mercredi 30 septembre 2020

Le coût de la vie de Deborah Levy dans La Cause Littéraire

« Certaines nuits, les étoiles lointaines semblaient très proches quand j’écrivais sur mon minuscule balcon, emmitouflée dans un manteau. J’avais échangé le bureau tapissé de livres de mon ancienne vie contre une nuit d’hiver étoilée. Pour la première fois, j’appréciais l’hiver britannique ».




Le Coût de la vie pourrait aussi s’appeler Le Goût d’une solitude retrouvée ou encore Le Coût d’une liberté nouvelle. Ce livre est le récit finement composé comme un vitrail, de la vie d’une femme après le divorce, de la vie d’une anglaise en liberté. Deborah Levy raconte un épisode de sa vie sentimentale où elle s’éloigne de son mariage : « Quand l’amour commence à se fissurer, la nuit tombe ». Elle quitte la maison familiale avec ses filles, et s’installe dans un appartement du sixième étage d’un immeuble qui attend toujours sa réhabilitation, un immeuble aux murs sinistres des couloirs de l’amour. Installée sur son balcon, elle écrit, et elle lit, écrire et lire, cette passion fixe est au cœur de son récit inspiré et vibrant. Écrire, lire et aimer : « Vivre sans amour est une perte de temps. Je vivais dans la République de l’Écriture et des Enfants ». Deborah Levy se souvient d’un poème d’Emily Dickinson : La gloire est une abeille – Elle chante – Elle pique – Et hélas, elle s’envole ! Une autre phrase fait écho à ce qu’elle vit, à ce qui la traverse : « Je suis “mariée” j’en ai fini avec ça ».

D’autres femmes écrivains sont là, présentes : Audre Lorde, Marguerite Duras – On a toujours plus d’irréalité que l’autre – ou encore Simone de Beauvoir, des femmes écrivains en guerre ouverte contre les habitudes, pour être reconnues comme femmes, écrivains, en guerre pour leurs noms, ces noms qui donnent la vie et engendrent des livres et des films : Son nom de Venise dans Calcutta désert. Elle note que les hommes qu’elle croise ne donnent que rarement les noms de leurs femmes, elles sont sans noms, donc invisibles. Le Coût de la vie fait voir le nom, et la vie d’une femme, qui sait poser des noms sur les visages.

« Ma nouvelle vie se résumait à chercher des clés dans le noir ».

« L’écriture est une question de regard, d’écoute, et d’attention accordée au monde ».

« Je parle à ma mère pour la première fois depuis sa mort. Elle écoute. J’écoute ».

Le Coût de la vie n’a rien d’une autofiction, rien non plus d’un manifeste féministe enragé contre les hommes, mais c’est une ode à cette vie nouvelle, avec ses doutes, ses silences tendus, ses interrogations permanentes, mais aussi ses vives critiques, ses remarques piquantes visant des hommes qu’elle croise. Une ode également à la féminité, à la liberté en mouvement, au corps et aux mots libérés ou qui tentent de l’être. Le Coût de la vie est un livre porté par un caractère, un style, une voix (parfois les livres gagnent à être lus à haute voix, c’est le cas ici, comme c’est le cas des romans de Marguerite Duras). Ode aux enfants, à sa mère qu’elle accompagne jusqu’au dernier regard, ode à l’amitié, à son cabanon où elle écrit, à cette nouvelle liberté qu’elle enfourche comme son vélo électrique. Même s’il n’est jamais simple d’être en roue libre. Deborah Levy possède une force singulière, tellurique, unique, qui rend son livre incomparable, saisissant, séduisant par son énergie littéraire, sa légèreté, sa liberté, par une langue qui surgit comme le vent (1) et nous bouscule.

