dimanche 24 mai 2015

Karl Kraus dans La Cause Littéraire





" Cela faisait des siècles qu’on ne crachait plus quand passait un écrivain. "
"Avant la création du monde, le dernier couple d’humains sera chassé du jardin de l’hôpital. "
" Il y a des gens qui en veulent toute leur vie à un mendiant de ne rien lui avoir donné. "
" Proposition pour regagner cette ville : modification du dialecte et interdiction de la reproduction.
Karl Kraus écrit à Vienne, entre deux catastrophes annoncées, la fin de l’empire austro-hongrois des Habsbourg et l’avènement du national-socialisme allemand. Il ne cesse dans son journal Die Fackel de mettre en garde ses lecteurs contre la ruine qui s’annonce. Karl Kraus est en guerre, en guerre permanente contre la langue frelatée des journalistes, contre la bourgeoisie, le mensonge, la corruption, et la manipulation des masses, mais aussi les complaisances douteuses et les dénis de justice. Il manie la satire et l’attaque directe, la visée frontale, c’est un snipper, la plume et la parole, car il se pique également d’organiser des soirées de lectures publiques qui connaissent de grands succès – ce que j’écris est du théâtre écrit.



" Ils ont la presse, ils ont la Bourse, maintenant ils ont aussi le subconscient ! "
" Les barbiers de village ont une pomme qu’ils fourrent dans la bouche des paysans avant de passer le rasoir. "
" Les journaux, eux, ont le feuilleton. "
" Le nigaud qui parle d’art trouve immodeste l’artiste qui en parle. "
" L’escroquerie escroquée, telle est la dernière pitrerie inventée par une culture déréglée. "
 
 
 
Karl Kraus, profondément conservateur – il coexiste chez Kraus un conservatisme étroit et un esprit iconoclaste, brillant, radical et irréductible (1) – va en 1918 soutenir la coalition des sociaux démocrates et des chrétiens-sociaux, avant de s’en écarter, ce qui lui vaudra là encore de renforcer le camp de ses ennemis – il est toujours plus simple de compter ses amis. Au cœur du volcan politique autrichien, il poursuit sans relâche la publication de son journal. Acte politique et social, mais aussi acte d’écrivain convaincu de la nécessité de défendre la langue les armes – du langage – à la main – qui peut douter que les dérèglements de la langue n’annoncent pas ceux du monde. Au centre tellurique viennois, Karl Kraus écrit, lit, écoute et regarde, et sa revue ne passe pas inaperçue. Il est lu par Robert Musil – une même génération et un même silence de l’un pour l’autre et de l’autre envers le premier –, Elias Canetti – qui lui rend hommage lors de son discours de réception de son Prix Nobel de Littérature en 1981 et qui va préfacer La littérature démolie (2) – ou encore Wittgenstein. Ses relations ne seront jamais de tout repos. Il ne ménage pas ses attaques – en voisin – contre la psychanalyse, le sionisme de Theodor Herzl – haine de soi diront certains observateurs –, les femmes, du moins certaines – le carnaval tragique de la femme qui essaie de prendre la place de l’homme ou de se mettre à son niveau (1) –, le nazisme – la langue arbitre tout – en ce qui me concerne, je n’ai aucune idée sur Hitler (3), sa ville –Vienne a de beaux environs où Beethoven allait souvent se réfugier –, les architectes, les journalistes –ils écrivent parce qu’ils n’ont rien à dire et ont quelque chose à dire parce qu’ils écrivent.
 
" Le diable est bien optimiste s’il croit pouvoir rendre les hommes encore  plus mauvais. "
" Un gourmet me disait qu’en regard de la crème de la société il préférait la lie de l’humanité."
 
 
 
Karl Kraus mine la société qui défile sous ses yeux – sur le mur aveugle de mon bureau –, porte l’arme aiguisée de sa plume dans la plaie des lâchetés, des renoncements, de la modernité en marche – Le déclin moderne du monde s’accomplira quand la perfection des machines révélera l’incapacité à fonctionner des hommes – et des multiples renoncements. Ne jamais baisser la garde, voilà ce que pourrait être sa devise.
 
