est une farce, des envolées lyriques, ce sont des gros plans de visages projetés sur un rideau de pierres d'or, vous vous souveniez des longues tirades sur la vie, la foie et la mort, il n'en reste que le coeur, le muscle, le travestissement. Words, words, words, dit-il, ils trouvent une autre résonance dans cette langue qui vous ait inconnue, même si leur essence est projetée sur les cintres. Vous voici, pourquoi en douter, chez William Shakespeare, mais aussi chez Thomas Ostermeier, concentré de théâtre, oreille vive du mouvement, folie de l'acteur engagé sur la scène du drame permanent, mais sans pathos, laissons cela à ceux qui ont les yeux embués par le théâtre de la représentation, vous voici face à Hamlet, admirable et troublant Lars Eidinger. C'est le théâtre des opérations théâtrales, champ d'une bataille perdue d'avance, cimetière de l'idéologie, déchirement des sentiments et des mots, qui frappent comme des balles tirées à bout portant. (1)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Thomas Ostermeier / Schaubühne Berlin / Hamlet / Festival d'Avignon 2008 jusqu'au 20 juillet dans la Cour d'honneur du Palais des Papes.

mardi 15 juillet 2008

La Parole (2)



" ... La question centrale : " croire ? " est passionnante. Mais il serait réducteur de ne voir là qu'une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C'est intéressant aujourd'hui, alors qu'on amalgame " laïcité " et " athéisme ", ou " religieux " et " intégriste ". Dire " je suis croyant " suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d'aborder ces questions. Ce qui m'intéresse, c'est comment vivre. Comment, face à cette inquiétude fondamentale qu'est l'existence, Dieu devient une possibilité, une création humaine pour supporter les deuils, affronter la finitude de nos vies. C'est aussi la question : comment, ou en quoi, peut-on croire aujourd'hui ? " (1)


Le théâtre, lieu nécessaire pour porter cette parole qui délivre, lieu vivant où naissent, meurent et renaissent des corps, suspension du temps, espace de liberté absolue d'où s'élève la parole, justesse de ton, vérité du mouvement, qui semble dire : vous ne me croyez pas ? rien de grave en fait !
Je poursuis mon dialogue éternel avec l'espace et la pierre, je poursuis mes aventures avec les fées de la rue des martinets.
Reconnaissance avant que cela ne commence, rencontre troublante, échange d'éclairs et disparition finale, en attendant la renaissance, un jour peut-être se dit-il !
à suivre
Philippe Chauché



(1) Arthur Nauzyciel / Ordet / Festival d'Avignon 2008 / Cloître des Carmes /

dimanche 13 juillet 2008

La Parole


Piera della Francesca
La résurrection 1458

" Au principe était la parole, la parole était chez Dieu et la parole était Dieu.
Elle était au principe chez Dieu.
Tout a existé par elle et rien de ce qui existe n'a existé sans elle.
En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes.
La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas trouvée. (1)

" La Mort est le Maître absolu " a dit un philosophe. Et saint Paul : " Mort où est ta victoire ? " C'est le fond de la question. L'évidence condamne Jésus, il a l'air du plus fou des hommes. Croire en Dieu est en effet une folie. Le plus curieux est qu'elle peut rendre aussi particulièrement raisonnable. Dieu, en somme, est à double tranchant, et le Diable y veille. Il aime les fanatiques de Dieu, le Diable, les dévots, les intégristes de tout poil. Il compte beaucoup aussi sur les déprimés, les mélancoliques, les négatifs, et encore sur les agités, les allumés, les maniaques du profit, la grande mafia du trafic, la bêtise intelligente, l'orgueil, le calcul, l'indiscrétion, l'envie, bref, sur la confusion générale. " (2)

A bien y regarder les dévots, les intégristes, les agités, les mélancoliques et les déprimés se méfient des miracles, et principalement de la résurrection, surtout lorsqu'elle passe par la parole, d'évidence on est en droit de se demander par quoi pourraient-elle passer d'autre ?
Le miracle et la résurrection dérangent tout autant finalement que la jouissance, leur source est la parole.
On ne dit pas le miracle, on dit la vie qui produit le miracle, dire c'est littéralement chasser la mort, c'est désarçonner les diableries organisées quelles que soient finalement leurs apparences.
On ne dit pas la jouissance, on dit la vie amoureuse qui nourrit la jouissance, elle est affaire de mots tout autant que de corps, il en va de même du miracle et de la résurrection. Rendre la parole étrangère à la jouissance c'est la priver de vie.
Kaj Munk a compris tout cela, et Arthur Nauzyciel l'a porté sous le ciel lumineux du Cloître des Carmes, il fallait simplement être au rendez-vous, il fallait seulement se souvenir que le théâtre (merci Claudel) ne peut pas être étranger à tout ça. (3)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Évangile selon Jean / La Bible / Nouveau Testament / traduc. Jean Grojean et Michel Léturmy avec la collaboration de Paul Gros / Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade.
(2) L'évènement Jésus / Éloge de l'Infini / Philippe Sollers / Gallimard
(3) Ordet (La Parole) / Festival d'Avignon 2008

