dimanche 29 juin 2008

Les Heures d'Aimer (2)

" Le chemin de l'amour est un chemin de fin du monde, pensai-je, en fixant mon regard sur les cuivres du bar du café Select, en noyant mes yeux noirs dans ses reflets dorés qui ne me rappelaient pas seulement la chevelure de ma femme mais aussi le chemin dont elle m'avait si souvent parlé, celui qu'elle avait baptisé chemin de fin du monde et qui serpentait encore, quelque part, dans une de ces forêts mythiques que l'enfance traverse avec ses yeux neufs, pensai-je, ce chemin de terre lourde dont l'imperceptible montée attirait ses pas, ce chemin de soleil et d'ombres couvées dont le dais de lumière qui en gardait le terme continuait, par-delà les années, à lui évoquer un secret plus inaccessible que la petite clairière dont elle veillait l'entrée, pensai-je, comme si ma femme, mon amour, avait toujours su que, de la même manière qu'au milieu des ténèbres brille une lumière que les ténèbres ne connaissent pas, au centre de la lumière s'évanouit un secret que la lumière elle-même ne peut pas connaître, un secret dont le chemin est un chemin de fin du monde, pensai-je, en songeant que moi aussi, dans mon enfance à moi, j'avais rencontré sous la forme d'un animal un secret similaire, un secret aux yeux jaunes étonnamment marbrés, pensai-je, en me remémorant ce chat noir que j'avais tant aimé et qui, sans explication ni même un adieu, avait décidé de mourir par un jour d'été brûlant, à la fin de ma septième année. Oui, le chemin de l'amour est vraiment un chemin de fin du monde, pensai-je, sur la banquette en cuir brun de l'arrière-salle du café Select où Ravèse et moi avions tenu la plupart de nos conversations, et où je l'attendais. " (1)




Je me disais qu'il fallait un certain talent, et beaucoup de concentration pour saisir ce que me montrait le cadran de la rue, qui à hauteur de vol de martinet, accrochait ses heures d'aimer , il n'était pas question de prendre cela au pied du chiffre qu'éclairait la flèche noire qui se détachait du mur de pierre blanche, mais de laisser cet espace temporel réfléchir au centre de chacune de mes pensée, il fallait laisser ces heures d'aimer rebondir dans la pupille de mes yeux, sur la peau tendue de mon ventre, au centre des mots que je traçais sur mon cahier d'écriture matinale. C'était cela la tension absolue du chemin de fin du monde, un chemin temporel où chaque seconde n'est autre qu'un léger déplacement dans l'air chaud de l'été, marqué par une ombre noire qui donne au mur blanc cette marque toujours changeante du temps en mouvement.

" Savez-vous pourquoi je vous regrette, Madame la marquise ? C'est que vous n'êtes pas une femme comme une autre, et que je ne suis pas un homme comme les autres, car je vous apprécie mieux que ceux qui vous entourent. Et savez-vous pourquoi vous n'êtes pas une femme comme une autre ? C'est que vous êtes bonne, quoique bien des gens ne le croient pas. C'est que vous êtes simple, quoique vous fassiez toujours de l'esprit, ou plutôt que vous le trouviez tout fait. C'est votre langue. On ne peut pas dire que l'esprit est dans vous, mais vous êtes dans l'esprit. Vous ne courez pas après l'épigramme, c'est elle qui vient vous chercher. " (2)

C'est ce temps vide en mouvement qui me convient, mon corps ne s'est jamais senti aussi léger, vivant, exposé, sous la protection des vierges qui sommeillent sous les soleil et des martinets rêveurs qui chantent sous mes fenêtres.

" Retenu, en attente - l'évènement ; infime, léger. Il est l'allée et la venue, ne laissant nulle trace. " Où un côté s'éclaire, dit Maître Dôgen, l'autre reste dans l'ombre. " Enfoui dans la ténèbre, ainsi demeure l'évènement. " (3)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Valentin Retz / Grand Art / Gallimard / L'Infini
(2) Lettres à Madame la marquise de C., pendant l'année 1787 / Charles-Joseph de Ligne / Lettres et pensées / Collection In-Texte Tallandier
(3) François Meyronnis / De l'extermination considérée comme un des beaux-arts / Gallimard / L'Infini

