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Edouard Manet |
" Rien de plus difficile à faire qu'un portrait. On voit tout de suite si le peintre dessine de l'intérieur, s'il radiographie ou pas son modèle, s'il maîtrise les moindres métamorphoses de son sujet. " (1)
Dès leur première publique et pudique rencontre - peuvent-elles être autres, se demanda-t-il ? - il fixa ses lèvres, de telles lèvres pensa-t-il, doivent dire plus d'un mensonge par phrase, ce qui n'était pas, loin de là, pour lui déplaire ; il n'attachait que peu d'importance à la vérité, même nue, s'amusait-il à ajouter, lorsque sur cette remarque on le questionnait, d'autant plus, ajoutait-il, qu'il n'y a pas plus beau mensonge que la nudité, croire naïvement que la nudité s'offre dans une vérité non masquée est une pensée magique, et les lèvres qu'il fixait recelaient non seulement une belle quantité de mensonges à venir, mais aussi une amusante fantaisie, il y avait de la fantaisie dans ses lèvres, pensa-t-il, et ce seul constat, justifiait qu'il les fixa ; fixer des lèvres n'est pas donné à tout le monde, d'autant plus périlleux, qu'elles se mirent à bouger, et il n'eut pas besoin de tendre l'oreille pour entendre ce qu'elle avait à dire à cet inconnu, certes élégant, mais qui la fixait, ses lèvres en tout cas, depuis cinq minutes, une telle situation se produisant en un lieu privé ou secret, l'aurait peut-être amusée, mais là, en public, en plein été, et à la terrasse d'un café, où certes elle s'était assise en toute connaissance de cause, ils avaient rendez-vous avait-elle noté sur son Iphone, rendez-vous pour " affaires " avait-elle ajouté :
- Je ne sais ce que vous regardez, mais sachez que ce n'est pas très agréable d'être ainsi examinée.
- Je fixe vos lèvres, répondit-il.
- Et vous n'avez rien de mieux à faire ?
- Dans un premier temps, non ! - et il mit dans ce non, un rien d'ironie -
- Quand vous en aurez terminé, nous pourrons peut-être passé à ce qui nous occupe.
- Rien ne m'occupe moins, je vous l'avoue, que le mouvement de vos lèvres, et si j'ai souhaité vous voir ici, c'est pour vérifier ce que je devinais, je vérifie toujours ce que je devine, c'est mon côté évangéliste disent certains de mes amis, je vous ai vu de loin lors du vernissage de ce peintre dont j'ai à jamais oublié le nom, en passant je me demande toujours comment peut-on peindre sans savoir dessiner, la question reste en l'air, je n'attends pas de réponse, les réponses éclatent, si je puis dire, impudiquement dans cette exposition où j'ai pour la première fois vu vos lèvres, de loin certes, mais j'ai gardé en mémoire les fragments de leur mouvement, d'où cette invitation, sous couvert d'envie d'en savoir plus sur vous et vos dessins justement, car vous dessinez m'a-t-on dit ce soir là, sous couvert, ou à couvert, à vous de voir, sous couvert donc de vous aider à trouver comme l'on dit un "point de chute" artistique, et vos amis qui ont, heureux soient-ils, servis d'intermédiaires, savent deux ou trois choses sur moi, et n'ignorent pas que mon patrimoine, je l'avoue un peu démesuré, accueille parfois, un jour un peintre, un autre un dessinateur, parfois un photographe, le tout au féminin, non par je ne sais quel rêve naïf de ces hommes qui passent leur vie à se prendre pour des féministes - on a les perversions que l'on mérite - mais simplement pour vérifier que mon impression lointaine et première était la bonne.
- Et alors ?
- C'est parfait, je repars avec le mouvement de vos lèvres, pour celui de vos yeux nous verrons cela une autre fois.
à suivre
Philippe Chauché
(1) L'éclaircie / Philippe Sollers / Gallimard / 2012