jeudi 31 mai 2018

Florence Delay dans La Cause Littéraire

 
 
« Debout de trois quarts, elle penche vers nous un visage grave et tendre, mais on s’enfouit d’abord sous les plis de sa robe de soie corail bordée d’un galon doré, alourdie de brocarts et brocatelles – aux motifs d’artichauts, d’orles, de pommes de pin, couleur cendre et cannelle. Elle la soulève du bout des doigts comme si c’était chose légère » (Casilda de Tolède).
 
 
 
Haute couture est une pierre précieuse, un saphir, qui éblouit par ses fins éclats savants et lumineux. Un ouvrage tout en style, en finesse et en grâce. Un livre brodé et orné, consacré aux saintes de Francisco de Zurbarán, l’un des génies de la peinture espagnole du Siècle d’Or. Des saintes qui ont pour nom : Casilda de Tolède, Elisabeth de Portugal, Juste et Rufine, Catherine d’Alexandrie, Agathe de Catane, et Apolline. Des saintes venues de si loin et si resplendissantes sous le pinceau et les couleurs de Zurbarán le sévillan. Toutes plus touchantes et étourdissantes de présence, saisissantes par la beauté des soies et des brocarts dont le peintre a l’audace créatrice de les couvrir, la grande douceur des couleurs et les instruments de torture qu’elles arborent, comme des trophées, là une épée, ici un gros clou, ailleurs un bâton muni d’un crochet, ou encore une roue dentée.
 
« Les voilà donc prêtes à ressusciter et à entrer au paradis en habit de gala. Elles laissent loin derrière elles, sur terre, la cruauté des hommes quand leur désir est précisé. Car ces belles filles, pour la plupart, furent violemment désirées ».
 
Haute couture est leur brève histoire, l’histoire de ces saintes désirées et meurtries, aimées et trahies, de ces saintes en révolte – J’adore celui qui fait trembler la terre, que la mer redoute et que le vent et toutes les créatures craignent – et il n’est pas inutile de rappeler que Florence Delay fut la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, la seule, l’unique, inoubliable par sa force, sa justesse, sa douce étrangeté, sa grâce, sa force miraculeuse, et sa noblesse. Le peintre sait ce que sont, d’où viennent ces saintes qu’il habille, qu’il fait revivre, comme il fait vivre ses toiles, ses « natures mortes », ses « vies silencieuses » en anglais, ses « bodegón » en castillan. Il peint ses oranges, ses pommes, comme un visage, les vies palpitent sous sa palette.
 
 
« La troisième à Séville, les yeux humides levés vers le ciel, attend son fiancé mystique. Sur son front, la ferme couronne du martyre. Elle se tient de trois quarts, encadrée par la roue dentée qui passa sur son corps et l’épée qui mit fin à ses jours. La main posée sur la roue dompte la cruauté, l’autre brandit sa victoire sur la mort. Vêtue de couleurs tendres, la promise attend, confiante. Sur sa robe rose-violet se déploie à partir de l’épaule une mante dont les motifs imprimés, jaune topaze et orangé, rappellent les pierres de la couronne ».
Haute couture est un passionnant et troublant voyage au centre de la peinture des saintes, de ces « vierges et martyres » théâtralement vêtues que l’on reconnaît de loin, grandes, jeunes, belles, tenant ou pas la palme du martyre, dévoilant ou cachant la trace d’un miracle. Secrètes. Florence Delay nous fait voir ces vierges, et nous fait entendre les battements de cœur du merveilleux Siècle d’Or – tout l’or des peintres : Diego Velázquez et Francisco de Zurbarán, et tout l’or des mots : Miguel de Cervantès, Lope de Vega, Tirso de Molina, Lope de Vega et Calderón de la Barca, que Florence Delay fréquente et admire, c’est son Espagne Or et Ciel.
 

Philippe Chauché

http://www.lacauselitteraire.fr/haute-couture-florence-delay

mercredi 16 mai 2018

Dominique Preschez dans La Cause Littéraire








« Dans la vie éblouie par l’instant d’amour, où tout va sans rémission aucune ; oiseaux que nous sommes en fusion avec quel autre continent de nos propres origines, inconnues ? retenu par l’erreur fortuite d’une rencontre furtive, à pied d’air, l’homme jeune à genoux, goûte à sa langue percée d’un écrou qui adhère…
Le faut-il ? s’accorder avec le premier venu, comme si même à venir la vie se devait d’attendre la rencontre ; et se survivre à soi… ».
 