Philippe Chauché

(1) « L’écrit ça arrive comme le vent », Marguerite Duras

http://www.lacauselitteraire.fr/le-cout-de-la-vie-deborah-levy-par-philippe-chauche?fbclid=IwAR0aEYna39GklK0TUA9QfGSKvj_KUK6X7tVzooJM6BrOOOzhOkkmq0ndekg

samedi 26 septembre 2020

Lire et écrire en Automne dans La Cause Littéraire

 Bientôt dans La Cause Littéraire 


" La chouette, plus belle que jamais, referme le livre couleur de havane ; oh c'est frappant, elle ressort de sa lecture comme pomponnée, la mieux pomponnée des coquettes. " 

Ce roman ne ressemble à aucun autre.  Il ressemble à la voie lactée, une étoile donnant naissance à une autre, comme une phrase enfante une note d'un bas de page, et les notes foisonnent d'idées romanesques. L'aventure du roman est une explosion de visions, c'est un   livre étourdissant, pétillant et renversant. 


" Se défaire de l'actualité, rejoindre son éternité, éterniser ce qui a été aimé et qui est digne d'amour : l'adhérence à la gravité de la grâce, et son envol.

Etre ici et maintenant pour être à tout. " 

Les Météores de l'écrivain traversent le ciel, le livre s'en couvre, comme une partition éclairante et romanesque. Les mots sont pesés, comme de la poudre d'or. 


" Il existe dans un village confidentiel, une lourde porte champenoise qui abrite des concertos mystérieux, des marches funèbres et des violons d'Ingres.

Les propriétaires, retraités et discrets, y cultivent et y taisent leurs jardins secrets. 

Ça et là, le temps tournoie et collectionne. "

Eric Poindron collectionne les livres et les licornes, les étoiles, les salamandres, et transforme le verbe en or.  C'est un alchimiste rieur et joueur, qui fait résonner ses mots dans le choeur heureux de la poésie. 


Il aurait pu être torero, garçon de café, jongleur, montreur d'ours ou encore amoureux des hirondelles et chasseur de baleines, il fut un peu de tout cela, ses livres sont des capes jaunes où se mirent ses aventures fantasques.

" En Espagne, les greguerias seraient faites d'une large phrase, d'un feston de devises, d'une contexture proverbiale ou grave, l'acceptation de l'instantané, de ce qui attire l'attention sur l'intense vie des atomes qui en définitive, nous forment et nous composent. "





" Tolstoï est muet sur les droits de l'homme. Il ne lui propose que des devoirs, en échange du bonheur, qui est dans la pureté de conscience. Il offre donc une religion, car cette philosophie a la loi : elle en porte le caractère capital, qui est de fixer entre l'individu et l'univers, entre l'amour-propre et l'amour de Dieu, un rapport immuable, où le doute n'est plus permis et où au regard de l'infiniment grand, le moi est infiniment petit, une quantité négligeable, un pur rien. " 

Le style ne prend pas de rides, André Suarès vivant, pourrait être le titre de cette superbe réédition. 


Philippe Chauché 



vendredi 25 septembre 2020

Sanguinaires de Didier Ben Loulou dans La Cause Littéraire


« Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d’exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l’émotion en marées hautes » (Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité) (1). 

Sanguinaires est l’album d’un photographe de l’intranquillité et du tragique qui rôde. La lumière qui décline porte ce tragique. Le photographe la saisit, la nuit s’annonce, le ciel en témoigne, et la mer en porte les premières traces. Le photographe est là, face au large, c’est une Ode Maritime (2) qu’il offre, à ses pieds un reflet dans une flaque de mer, et le bleu noir profond de la Méditerranée, c’est la première photo de Sanguinaires. L’histoire se poursuit, un palmier qui se dérobe, une terrasse face à la mer qui se lève, l’écume des vagues comme une lettre adressée au photographe attentif à son précieux regard. Des volets bleus qui s’ouvrent sur un jardin. Là, des pins parasols qui s’élancent telles des vigies. Ici, le regard d’un mouton, et toujours cette incroyable lumière sous tension, où le ciel bleu, gris, noir rejoint l’ocre de la terre, et le vert des arbres. Plus loin les deux voiles blanches d’un petit voilier que l’on imagine en bois précieux, la chair rouge d’une pastèque qu’entame une lame, les Sanguinaires sont là, sous nos yeux, une profonde et éternelle présence. Sanguinaires est un album où les images se livrent au regard unique de Didier Ben Loulou, attentif au moindre murmure de la lumière, mais aussi à ce que révèle son regard. 