samedi 28 juin 2008

Les Heures d'Aimer



" Nous embarquons. Constance, voici votre cabine, reposez-vous, nous nous retrouverons sur le pont un peu plus tard. Je vous montrerai le large et le soleil qui s'y cache ! Nous voilà embarqués pour traverser le siècle. Laissons derrière nous leurs cris, leurs dénonciations, renoncements, allégeances, luttes, grèves, violences, ambitions, soumissions, révoltes, dollars, euros, yens, livres, lingots, leurs tableaux, enfants, journaux, bibliothèques, jouissances, malaises, musées, usines, corruptions, films, dénonciations, humiliations, télévisions, leurs héros, tout ce bestiaire qui les hante. Nous voguons vers la Grèce... Voici Constance nue, les yeux dans le hublot de la cabine. Tatiana envahie par le roulis de mes reins, qui tangue, se penche un peu en avant. Constance rattrapée par une houle céleste. Tatiana qui nage, fait la planche, plonge, coule, me happe, m'avale, me livre son coeur. Constance jouit au large, dans la nuit qui nous conduit vers les îles, qui déploie ses ailes sur mon ventre. Tatiana avide d'improvisations dans ma lave. Extase du temps, temps suspendu de l'extase. Nous devenons monstres marins, coquillages, algues transparentes, mérous imprudents, thons miroirs, poissons chats, dorades, poissons pilotes, élégies d'écailles et d'éclats d'eau. J'écris à l'encre marie notre céleste jouissance. " (1)
Il ne l'avait pas remarqué tout de suite, il a fallu qu'un soir elle lève les yeux de la fenêtre du sud pour le découvrir, incrusté dans la pierre, brûlé par le soleil, lavé par la pluie et le mistral. La journée il offrait ses flèches noires pour nous dire si le temps était venu, si vous nous accordions à ses nuances et ses mélodies. Elle poussa l'investigation jusqu'à déchiffrer ce que les siècles tentaient d'effacer, les heures d'aimer, ce poste d'observation du temps gagné misait lui aussi sur l'amour, il en fût heureux.
" Cette nuit-là fut prodigue en éclairs, de beaux éclairs comme l'été sait en produire ; et à peine le spectacle achevé, un léger roulent de tonnerre s'éleva du désert, formant une mince croûte ininterrompue à la surface mélodieuse du silence. Puis une fraîche ondée survint, pure, bienfaisante, et l'ombre aussitôt se peupla de silhouettes se hâtant à l'abri des salons illuminés, robes et pantalons relevés au-dessus des chevilles, parmi le brouhaha des voix et des exclamations de plaisir. Les lampes imprimaient un court instant la nudité des corps sur les étoffes transparentes qui les recouvraient. Quant à nous, nous nous dirigeâmes sans un mot vers la tonnelle, derrière les rangées de fleurs en pots, et nous nous assîmes sur un banc de pierre sculpté en forme de cygne. " (2)
Il passait ainsi son temps entre deux coups de vents à se plonger longuement dans les eaux tumultueuses des écrivains voyageurs, des navigateurs du verbe immobile, des solitaires amoureux, des moines rieurs, des danseuses joueuses, il en revenait chargé d'or.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Esquisses du Bonheur / Philippe Chauché / roman à paraître dans mille ans /
(2) Le Quatuor d'Alexandrie / Lawrence Durrel / Buchet Chastel

A Servir Très Frais

" On gagne la confiance de l'ennemi afin de le tranquilliser, tandis qu'en secret on complote sa perte. On n'agit que lorsque tous les préparatifs sont achevés de peur qu'il ne change de dispositions : " La dureté se cache sous la douceur. " (1)

" Le mauvais torero, comme tout mauvais artiste, confond l'art et la stratégie, l'exactitude et l'opportunité. " (2)

" On cesse d'être jeune au moment où l'on ne choisit plus ses ennemis, où l'on se contente de ceux qu'on a sous la main. " (3)

" Le chanvre ne renverse pas de façon spectaculaire et brutale comme la mescaline, il agit traîtreusement, selon son style propre qui a quelque chose de factice et de mystificateur. " (4)

" Prochain stade du gnangnan : une Déclaration universelle des Désirs de l'Homme et du Citoyen. " (5)

" ll est étonnant de voir dans le coeur de certaines femmes quelque chose de plus vif et de plus fort que l'amour pour les hommes, je veux dire l'ambition et le jeu : de telles femmes rendent les hommes chastes ; elles n'ont de leur sexe que les habits. " (6)

Il convient tout d'abord de posséder un poulet d'un bon kilo, quelques olives noires bien grasses et dénoyautées, un récent prix Goncourt dont on aura préalablement enlevé les arrêtes, des amandes en poudre, deux ou trois oignons frais, de l'ail, un peu de bouillon de poule ou de culture, de l'huile d'olive de l'année, du sel, une ou deux poignée de gnangnan et de chichi, du poivre et quelques épices de votre choix, seule condition qu'elles étonnent votre palais sans le brûler.