Le Trille du Diable accorde le roman, les romans, à l’improvisation musicale, la note, comme la phrase est tenue, elle virevolte et côtoie d’autres phrases, d’autres notes, qui ne cessent de résonner. Le Trille du Diable est un roman en résonnance avec la vie, les vies de Dominique Preschez. Dans la partition de sa vie vécue et romancée – Je vis, donc j’écris. Je vis, donc je joue –, l’écrivain musicien fait résonner sa phrase accordée à celle qui la précède et à celle qui va s’écrire, qui va naître – faire entendre les trilles avec ses petites figures de notes qui augurent de la suite –, comme naissent les accords les plus fulgurants et les plus surprenants. Et s’il mise sur la résonnance, il affectionne aussi les ruptures, les cassures, les changements de pied et d’accords, de tempo – écrire c’est aussi ne pas craindre de sauter dans le vide.
 
Le Trille du Diable est un roman absolu, qui se joue des contraintes littéraires, comme Antonin Artaud s’est joué des contraintes théâtrales. Le Trille du Diable s’appuie, comme l’organiste qu’est Dominique Preschez, sur des combinaisons de notes, de phrases et d’accords, qui s’offrent à ses mains et à ses pieds, il a la main et le pied légers. Tenir la note et la faire résonner, comme l’on tient une phrase et qu’on l’accompagne dans sa résonnance, l’écrivain s’y emploie avec brio. Sa partition : la vie qui s’ouvre à lui, qui s’est ouverte à sa jeunesse et à son adolescence sauvage.
 
« … A corps perdu, chante la cantatrice asservie à sa passion les litanies d’un livre d’heures, tout au long de la journée à se sentir délivrée d’elle-même à mesure qu’improvisant des récitatifs ad libitum, les notes de passages diatoniques ou chromatiques dessinent le corps solide d’accords imaginaires ouïs dans les corridors : neuvième dominante majeure à la Debussy libère son parfum de musc / de grenade sur la gamme par tons… ».
 
Le Trille du Diable est un fragment de roman, des romans fragmentés, saisis par le basculement tellurique des histoires qui s’y bousculent. C’est l’enfance, l’enfance et la musique, les corps et la littérature : A cor et à cri de Michel Leiris ô l’informaticien des mots, ici, La Cité d’Edgar Varèse timbres déterminés aux percussions chevauchantes & braillantes sirènes en alarmes premières, là, Les Clochards célestes de Jack Kerouac l’émerveilleux ensommeillé par le froid de l’eau qui engourdit ses pieds, ou encore La Mer de Debussy par Claudio Abbado-le-grand-Eclaireur & l’Orchestre du Festival de LucerneLe Trille du Diable, danse avec Ivan : il lui semble gagner du terrain sur la vie, comme une dernière forme de bonheur et avec Rachid, Rachid & Ivan ont cherché à s’enfuir du temps qui passe. Dominique Preschez  est un faiseur d’images, comme l’on dit un faiseur de miracles, à la manière de Godard d’hier et d’aujourd’hui, celui de For Ever MozartNotre Musique ou encore Adieu au langage, il construit son roman en séquences qui se chevauchent, se poursuivent, s’ignorent, s’oublient, se retrouvent et se comblent de bonheur, comme deux corps amoureux.
 
« … Intubé sous l’eau remuée des draps marqués au sang : Chambre du crime six cent soixante-six à l’hôpital général, en ranimation nu / appareillé / dessanglé / heureux mortel, Ivan s’est vu revêtir un vêtement de Lumière… ».
« … De par une semblance d’inachevé Le Trille du Diable d’Ivan, à contre-courant, évoque un goût de revenez-y que délivrent les carnets d’amnésie, ou vain souvenirs… ».
 
Le Trille du Diable est aussi le roman du retour au langage (1), du langage retrouvé, mais qui reste encore frappé de soubresauts, de tremblements, le journal de bord d’un musicien en quête de mémoire, de mémoires romanesques, Romans(s) comme l’on dirait Trille(s), Chant(s), Choral(s), et Sonate(s), qui s’ouvrent sur la nuit, où des corps glissent entre les éclats des étoiles filantes, c’est ainsi qu’il convient de lire Le Trille du diable.
 