 « … c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu » (Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays,) (1). 

 Comme le fait, ou devrait le faire un romancier, Didier Ben Loulou compose ses photos : ses cadres sont précis, ses couleurs profondes et riches, ses sujets choisis, comme un écrivain choisit ses mots avec précaution et grande attention, il mise sur le murmure (admirable photo d’un lit recouvert d’un velours rouge qui semble oublié des corps qui l’ont un jour habité), ses photographies possèdent cette présence qui les rend uniques. Elles résonnent d’histoires de cette terre Corse que le photographe a habitée durant trois années. Sanguinaires est un livre de mémoire, des lieux visités et admirés, des bonheurs partagés qui se sont dissipés, le ciel qui se charge de nuages noirs en témoigne. Didier Ben Loulou est un photographe de la trace, du passage, de la nature silencieuse, révélés par la lumière, un photographe de l’instant suspendu, du temps posé, et ce temps est étourdissant. 




 Philippe Chauché 

 (1) Fernando Pessoa, Yves Bonnefoy, Malcom Lowry, Albert Camus, en ouverture de Sanguinaires. 

 (2) Fernando Pessoa, trad. Dominique Touati, revue par Parcidio Gonçalves et Claude Régy, Editions de la Différence, 2009 (Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer, / Partir vers le lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite…). 


samedi 19 septembre 2020

Roland Jaccard dans La Cause Littéraire


« Auden est mort à Vienne en 1973, une ville idéale pour mourir. J’y suis d’ailleurs mort plusieurs fois. Auden voulait savoir la vérité sur l’amour. Il pensait, tout en présumant qu’il avait tort, que l’amour dure toujours. Ce ne fut pas le cas » (Wystan Hugh Auden, Dis-moi la vérité sur l’amour).

Roland Jaccard met de l’ordre dans sa bibliothèque. Il note quelques brèves remarques éclairantes sur des livres anciens ou récents, qui le troublent, le renvoient à sa vie, à ses souvenirs doux et amers, à ses incertitudes, ses échecs, à ses amours perdus, une rupture entraîne le besoin de revenir sur soi-même, écrit-il, en ouverture de cette confession amoureuse. Roland Jaccard est un oisif qui écrit de très courts romans, vifs, élancés, nostalgiques, tragiques, amoureux, des courts romans, comme l’on dit des courts métrages, qui flambent comme flambent les aphorismes de son ami Cioran, le journal d’Amiel, ou les pensées acides de Schopenhauer.

La Liaison dangereuse (1) qu’il a nouée avec Marie a elle aussi pris feu, un brasier dont des flammèches lardent encore le cœur et la plume de l’écrivain des vertiges (2). Le gentil garçon (3) sait qu’il ne se baignera plus jamais à la piscine Deligny en compagnie de quelques dandys amateurs de ping-pong, qui savent que pour écrire, il faut être leste, léger et mordant. Roland Jaccard écrit sur des écrivains intempestifs qu’il fréquente, depuis qu’il sait lire une arme à la main, ceux qui ont pris quelques rides avec lui, ou ceux qui pourraient être ses enfants et même ses petits-enfants s’il avait une descendance de sang, et de lettres. Son œil veille, et en quelques phrases il saisit la force, l’élégance, l’originalité, l’enchantement des écrivains de sa bibliothèque. Ils devraient être reconnaissants d’être aussi bien lus, il en va de même des films qu’il évoque en quelques phrases, en quelques brasses (The Swimmer) et il se demande si comme Burt Lancaster il ne court pas à sa perte.

« Les écrivains sont des damnés chanceux : il y a toujours une sylphide pour veiller sur eux. Ce n’est plus mon cas. Ma désinvolture m’a laissé seul face à moi-même. J’aurais tort de me plaindre : je n’y suis pas en si mauvaise compagnie. Tout au moins quand je relis Dafu » (Yu Dafu, Le Naufrage).