Philippe Chauché
 
(1) Pierre Deshusses qui a traduit et préfacé Pro domo et mundo
(2) Rivages
(3) Troisième nuit de Walpurgis, Agone

http://www.lacauselitteraire.fr/pro-domo-et-mundo-aphorismes-et-reflexions-ii-karl-kraus

lundi 18 mai 2015

Ground Zéro dans La Cause Littéraire






« J’aime l’acier poli du canon ou le bois spécial pour la crosse ainsi que l’élégance et la finesse des mécanismes qui propulsent la mort. Celui-ci était un Glock 17, fabrication autrichienne, de couleur chat noir ».
 
Ground Zéro, ou la passion des armes, de l’art précis du tir embusqué, où tout est toujours question de juste place, de position du tireur couché (1). Roman de l’aventure d’un tireur d’élite qui vend ses services de haute valeur ajoutée à quelques commanditaires qui eux seuls savent à quoi et à qui tous ces assassinats peuvent servir, Ground Zéro est un roman guerrier. Glacial, terrifiant, troublant, mêlant l’art subtil de l’intrigue à celui tout aussi saisissant de la manipulation et de l’assassinat politique.
 
« Je n’ai jamais de contact organisé avec les politiques, et il va de soi aussi que je suis inconnu des DRH des groupes qui font appel à moi, car ce genre d’initiative échappe à leur compétence officielle. Certaines activités de mes contacts dans les conglomérats financiers ou autres sont inconnues même de leurs escort girls, si vos voyez ce que je veux dire ».
 
Ground Zéro, ou la passion du rock et du jazz – puis vient John Coltrane, le son de son instrument monte vers la cime des pins en volutes lentes et douloureuses –, des AK 47 et des M16, des armes de choc dans les mains, et des accords de guitares saturées dans les oreilles, un saxophone pour un dernier voyage. Walter, William, W, le tueur aux identités mouvantes participe moyennant de très beaux cachets à des petites guerres privées qui valent mieux qu’une grande guerre publique.
De l’Italie à la frontière Mexicaine, en passant par Manhattan, dupe de rien ni de personne, acteur d’une guerre sociale qui ne dit pas son nom, il exécute comptant de juteux contrats, et les hommes tombent sous ses balles d’acier trempé, jusqu’à ce que la machine bien huilée dont il est l’un des rouages, ne se grippe et ne se retourne contre lui. Un bon agent clandestin est souvent un agent mort, grand principe du retournement des alliances appliqué ici à la lettre. Jean-Paul Chaumeil a lu et bien lu Manchette et Debord, l’un pour le style, l’autre pour le dévoilement du spectaculaire intégré (2) dont il fait la matière de son roman.
 
« Les rares types que je voyais de près avaient le visage terreux et ressemblaient à des zombies sortis des entrailles de la terre pour me déchiqueter. Je me souviens parfaitement que j’étais en train de perdre les pédales ».
 
Ground Zéro est aussi le roman de la chute, celle des corps qui tombent comme des mouches des Tours Jumelles de New York, une dernière mission qui enclenche le compte à rebours. Il doit récupérer une mallette diabolique. Ses secrets : des listings de transactions bancaires, des ventes massives d’actions, un rapport de la CIA, anticipant les attentats du 11 septembre. Jean-Paul Chaumeil s’empare des théories du complot qui circulent toujours, l’effroyable imposture (3), et autres pamphlets conspirationnistes des plus nauséabonds, pour en faire l’un des axes – du mal – de son roman. Ground Zéro est un roman sans failles, le portrait d’un sniper qui ne doute de rien, qui fait avec talent son métier, le crime n’est pas sa raison mais sa matière en fusion.
 
« … je vois une silhouette qui braque sur moi un Sig-Sauer, je fais un geste pour repousser la balle, je la vois qui file vers moi, puis je ne la vois plus, je penche dangereusement en arrière, j’ai la très nette impression que je bascule dans le vide… »
 
Philippe Chauché
 
(1) La position du tireur couché, Jean-Patrick Manchette, Folio policier, ou encore pour l’intégrale Romans Noirs, Quarto Gallimard
(2) La Société du Spectacle Commentaires sur la Société du Spectacle, Guy Debord, Gallimard
(3) L’effroyable imposture, Thierry Meyssan : il est inutile de lire ces ragots signés par un individu peu fréquentable et dont l’antisémitisme n’est plus à prouver, il sévit notamment sur son site réseau Voltaire International (tout un programme !)


http://www.lacauselitteraire.fr/ground-zero-jean-paul-chaumeil

mardi 5 mai 2015

Jean-Claude Schneider et ses peintres dans La Cause Littéraire



« La vue m’est venue avant la parole, avant toute autre chose. Elle est mon premier effleurement du monde. Vivre, dès lors, c’est ne plus interrompre mon regard, être dans l’incapacité de redevenir aveugle ».
 