Philippe Chauché

(1) En 1992, Dominique Preschez a été victime d’une rupture d’anévrisme le privant de toutes ses facultés y compris le langage.

http://www.lacauselitteraire.fr/le-trille-du-diable-romans-dominique-preschez

samedi 12 mai 2018

Arnaud Le Guern dans La Cause Littéraire


Rencontre avec l’écrivain éditeur Arnaud Le Guern, que nous dédions à Clément Rosset



Arnaud Le Guern a écrit sur Jean-Edern Hallier (Stèle pour Edern),Richard Virenque (in Gueules d’amour),sur des chanteurs avec Thierry Séchan (Nos amis les chanteurs, dernière salve),ou encore sur Paul Gégauff (Une âme damnée),sur lui (Du Soufre au cœur et Adieu aux espadrilles),sur Vadim (Un playboy français),et enfin sur Frédéric Beigbeder (L’Incorrigible). Des romans, des biographies romancées, des romans biographiques, des esquisses de romans, avec à chaque fois une même constance, une même pâte, que l’on pourrait définir comme un style français dans la tradition des Hussards, de Michel Déon à Jacques Laurent et Roger Nimier, sous l’œil amusé d’Antoine Blondin.

La Cause Littéraire : Ce style français évoqué ici vous convient-il ? Style et manière d’écrire et de vivre, dans ce que j’appellerais la légèreté tragique, et sans jamais que le tragique ne vitrifie le style. Lisons « J’aime les filles que je peux appeler ‘jeune fille’. Peu importe l’âge. Les nymphes se moquent des années » (Du Soufre au cœur), mais aussi : « Il nous parle d’une époque où les écrivains étaient les invités permanents du 7art. Les commandes des producteurs tombaient du jour pour le lendemain. Des sujets stupides auxquels il fallait donner du nerf, de la tenue. Un mot pouvait sauver un film du ridicule » (Vadim, un playboy français), ou encore : « La légèreté de tes parures est la signature de l’été » (Adieu aux espadrilles). D’où vient cette passion française de la légèreté, et, d’où viennent ces intérêts affirmés pour ces écrivains et cinéastes, certains sont aujourd’hui oubliés, mal lus ou mal vus ?

Arnaud Le Guern : Même si les « Hussards » n’existaient pas, brillante invention de Bernard Frank dans un article des Temps modernes, j’ai lu – et je lis – et j’aime les écrivains que vous citez. Un peu moins Déon, sans que je puisse précisément expliquer pourquoi. Mon préféré étant sans doute Jacques Laurent, plus encore quand il signait La Bourgeoise ou La Mutante sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent. Ces écrivains en effet avaient l’art dans leurs écrits et dans leurs vies, me semble-t-il, d’allier légèreté et profondeur, petites joies et mélancolie. Tout ce qui me plaît et, donc, me convient parfaitement quand vous évoquez « ce style français », que j’essaie toutefois de mêler à une approche « gonzo » de mes sujets. La légèreté, je la perçois donc comme une de nos dernières libertés, dans une époque de plomb.

La Cause Littéraire : Comment êtes-vous devenu écrivain ?

Arnaud Le Guern : « Ecrivain, disait un ami, c’est excessif ». S’il s’agit d’une profession, c’est la plus mal payée de France… Donc j’écris parce que je n’ai pas trouvé mieux que les mots pour esquisser des silhouettes et donner un peu de corps aux histoires qui me passent par la tête.

La Cause Littéraire : Pourquoi avoir écrit sur Gégauff, Edern Hallier, Beigbeder ou encore Vadim ? Vous rêviez d’être scénariste, auteur à succès ou encore cinéaste ?

Arnaud Le Guern : J’ai écrit sur Hallier parce que son cadavre encore fumant me permettait de faire du trampoline. Sur Gégauff et Vadim parce que, dans leurs genres et sans y toucher, c’étaient des génies. Sur Beigbeder, parce qu’une éditrice me l’a demandé, parce que Frédéric est un homme élégant – ce qui devient rare – et parce que j’avais envie d’écrire sur un beau vivant, en me jouant de son image publique.

La Cause Littéraire : En plus des Hussards, quels sont les écrivains qui vous ont marqué, passionné et même énervé ?

Arnaud Le Guern : Dans le désordre, sur le vif, avec des oublis : Paul-Jean Toulet, Françoise Sagan, Pierre de Régnier, Bret Easton Ellis, Léon Bloy, Jean de Tinan, Marc-Edouard Nabe, Georges Bernanos, Gabriel Matzneff, Jean-Jacques Schuhl, Homère, Paul Gégauff, Drieu la Rochelle, André Breton, Jay McInerney, Bernard Frank, Colette, Louise de Vilmorin, La Rochefoucauld … Je vous laisse imaginer celui, parmi ceux-ci, qui a pu m’énerver.