jeudi 10 juillet 2008

Extases Avignonnaises

Marie-Madeleine

Piero di Cosimo 1462-1521 / Rome

" Ce n'est pas un acte de foi qui a décidé de l'aventure singulière, délibérément hors cadre, qui se manifeste dans ce livre, et va désormais s'exposer. Tout est venu d'un questionnement, d'une fascination, du vertige également qui ne peut qu'emporter ceux qui désirent évoquer, penser, comprendre, figurer un phénomène aussi troublant, aussi dérangeant, aussi insensé que celui de l'extase... Comment représenter ce qui ne se peut voir ? Comme faire images de chairs qui aspirent à se désincarner ? Comment capter les traces, les effets, les lumières, les ombres, les soupirs ou les cris d'expériences ineffables ? Comment restituer par le trait de tels transports, de tels excès, de telles effractions sublimées ? " ( 1 )


Elles se dressent, cathédrales de papier, Marie-Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, Marie de l'Incarnation, Madame Guyon, elle se dressent, corps d'extases, corps sublimes dans le gris, le blanc et le noir de la main du peintre, elles se dressent en suspension dans un bassin miroir qui renvoie l'image éblouie de leurs corps souffrant et jouissant, car c'est bien de cela qu'il s'agit, l'extase, une rencontre invisible.

Elle se dressent comme des tours de papier, s'élancent vers la voûte de la chapelle, réunis pour la première fois, corps séparés et mêlés, corps en résonances, corps de la nuit et du jour, éclats d'extase, communion secrète, dialogue permanent avec leur divin.

Le peintre l'affirme, c'est la rencontre avec Picasso qui le décida à passer la rivière, à devenir ce qu'il est aujourd'hui, artiste inclassable, dessinateur de la rue, du divin, du sacré, de l'acte, du corps dans un mouvement permanent, du drapé lumineux. Les bras s'allongent, les mains se croisent, les yeux vous scrutent, le dessin retrouve sereinement sa juste place, toujours Picasso, regardez ce qu'il a peint, ou plutôt écoutez cette musique du corps, fermez les yeux, mettez-vous au centre de la scène, et brusquement c'est toute la peinture du monde qui vous envahit.

Regardez ce qu'il dessine, placez-vous au centre de la chapelle saint Charles, fixez longuement les sept femmes divines, écoutez ce qu'elles vous disent, et brusquement c'est toute l'histoire du dessin qui vous envahit, c'est ce dialogue permanent entre l'extase et le mouvement silencieux du dessinateur qui illumine votre regard.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Extases / Ernest Pignon-Ernset / André Velter / Gallimard et en ce moment à la Chapelle saint Charles d'Avignon.




mercredi 9 juillet 2008

Un Siècle Divin

" ... convenons qu'il y a bien de la folie à être jaloux ou envieux du bonheur de ses amis, dès que leur félicité n'ôte rien à la nôtre.

... Vous avez bien raison, madame, dit l'Abbé. Ce sont deux passions qui tourmentent en pure perte tous ceux qui ne sont pas nés pour savoir penser. Il faut distinguer cependant l'envie de la jalousie. L'envie est une passion innée dans l'homme ; elle fait partie de son essence : les enfants au berceau sont envieux de ce qu'on donne à leurs semblables. Il n'y a que l'éducation qui puisse modérer les effets de cette passion que nous tenons des mains de la Nature. Mais il n'en est pas de même de la jalousie considérée par rapport aux plaisirs de l'amour. Cette passion est l'effet de notre amour-propre et du préjugé. Nous connaissons des nations entières où les hommes offrent à leurs convives la jouissance de leurs femmes, comme nous offrons aux nôtres le meilleur vin de notre cave. Un de ces insulaires caresse l'amant qui jouit des embrassements de sa femme : ses compagnons l'applaudissent, le félicitent. Un Français, en même cas, fait la moue : chacun le montre du doigt et se moque de lui. Un Persan poignarde l'amant et la maîtresse ; tout le monde applaudit à ce double assassinat. " (1)