L’écrivain ne fait pas que regarder les toiles, les dessins, les gravures, les ardoises, les aquarelles, les vitraux, il les voit, c’est alors qu’il peut écrire. La Peinture et son Ombre est un livre de voyant – Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant (1) –, de l’œil à la langue, il y a un livre et des peintres. La littérature et son Ombre, la peinture et sa Lumière, le bel agencement des mots est là pour vérifier tout cela.
 
« Je l’ai longtemps regardée, cette gravure : sinuosité de la ligne qui creuse le relief des nuées, hachures obliques de la pluie, l’eau recueille la lumière, l’humanise après l’orage qui s’éloigne, mais cruelle demeure la blancheur au-dessus des trois arbres ».
 
L’écrivain comme jamais se mesure à la matière vivante, aux encres, aux pigments, aux traits et aux creux, à la surface et au volume, aux jeux impérieux de la lumière, à l’évidence, à cette dimension que l’écriture jamais ne connaîtra, aux couleurs et aux silences – à ces natures endormies et silencieuses que l’on ne cesse de vouloir nous faire passer pour mortes. Dans l’effervescence de son regard et de sa plume aiguisée : Nicolas de Staël, Jean Bazaine, Gilles du Bouchet, mais aussi Alberto Giacometti et Denise Estéban.
 
 
 
« La vie aurait pu être une vaste tenture. Bleue dans la régularité des jours, mauve quand les heurts du destin la rudoient. Or il n’en reste que des lambeaux éclaboussés, salis, oh violents et tendres, accrochés à quelques poutres sombres » (2).
 
L’écrivain si proche de la matière, et de la nature, comme René Char – Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce – (3), si proche des modulations, des écoulements, des gerçures, des tonalités, des traces et des traits, mise sur les verbes et les mots pour s’approcher au plus près des toiles et des dessins. Pour s’y glisser – une nouvelle fois se faire voyant des masses en mouvement s’amalgament, se compénètrent, tandis que les remous de la lumière les arrache par brides à une nuit vibrante, elle-même avatar d’une foule d’autres nuits, (4) et dérouler sous nos yeux ses phrases toutes ourlées de matière en fusion. A la manière de l’Homme qui marche, Jean-Claude Schneider arpente les tableaux et les gravures, face à face entre l’écrivain-poète et les peintres. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter des mots aux couleurs et aux mouvements – de la peinture les mots n’ont rien à dire – et des poètes, pour cette raison, s’obstinent à écrire sur elle – mais de trouver dans leur agencement un écho, une trace, un prolongement, une fusion comme on le dit de la matière.
 
 
 
« Cela qui a lieu lorsque les bords de la toile, du papier, ne comptent plus, ne sont plus des limites qui arrêtent, mais des rivages, peut-être, où aborder quand le mouvement y conduit le regard… » (5).
 
Le regard glisse, s’enfonce resurgit s’accroche puis repart, il en va de même des phrases de l’écrivain-poète, il dit ce qu’il voit – confusion de verts, de bruns, de bleus, quelques rouges, masse compacte et dense, veinée, balafrée de larges rigoles noires – ce qu’il entend de la musique de la toile. Il écrit sur le motif, sans se priver de l’audace joyeuse de s’en éloigner, du visible à l’invisible, de la représentation à son abstraction, et nous offre des éclairs lyriques, des respirations littéraires, des éclats, des soubresauts, des lumineuses visions, un dialogue sans fin avec les peintres.
 
 
 
Petit bémol : il manque à ce beau travail d’éditeur quelques reproductions de toiles et de dessins au cœur du livre, non comme illustrations mais comme traces des attentions de l’auteur.
 
Philippe Chauché
 
(1) Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny
(2) Respirant la lumière. Devant des grandes toiles de Jean Bazaine
(3) Nicolas de Staël, 1952, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
(4) L’épaisseur du réel, peintures de Nicols de Staël
(5) Aller devant vers ce qui fut, écritures de peintre, peintures de Pierre Tal-Coat