La Cause Littéraire : Il y a une photo amusante, où l’on vous voit aux côtés de Clément Rosset, Frédéric Pajak, Roland Jaccard, Frédéric Schiffter, Jérôme Leroy et Dominique Noguez, drôle de rencontre ? Vous avez des intérêts communs ? Joyeux dynamiteurs ?

Arnaud Le Guern : Alors que je viens d’apprendre la mort de Clément Rosset, j’ai repensé à cette photo et cette rencontre. La seule avec lui, d’ailleurs. Rosset, que je connais mal, mais dont j’avais lu Route de nuit(L’Infini, Gallimard), son carnet de dépression. Dans mon souvenir, l’art avec lequel il relatait les épisodes cliniques de cette période pénible de sa vie donnait une folle envie de l’imiter. Cette photo fait suite à un dîner organisé par Roland Jaccard. Je ne sais pas si nous étions de joyeux dynamiteurs. Par contre, j’ai toujours un infini plaisir à lire ou voir Roland – auquel je dois d’avoir écrit sur Paul Gégauff –, Jérôme Leroy, Frédéric Schiffter ou Dominique Noguez. Des hommes stylés, dans leurs mots et dans la vie.

La Cause Littéraire :Une citation de Paul-Jean Toulet ouvre votre roman Du Soufre au cœur :« Ce que j’ai aimé le plus au monde, ne pensez-vous pas que ce soit les femmes, l’alcool et les paysages ? ». C’est une esquisse de votre portrait ?

Arnaud Le Guern : Je ne sais si c’est une esquisse, mais je me reconnais volontiers dans ces mots de PJ Too Late.
Qu’aimez-vous le plus au monde aujourd’hui ?
Ma fiancée, ma fille et le souvenir de mes chats.
Que détestez-vous le plus au monde ?
La délation permanente à l’œuvre aujourd’hui, notamment sur ce qu’on appelle les réseaux sociaux. Incarnation très contemporaine de la bêtise crasse.
Et ce qui vous laisse indifférent ?
Le reste.

La Cause Littéraire : Vous vous présentez, sur la quatrième de couverture de Adieu aux espadrilles, comme éditeur et flâneur non salarié, c'est-à-dire ?

Arnaud Le Guern : Tout simplement que j’aime œuvrer avec des auteurs en vue de l’édition de leurs textes, puis accompagner la publication, mais que, depuis quelques années, je ne suis plus le salarié d’une maison. Ce qui désespère ma banquière, mais me laisse la liberté de flâner à ma guise, même si aujourd’hui j’apprécie ce port d’attache que sont les éditions du Rocher.

La Cause Littéraire : Quel rôle jouez-vous dans l’édition et notamment aux éditions du Rocher ? et chez Séguier ? En flânant vous cherchez des auteurs ?

Arnaud Le Guern : Au Rocher, je travaille depuis 3 ans avec Bruno Nougayrède, qui dirige la maison, et avec ses équipes afin de trouver et éditer de belles plumes, de bons textes, en littérature française mais aussi des essais, des enquêtes des témoignages. Chez Séguier, le plus chic des éditeurs, j’ai publié Vadim, un playboy français, et édité People Baazar, les mémoires de Jean-Pierre de Lucovich. Mais, surtout, Jean Le Gall, à la tête de Séguier, est un ami précieux, avec lequel les conversations sont toujours un plaisir. Et de ces conversations, parfois, naissent des idées de livres…

La Cause Littéraire : Enfin de quoi sera fait l’avenir littéraire d’Arnaud Le Guern ? Vous avez des projets ? Des livres qui s’écrivent en ce moment ? Finalement quel est votre état d’esprit en ce moment ?

Arnaud Le Guern : Des romans, des essais, édités par mes soins aux éditions du Rocher, sont à venir : Nager dans les dollars, roman à l’humour très noir de François Marchand, un portrait très personnel de Roger Federer par Thomas Sotto, puis à la rentrée : le deuxième roman de Vladimir de Gmeline, une déclaration d’amour à l’automobile de Thomas Morales, des nouvelles d’Eric Neuhoff … Entre autres. Quant à moi, je suis en train d’achever mon prochain roman.


Philippe Chauché

Nous avons appris la disparition du philosophe Clément Rosset, le 28 mars dernier. Grand lecteur d’Althusser, En ce temps-là, de Schopenhauer, Philosophie de l’Absurde, de Nietzsche, et de Wittgenstein, amateur de musique, Mozart, une folie de l’allégresse, lui-même pianiste, cinéphile amusé, il a fondé sa pensée sur le tragique, le réel et la joie. Il a publié aux Editions de Minuit et aux PUF dans la collection Perspectives Critiques que dirigeait son ami Roland Jaccard.