" ... Enfin, mon cher Comte, vous commenciez à vous sentir fatigué de mes refus, lorsque vous vous avisâtes de faire venir de Paris votre bibliothèque galante, avec votre collection de tableaux dans le même genre. Le goût que je fis paraître pour les livres et encore plus pour la peinture vous fit imaginer deux moyens qui vous réussirent. " Vous aimez donc, Mademoiselle Thérèse, me dîtes-vous en plaisantant, les lectures et les peintures galantes ? J'en suis ravi : vous aurez du plus saillant ; mais capitulons, s'il vous plaît : je consens de vous prêter et de placer dans votre appartement ma bibliothèque et mes tableaux pendant un an, pourvu que vous vous engagiez de rester pendant quinze jours sans porter même la main à cette partie qui, en bonne justice, devrait bien être aujourd'hui de mon domaine et que vous fassiez sincèrement divorce au manuélisme. Point de quartier, ajoutâtes-vous, il est juste que chacun mette un peu de complaisance dans le commerce. J'ai de bonnes raisons pour exiger celle-ci de vous : optez ; sans cet arrangement, point de livres, point de tableaux. " (1)



Il y a tout d'abord ce livre là, scandaleux paraît-il, licencieux, et pourtant amoureux de l'amour, mais c'est là grand danger pour les sectateurs de la mort. Il y a ce livre venu du Siècle Divin, et qui circule encore en pleine lumière et bientôt sur les ondes d'intelligence de France Culture. C'est bien là, bonne chose.



Mais au défi du texte, se joint celui de la parole, il est un homme qui a saisi et retrouvé les tessitures cachées de la parole, ses résonances secrètes, sa musique complexe et multiple, son rythme troublant qui fouille les profondeurs de la parole et explose en mille étoiles dans le ciel de la ville aux martinets.



Sur la scène de la cour du Musée Calvet, le maître raconte cette folle aventure, l'actrice le regarde avec dans les yeux cette profonde reconnaissance du disciple, une fois de plus sa présence est unique aussi profonde que la richesse de ses envolées amoureuse des mots. Mais il faut savoir entendre, il savoir savoir écouter, en musique dit-il, et oui en musique, cette actrice là, est une musicienne, il serait douloureux de ne pas s'en rendre compte.

à suivre

Philippe Chauché







(1) Thérése philosophe / Jean-Baptiste de Boyer, Marquis d'Argens / GF Flammarion / spectacle radiophonique pour deux voix présenté en public le 7 juillet à Avignon / adaptation Anatoli Vassiliev / avec les voix de Valérie Dreville et Stanislas Nordey / musique : Kamil Tchalaev / chant : Ambre Kahan / prise de son, montage, mixage et réalisation ; Jean-Louis Deloncle, Manuel Couturier, Jacques Taroni / production France Culture / diffusion sur France Culture le 20 juillet à 20 heures /







lundi 7 juillet 2008

Un Palais vers les Etoiles

" Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai dans une forêt obscure / car la voie droite était perdue. Ah dire ce qu'elle était une chose dure / cette forêt féroce et âpre et forte / qui ranime la peur dans la pensée ! Elle est si amère que mort l'est à peine plus ; / mais pour parler du bien que j'y trouvai, je dirai des autres choses que j'y ai vues.../ Qui pourrait jamais, même sans rimes, / redire à plein le sang et les plaies / que je vis alors, même en répétant sont récit ? / Certes toute langue y échouerait / car notre discours et notre pensée / pour tant saisir ont peu d'espace... / Il est un lieu là-bas, loin de Belzébuth, aussi long que s'étend cette grotte, / qu'on reconnaît non par la vue mais par le son / qu'un petit ruisseau qui descend là / par le trou d'un rocher, qu'il a rongé / dans son cours qu'il déroule, en pente douce. / Mon guide et moi par ce chemin caché / nous entrâmes, pour revenir au monde clair ; / et sans nous soucier de prendre aucun repos, / nous montâmes, lui premier, moi second, / si bien qu'enfin je vis les choses belles / que le ciel porte, par un pertuis rond ; / Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles. " (1)