Les écrivains et les sylphides habitent toujours avec beaucoup de grâce et de légèreté les livres de Roland Jaccard, même si parfois, fidèle à sa mauvaise réputation, il en égratigne certains. Dis-moi la vérité sur l’amour est un heureux badinage, qui parfois tourne à l’orage. Un livre d’admiration et d’un impossible oubli. On y croise Court vêtue (Marie Gauthier), « L’amour devrait être réservé à l’adolescence… » ; ou encore Miss Lonelyhearts (Nathanaël West) ; mais aussi, Centre (Philippe Sollers), « J’avais souvent médit de lui, mais que serait la littérature sans la médisance et le snobisme ? » ; C’est tout ce que j’ai à déclarer (Richard Brautigan), « Il donnait l’impression de se foutre de tout et pourtant il était capable de faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre, disait Philippe Djian » ; et Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (Alain Laurent). Des romans et des portraits, des biographies, des éclats et des admirations avec toujours la présence de Marie, comme une ombre qui se dessine, désormais insaisissable : le Portrait de Marie Céhère.

Philippe Chauché

 (1) Une liaison dangereuse avec Marie Céhère (L’Éditeur)

(2) Vertiges (Editions Distance)

(3) Confession d’un gentil garçon (Pierre-Guillaume de Roux)

https://www.lacauselitteraire.fr/dis-moi-la-verite-sur-l-amour-roland-jaccard-par-philippe-chauche

 

mardi 8 septembre 2020

Le Bon, la Brute et le Renard de Christian Garcin dans La Cause Littéraire


« Il se sentait comme atteint d’un syndrome que, faute de mieux, il avait baptisé du nom de “syndrome de la balle de ping-pong” – qui rebondit rapidement d’un point à l’autre selon un itinéraire qu’elle n’a pas décidé. Il en venait à se demander s’il n’était pas lui-même le personnage d’un autre qui le manipulait à sa guise ».
 
Le Bon, la Brute et le Renard est un roman chinois d’aventures américaines et françaises, un roman français d’aventure sous influence chinoise. Un roman qui rebondit d’un personnage à l’autre, d’une histoire l’autre, avec la vivacité étourdissante d’une petite balle blanche de quatre centimètres de diamètre et de moins de trois grammes, plongée dans un bain tourbillonnant. Il y a là sous nos yeux : trois chinois, Menfei, Zuo Lo et Bec-de-canard, partis de Chine pour la Californie, à la recherche de Yu, la fille de Menfei, dont il est sans nouvelles, ils vont croiser deux policiers américains dépêchés par la famille de Wolf Springfield disparu lui aussi. Il y a également Chen Wanglin, un écrivain qui n’écrit plus, paraît-il, chargé lui aussi de retrouver une jeune chinoise disparue entre Paris et Marseille. Le Bon, la Brute et le Renard est un roman où se croisent ces trois destinées aventurières, un roman porté par des dialogues étourdissants de drôlerie.
 
Les trois mousquetaires, que nous pourrions baptiser Groucho, Harpo et Chico, tant leurs échanges dynamisent et dynamitent le roman, le couple de policiers dont la gradée est tout aussi séduisante que son nom est imprononçable, ou encore le chinois romancier à Paris et à Marseille. Tous se demandent ce qu’ils font dans cette histoire, dans cette jonque qui a des allures de galère, un peu comme les personnages de En attendant Godot de Samuel Beckett. Et comme chez Samuel Beckett, on rit beaucoup à écouter Menfei, Zuo Lo et Bec-de-canard, le Bon, la Brute et le Renard, dont les dialogues sont ciselés comme des répliques de théâtre, d’un théâtre qui ne se prendrait fort heureusement pas au sérieux. Pour tout compliquer, dans Le Bon, la Brute et le Renard, on parle chinois, anglais, finnois, un peu français, on lit la poésie des Tang, des Yan et des Song, on y croise Don Quichotte (le livre), on s’égare et l’on manque d’air, tant il fait chaud dans le désert californien pour nos compères à la langue bien pendue, et aux réparties tourbillonnantes.
 