" La Divine Comédie est un projet impossible, c'est clair. La grandeur de ce livre excède le littéraire et, en terme de théâtre, elle le fait tourner à vide. Mais c'est alors qu'à travers l'impossible, je peux atteindre tous les possibles. Oui, tous les possibles peuvent prendre corps et m'offrir une entière liberté dans la forme sensible de l'erreur " ché la diritta via era smarrita ". Mais l'erreur tire sa force sans la loi n'a pas de forme mais seulement intensité et durée. Cette limite est, aujourd'hui, La Divine Comédie. " (2)

On pouvait craindre qu'il ne croit en l'Enfer, on pouvait craindre le pire, les diableries et autres fumisteries macabres, on pouvait craindre qu'en oubliant la lettre, il ne choisisse l'imaginaire de mort qui aujourd'hui a colonisé la pensée et les corps. Mais l'italien est trop nourri des étoiles du Paradis pour miser sur ces sornettes, il dit les corps des damnés qui roulent comme tant de vagues multicolores sur la scène de la Cour d'Honneur du Palais, il dit la chute et son évidente résurrection, il dit la mémoire de ceux qui hier encore traversaient d'autres scènes dans d'autres villes d'autres mondes.

Je suis Romeo Castellucci dit-il, et des fauves vont l'attaquer, risque du théâtre, théâtre du risque. Je suis cette autre flamme lumineuse, acrobate transparent qui escalade le mur du Palais, papillon de vie qui se colle à la pierre, vers Dieu, qui en douterait, vers le Paradis pourquoi penser le contraire.

Je suis ces âmes perdues que le théâtre va sauver, je suis cet enfant rieur qui gifle le diable, je suis ce corps de piano qui flambe et la musique se lève entre les murs gris et blancs. Je suis ce cheval blanc, cette voile qui embrasse les âmes attentives, je suis ces éclats, ces envolées, ces chutes et ces résurrections.

Je suis Warhol qui tombe et se relève alors qu'explosent des écrans de télévision, j'invente une autre résurrection, je suis ces anonymes et ces porteurs d'acte, debout, vibrants, luttant contre la maladie de la mort et ses effets spectaculaires, je suis au centre de la terre, au centre du Palais, dans la Curie du verbe.

Les étoiles m'attendent, je suis patient, mon cheval blanc m'entraîne, mes martinets me disent le chemin qu'il me faudra emprunter pour les embrasser.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Dante / La Divine Comédie / L'Enfer / Inferno / traduc. Jacqueline Risset / GF Flammarion

(2) Romé Castellucci / J'ai quelque chose à dire / Festival d'Avignon 2008 /


dimanche 6 juillet 2008

Le Théâtre Incarné


Le théâtre comme incarnation du verbe, le théâtre comme incarnation du corps, c'est de cela qu'il s'agit dans Partage de Midi, et d'évidence cela n'est pas apparu à tout le monde, question d'aveuglement peut-être, question d'écoute, question profondément musicale.
Dis-moi comment tu as entendu ce Partage là, je te dirai comment tu vis.
Dis-moi ce que tu vois d'Ysé, ce que tu comprends de Valérie Dréville, ce que tu saisis de l'acte de jouer, je te dirai où tu en es avec l'élévation, ce n'est pas autre chose qui se joue là, le théâtre comme élévation du corps, du corps avant tout, de la peau, du regard, le théâtre comme élévation de la parole, les mots jouissent du verbe. (1)
" Claudel, papillon chinois enfermé dans un ours : étonnante plaisanterie de la nature. Mais l'ours danse comme personne, il a surtout une oreille très fine. Il est délicat et sûr dans ses goûts, même s'il n'aime pas particulièrement faire le beau devant les dames ou les éphèbes qui, les imbéciles, se moquent de son apparence. Ses fréquentations à lui, dans la montage, ont pour nom Lao-tseu ou Isaïe, saint Jean ou Eschyle. Drôle de type, vraiment, qui a su que l'ignorance et la surdité, l'oppression et la vulgarité, allaient durer longtemps, très longtemps, dans une obscurité brutale, mais qu'il y avait aussi des paroles qui ne passeraient jamais, des peintures, comme celles de Rembrandt, définitives. Il écoute, il scrute, il lit, il voit dans le noir. Il meurt en disant " laissez-moi, je n'ai pas peur ". Il a grogné, mais c'était aussi pour rire, puisqu'à chaque détour un humour énorme est en lui. Dans une photo saisissante, Cartier-Bresson l'a surpris un jour en train de regarder passer un corbillard. C'est quelqu'un d'autre qui s'en va en terre, pas lui. " Ce qui n'est pour vous que mots et cendres, est pour moi chair, pain, vin, eau, lait, miel, huile, pulpe de fruit. " (2)
Regardez sa voix, une portée musicale, une partition en mouvement permanent qui porte autant d'histoires grecques que chinoises, écoutez ses mains, elles se saisissent du mot qui vient de la terre, du ciel, de la peau, de l'autre, de la phrase qui naît du ventre, voyez comment elle réinvente la diction, trace rougeoyante qui éclaire la pierre de la carrière, écoutez ses pas dans le cimetière où mille âmes caressent sa peau de sable, écoutez son regard de femme d'amour éperdue, écoutez Claudel, ou bien restez dans votre tombe.
à suivre
Philipppe Chauché
(1) Partage de midi / Valérie Dreville / Gaël Baron / Nicolas Bouchaud / Charlotte Clamens / Jean-François Sivadier / Festival d'Avignon 2008 / Carrière de Boulbon jusqu'au 26 juillet /
(2) Connaissance de Claudel / Philippe Sollers / Eloge de l'Infini / Gallimard