« Tu lisais, toi, enfant ? demanda Bec-de-canard.
Jusqu’à douze-treize ans, oui.
Et après ?
Après j’ai été adolescent et je suis devenu con.
Ouais, moi pareil.
Plus tard on s’en rend compte, et on passe le reste de la vie à essayer de redevenir aussi subtil, curieux, intelligent, malin et ouvert à tout ce que l’on était jusqu’à douze-treize ans.
Ça dépend des individus. Moi je suis devenu con plus tôt. A onze ans, maximum ».
 
Christian Garcin nous offre là un roman d’exception, une aventure littéraire inspirante et inspirée, où se croisent des univers – les enquêtes d’Ouest en Est, des États-Unis à la France – qui se répondent, se répandent dans un miroir où l’image se multiplie à l’infini. Le Bon, la Brute et le Renard n’est pas un nouveau roman sur une fiction en train de s’écrire, un pensum littéraire – les protagonistes de ces histoires loufoques et sérieuses se demandent si l’auteur de leurs aventures sait ce qu’ils sont en train de vivre, et finalement s’il maîtrise tout cela ! C’est tout l’inverse qui se produit, une brillante comédie endiablée se joue là, où l’ombre du metteur en scène se glisse entre les dialogues, non pour faire l’intéressant, pour quelques effets distanciés, mais pour le jeu romanesque, les disparitions et les apparitions, pour sourire de ce qu’il a imaginé et romancé, pour le plaisir d’inventer des histoires, plus improbables les unes que les autres. Ce roman est un vaste et réjouissant jeu des 7 familles. Le Bon, la Brute et le Renard séduit par sa grâce, son humour, sa légèreté, sa vélocité romanesque, ses inserts poétiques, ses descriptions fines et acérées, ses silences inspirés, ses dialogues piquants, où le réel se joue de l’imaginaire et où l’imaginaire aspire le réel, et où tous les personnages ont l’impression de dire : je préférerais ne pas ! Si l’art du roman est un jeu de 52 cartes, Christian Garcin possède le roi de pique, le valet de cœur, la reine de trèfle et les deux jokers, qu’il mélange avec bonheur, sans se départir du sourire à peine dessiné d’un joueur qui sait qu’il va remporter la mise, faire sauter la banque et réveiller la littérature par cette réjouissante fantaisie romanesque.
 
Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/le-bon-la-brute-et-le-renard-christian-garcin-par-philippe-chauche

samedi 5 septembre 2020

Darrigade de Christian Laborde dans La Cause Littéraire


« Je suis de l’Adour, de Narrosse, de Dax, des chemins bordés de haies, des clairières et des bosquets, du soleil généreux, de la pluie, des bêtes paisibles, et d’une métairie. Et je voulais aider mes parents qui travaillaient la terre d’un autre. Comment les aider : en étant à mon tour métayer ? Non. Il me fallait partir et réussir. Comment réussit-on, quand on est Landais et fils de métayer ? On devient torero ou champion cycliste.
Je m’appelle André Darrigade et j’ai pris le vélo par les cornes ».
 
Christian Laborde écrit Darrigade, et l’on entend le roman du vélo, l’éloge des Landes et du gascon, l’épopée du Tour de France. Darrigade est une ode à des instants précieux, à des hommes de qualité qui sprintent vers la gloire, à cette langue qui s’envole sur les routes de Chalosse, et dans les cols Pyrénéens. Christian Laborde écrit Darrigade, comme l’immense poète gascon Bernard Manciet écrivit Per el Yiyo (1), un hommage vivant et vibrant à un rouleur, un sprinteur, un coureur au swing unique, exceptionnel, comme celui chanté par un chœur antique, au torero El Yiyo, né à Bordeaux et tué par le taureau Burlero, dans les arènes de Colmenar Viejo en Espagne. Dédé-de-Dax roule, il roule comme l’orchestre de Duke Ellington, sérieux et fou à la fois, ses envolées sur les circuits et les routes du Tour sonnent comme les solos de Paul Gonsalves.
André Darrigade est né en Chalosse, dans les Landes, on le surnomme Dédé-de-Dax, une terre où l’on parle la langue des Gaves et des Pins, une langue qui roule comme l’Adour. André Darrigade en jaune et en vert dans le Tour de France, c’est pour bientôt. En attendant : en 1939, il monte sur son premier vélo, rouge – le rouge des joueurs de pelote et des écarteurs, le rouge des bérets des bandas –, et André, couché sur son vélo rouge, est le plus grand champion de tous les temps. Les années défilent, la guerre, l’occupation et le Tour suspendu, jusqu’à cette année décisive, 1947, où pour Dédé-de-Dax, tout bascule. Les premières courses et une première licence : Débutant. Les Grands Prix se suivent et il les remporte tous. Un champion est né, une étoile file vers la gloire, le Tour, et les cols des Pyrénées. Il faut pour les grimper du souffle, du style, de l’élégance et du swing, celui des grands sorciers du vélo – Robic, Kübler, Coppi –, et le blond Landais a plus d’un tour dans ses jambes et ses bras. Car il en faut des jambes et des bras pour remporter 22 étapes du Tour de 1953 à 1966, pour devenir champion du monde et de France, s’imposer dans les Six jours de Paris, pour rouler, rouler encore, rouler avec style, comme Christian Laborde, écrivain affûté et à l’affût, écrit son épopée. Il faut avoir les reins d’un écarteur Landais, les jambes d’un marathonien, le souffle d’un alpiniste, et l’œil d’un aigle. Il faut avoir de la tenue, du cœur, et placer Jacques Anquetil sur le plus haut sommet de l’amitié, comme sur celui du Tour.
 
 
 
« André Darrigade est vaillant, résistant, puissant, adroit. André Darrigade supporte le mauvais temps, la canicule et la douleur. André Darrigade est un fabuleux sprinteur et un increvable bouffeur de vent ».
 
Christian Laborde écrit là, une admirable odyssée, un magnifique portrait d’un coureur hors norme, où l’on croise Robic (2) – Il a rendu aux foules le goût de l’épopée – Raphaël Geminiani –, Loustalas l’écarteur – Loustalas, long et lent, tout de blanc vêtu, pareil au héros de l’Écarteur, le roman lumineux d’Emmanuel Delbousquet –, Roger Lapébie, Fausto Coppi, Louison Bobet, mais aussi Yvette Horner qui faisait valser les maillots sur le Tour et chavirer le cœur des français, et Françoise, Françoise qui deviendra son épouse – Elle est si jeune, Françoise, et tout est si merveilleux, si fort, si exaltant… –, et enfin la montagne. Les montagnes, ces juges de paix aux cols de neige et de pierres, où tout se joue, se révèle, où l’on perd les pédales et où l’on gagne des maillots. Darrigade est le grand roman d’une époque, les Trente glorieuses, le grand roman du vélo, cet art de l’éclair, de l’éclat, que pratiquent des forçats (3) et des dieux. Christian Laborde signe là, le plus touchant, le plus précis, le plus enchanté, le plus admiratif de ses livres, de ses éclairs romanesques et historiques. Un livre qui se lit à voix haute, qui se chante, comme un scat qu’épouserait le gascon, un livre qui swingue comme Claude Nougaro (4) et Dédé-de-Dax sur son vélo à Zandvoort, les Pays-Bas, le circuit, les dunes, la mer, le vent que nul ne gouverne, même les roisDédé-de-Dax était de ces rois, qui ont enchanté le Tour de France en gouvernant les cœurs, les vents et les tempêtes.
 
Philippe Chauché
 
(1) Editions L’Escampette 1996
(2) Robic 47, Christian Laborde, Editions du Rocher
(3) Forcenés, Philippe Bordas, Gallimard, Folio
(4) Claude Nougaro, le parcours du cœur battant, Edition Hors-Collection


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