samedi 5 juillet 2008

L'Expérience du Corps




" Ysé


O Parole comme un coup à mon flanc ! ô main de l'amour !
ô déplacement de mon coeur !
O ineffable iniquité ! Ah viens donc et mange-moi comme une mangue !
Tout, tout, et moi !
Il est donc vrai, Mesa, que j'existe seule et voilà le monde répudié,
et à quoi est-ce que notre amour sert aux autres ?
Et voilà le passé et l'avenir en un même temps
Renoncés, et il n'y a plus de famille, et d'enfants
et de mari et d'amis,
Et tout l'univers autour de nous
Vidé de nous comme une chose incapable de comprendre
et qui demande raison ! " (1)

L'harmonie de la pierre, de la terre, de la poussière, l'harmonie des étoiles et du miracle.

Écoute, ces corps là sont des mots qui dessinent l'espace. Écoute, c'est un pont de paquebot illuminé au milieu de l'océan Indien que l'on traverse pour une dernière fois, un détroit que l'on franchit encore une fois. Écoute, c'est une femme qui aime, c'est le Partage de l'aventure, c'est un profond sommeil dont on se réveille sous les étoiles. Écoute, c'est la Chine, Hong-Kong, ce temps permanent de l'amour et du divin. Regarde ces corps qui vibrent à l'unisson, qui écrivent le monde en mouvement. Regarde ces voix qui réinventent le mot libéré. Écoute ce corps qui s'offre, écoute ces mots de l'infini.

Le territoire du théâtre, paquebot de la vie, le territoire du théâtre aux mille messes du corps, le territoire du théâtre enflammé, divinement musical, tellurique, profondément nourri de glorieux soubresauts du verbe. Théâtre de la volupté absolue, territoire du théâtre, territoire admirable où n'accostent que quelques amoureux de l'Expérience du Corps.
" Valérie Dreville : En se souvenant du choc que Claudel a eu à la lecture de Rimbaud, on peut affirmer qu'en écrivant il "fait" quelque chose à la langue. Le théâtre nous permet de réinventer la langue en étant fidèle à l'écriture. Vitez affirmait que Claudel n'est pas si éloigné que ça dans ses écrits de la façon dont on parle. Il ne fait pas du naturalisme et donc il faut aller chercher ce naturel dans les profondeurs du texte. Ce n'est pas donné immédiatement mais on le trouve grâce à la versification et à l'unité du souffle. Si on s'attache à tenir cette unité pour chaque vers et à garder le rythme de la respiration, on a des éléments pour trouver l'émotion contenue dans le vers.
Nicolas Bouchaud : Claudel transforme tout usage significatif ou symbolique de la langue en un usage intensif : il fait vibrer la langue. Il explique qu'il ne fait aucune différence entre le sens et le son d'un mot. Cette écriture, arrachée au sens, ne trouve sa direction que dans l'accentuation du mot, une inflexion de la phrase, dans un usage purement intensif de la langue, comme les enfants qui répètent un mot dont le sens n'est que vaguement pressenti pour faire vibrer le mot sur lui-même. Il y a une autre chose dans son écriture comme dans le théâtre grec qu'il a beaucoup admiré, c'est le conflit des idées qui faire dire à chaque personnage : je sais regarder le monde comme une question. " Qu'est-ce que ça veut dire ? ", c'est la question de Mallarmé dont Claudel dit qu'elle l'a guidé toute sa vie. Il y a chez lui la passion de comprendre et dans son théâtre, la volonté d'interroger le monde... avec sa bouche. " ( 2)

Elle est étourdissante Ysé, c'est un typhon Dréville, il est ce pilier de cathédrale que tu caresses de la main, le miracle est là, le vois-tu ? Dréville, Sivadier, Bouchaud, trois flammes incandescentes, saint esprit qui se fait verbe et corps. Qu'ils soient bénis du mot.

C'est Médée en Asie, le satin d'un regard, c'est une élévation majestueuse, habitée des secousses sismiques des pensées de la terre, nourrie des éclats du verbe divin, protégée des dieux. (2)

" Au fond, Claudel est un voluptueux, à la fois très ancien et très moderne. Il prend les choses de plus loin et à la racine, pas de psychologie, une vie des mots en formation : " Il est impossible de donner une image exacte des allures de la pensée si l'on ne tient pas compte du blanc et de l'intermittence. Tel est le vers essentiel et primordial, l'élément premier du langage, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle. " La poésie est un art, et Homère, Virgile, Dante sont contemporains de Baudelaire ou Rimbaud, comme Watteau de Picasso. " (3)

Théâtre essentiel, mouvement essentiel, voix essentielles, corps habités et jouissants, théâtre de la matérialité de la pierre et de la peau, théâtre du corps libéré, liberté du corps théâtral, loin, très loin des représentations du spectacle de la mort qui domine.

La vie palpite là, la vois-tu ?


à suivre

Philippe Chauché

(1) Paul Claudel / Partage de midi / Gallimard
(2) propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2008 / Festival d'Avignon
(3) Partage de midi / Valérie Dreville / Jean-François Sivadier / Nicolas Bouchaud / Gaël Baron / Charlotte Clamens / Festival d'Avignon 2008
(4) Philippe Sollers / Eloge de l'Infini / Gallimard

mercredi 2 juillet 2008

La Nuit Nous Appartient


" Ysé
Ah, nous avons passé Suez pour de bon !
Mesa
Nous ne le passerons plus jamais.
Vous avez raison, voici le plus vieux lieu de la mer !
voici le plus riche réservoir,
La plus grande cuve de teinture, le profond vitre,
La plus puissante poche à vin sur qui se lève la
lune d'ocre claire et le soleil écarlate !
Mais regardez cela maintenant que le soleil
s'abaisse ! C'est des roses !
C'est pur comme un cou de petite fille ! c'est doux
comme une femme ! c'est luisant comme l'émail !
c'est fin comme ces vieux cachemires qui coiffent
les docteurs-de-la-loi !
Ah, il est indigne de souiller un sein si beau ! et de
troubler avec notre Marie-salope ces eaux sacrées
toutes pleines du frai des dieux !
Ysé, à demi-voix.
Voilà le soleil qui se couche, voilà un petit air
de vent qui se lève !
Mesa, à demi-voix.
Voici le soleil qui se couche,
Voici la mer qui fait un mouvement,
Voici le coeur coupable un moment
Qui frémit sous le soupir du ciel. Voici la mer tout
en or,
Comme un oeil vers la lampe. ( Récitant : ) " Ses
yeux ont une autre couleur. La mer change de couleur
comme les yeux d'une femme que l'on saisit entre
ses bras. "
Une très juste comparaison. Si délicate que soit la
chair, par exemple près de la saignée du bras,
Avec ce mélange de tous les tons, depuis le soufre
jusqu'à l'azur et au vermillon,
Elle ne s'empare point comme l'oeil de la lumière,
ses eaux comme d'une autre source. " (1)
Cela se joue dans la nuit, cela s'écoute dans le jour, les voix portées, élevées, enlevées, transcendées, cela s'entend avec le corps, le corps de l'acteur, corps passeur de mots et de corps, corps transfiguré, vivifié par des mots d'un ailleurs d'ici. Claudel jamais aussi présent, jamais aussi vivant.
Cela se joue dès vendredi prochain dans le théâtre de terre et de pierres de la Carrière Boulbon. (2)
à suivre si loin, si près.
Philippe Chauché
(1) Paul Claudel / Partage de midi / Gallimard
(2) Partage de midi / Gaël Baron / Nicolas Bouchaud / Charlotte Clamens / Valérie Dréville / Jean-François Sivadier / du 4 au 26 juillet Festival d'Avignon 2008.