Commencez par hacher l'ail et l'oignon, côte à côte vous les faites revenir dans un faitout avec un peu d'huile d'olive, pendant qu'ils se retournent et perdent leur blanche couleur, coupez votre poulet, après l'avoir abattu d'un coup de fusil, en morceaux pas trop gros, ni trop petit, enfin c'est comme vous le souhaitez, n'oubliez quand même pas de le plumer, car la plume attache ! Tout se mélange à loisir, puis ajoutez votre récent prix Goncourt, du sel, du poivre, les amandes, et les épices citées plus haut.

Vous avez maintenant quarante minutes à consacrer à : votre maîtresse, votre femme, la dernière conquête de la nuit, vos enfants, votre testament, votre rasage matinal - si vous vous mettez en cuisine le matin -, ce dernier roman que vous n'avez pas terminé, repasser vos chemises blanches, cirer vos chaussures en cuir noir, rédiger une recette stupide sur votre blog. Mais attention dix minutes avant la fin de la cuisson, jetez dans le faitout les olives noires, et patientez un peu.

Si cette recette ne plaît pas changez d'adresse, coupez votre téléphone, ouvrez le gaz, ou recommencez en remplaçant le poulet par un chevreau vivant.

à suivre et bon appétit

Philippe Chauché

(1) Les 36 Stratagèmes / Manuel secret de l'art de la guerre / Rivages poche

(2) José Bergamin / L'art du Birlibirloque / traduc. Marie-Amélie Sarrailh / Le temps qu'il fait

(3) Cioran / Syllogismes de l'amertume / Gallimard

(4) Henri Michaux / L'infini turbulent / Mercure de France

(5) Frédéric Schiffter / Traité du cafard / finitude

(6) La Bruyère / Les Caractères / Garnier

vendredi 27 juin 2008

Le Moine de la Roche Plate

Lorsqu'il m'arrivait en ces temps de dériver dans les rues de la ville invisible, je prenais soin, de n'en rien dire à personne.
Le vide se contemple seul.
J'évitais donc d'être accompagné de quelque jeune amoureuse aux seins océaniques et au regard de diva abandonnée et suicidaire. Je me faufilais entre les roches, les os de baleine, et les planches de surf brisées, tirais de la poche de mon veston une fiasque de whisky, et offrais ce divin breuvage au Moine de la Roche Plate :

"... A Biarritz, le commerce le plus prospère est celui des cartes postales. Comme les chefs d'oeuvre de la peintre, elles rendent visible l'invisible. Aucun touriste, ni, d'ailleurs, aucun Biarrot, ne voit ni ne verra ce que montrent ces images : la ville, en son entier, bordée par ses plages, ces naïades hollywoodiennes dénudées et allongées sur le sable, ou encore ce surfeur solitaire tranchant de sa planche le bleu de la vague. Ces vues d'un Biarritz utopique sont en vente partout. On les fait tourner sur leurs présentoirs. On les choisit avec soin. Photos-souvenirs de moments non vécus, elles témoignent qu'on s'est bien rendu nulle part, destination de tout départ en vacances. Chaque été, j'en achète un lot pour y griffonner des divagations, des S.O.S., des imprécations, des prières, des déclarations d'amour ou de guerre, des messages obscènes, que sais-je, mais je ne les adresse à personne. Plus tard, peut-être, je les rangerai dans un classeur. Je l'intitulerai : Album d'un ego triste. " (1)

" Sur le marbre de sa tombe, Thomas Hobbes fit inscrire cette boutade ; " Voici la seule pierre philosophale ". Pour amener les gens à la méditation métaphysique, pas de meilleur moyen que de les obliger à trouver les mots de leur épitaphe. " (1)

" J'aime tellement m'écouter parler, que je rêve de ventriloquer mes contemporains, mes interlocuteurs, mes proches, comme les romanciers ou les dialoguistes le font avec leurs personnages ou leurs interprètes. Le bonheur d'entendre de la bouche des autres, en polyphonie, une pensée unique, la mienne. (1)

Lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de passer du jour au jour dans les rues de la ville des martinets, je ne m'occupe que de moi, et laisse les sollicitations charnelles à leurs propres décombres. Les vierges perchées me saluent de l'auréole, les Papes joyeux m'offrent parfois une coupe de vin de Chateauneuf du Pape, les chiens m'évitent, les chats me surveillent de la griffe, les rats sont pétrifiés, tous savent que je ne pense qu'à une chose, faire trois fois le tour de la ville sans ravitaillement et sans respirer, et c'est à n'en pas douter une forme d'hygiène mentale qui me réussit.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Frédéric Schiffter / Traité du cafard / finitude



jeudi 26 juin 2008

L'Isolé

Il est fortement déconseillé de fréquenter cet écrivain, il fût dit-on un peu fasciste, nationaliste, anti-démocratique, nihiliste, vous pouvez si cela vous amuse compléter la liste.
Il passa sa vie à publier des livres dont les titres glaçants donnent surtout envie de se jeter à l'eau, exemples : Sur les cimes du désespoir, Bréviaire des vaincus, Précis de décomposition, ou encore De l'inconvénient d'être né.
A chacun son écrivain disent-ils, ne fréquentez que ceux qui vous ressemblent, et le monde des lettres sera bien gardé.

Et pourtant, il suffit de lire et d'en rire :

" J'escomptais assister de mon vivant à la disparition de notre espèce. Mais les dieux m'ont été contraires. " (1)

" L'effroi devant l'avenir se greffe toujours sur le désir d'éprouver cet effroi. " (2)

" Il faudrait se dire et se redire que tout ce qui nous réjouit ou nous afflige ne correspond à rien, que tout cela est parfaitement dérisoire et vain.

.. Et bien, je me le dis et redis chaque jour, et je ne continue pas moins à me réjouir et à m'affliger. " (3)

" Ce sont Schopenhauer et Nietzsche qui, au siècle dernier, ont le mieux parlé de l'amour et de la musique. Pourtant l'un et l'autre n'avaient fréquenté que des bordels et, en fait de musiciens, le premier raffolait de Rossini et le second de Bizet. " (1)

à suivre

Philippe Chauché

(1) Aveux et Anathèmes / Cioran / Oeuvres / Gallimard / Quarto

(2) De l'Inconvénient d'Etre Né / d°

(3) Le Mauvais Démiurge / d°

mardi 24 juin 2008

Les Larmes d'Avignon


" ... Exorcisme, répète sans cesse Picasso. Mais exorcisme de quoi ? De quel envoûtement nouveau ?
La petite crucifixion de 1930 ! Ce jaune, ce rouge, cette confidence extrême rentrée dans un coin ! Que se passait-il pour Picasso, à Paris, le 7 février de cette année-là ? Quelle accélération de sa vie privée, ou plutôt de la connaissance qu'il sait prendre, à travers elle, de la répétition animale-humaine ? Sept ans avant Guernica, voici une des couches fondamentales de Guernica. Cette toile exiguë est un réacteur nucléaire, tablette plutôt que tableau. Comparez avec un grand Tintoret : mesure de la concentration en cours. Ah, il est en train de se passer une drôle d'affaire historique ! La mâchoire du temps est sur nous, les dieux ont soif, le vinaigre gonfle l'éponge devenue pierre lavée, l'amertume est un cancer concentré, on change d'échelle ! Tout se mêle et s'imbibe, l'oeuf tourne, l'axe se décompose. La mise à mort reprend sa signification de toujours, déjà indiquée dans Crucifixion et étreintes ( 1903, Barcelone ). La libido des artistes ? Une vraie croix pour les regardeurs. Picasso ne se dérobe pas, voici son diagnostic : l'impasse sexuelle conduit droit à la crucifixion qui en est la clé. Pas d'impasse pour lui, mais pour ses amis morts : Casagemas, Pichot ( dont l'ombre apparaît dans les Trois Danseurs ). La Femme au filet avec pêcheur crucifié du 20 décembre 1937 ne fait que souligner le thème, digne d'un nouvel exercice spirituel à la Loyola. Méditation qui vient de loin, chez Picasso, aussi bien de son enfance catholique que de l'illumination cubiste ( comme le prouvent les étonnantes mines de plomb de 1917 ). L'impressionnant équilibre et la souveraineté de son intervention s'expliquent aussi par cette présence, en arrière-fond, de la verticale et de l'horizontale christiques. Aucun dolorisme, pourtant, mais une seule raison d'agir : la haine de la mort. " (1)
C'est ainsi, et c'est vérifiable chez quelques peintres, musiciens, ou écrivains, la mort doit-être prise de face, pour mieux lui infliger cette déflagration tellurique des couleurs, des mots et des notes qui la replace à sa place. Et ce n'est pas tant la mort qui nous occupe, que ceux, qui aujourd'hui, comme hier, mais d'une manière plus permanente, plus envahissante, s'en font les adorateurs triomphants, ce n'est pas tant la mort qui triomphe que ses sectateurs. A la mort qu'ils veulent triomphante, ils ajoutent cette étonnante passion de la douleur sous toute ses formes.
Dernier exemple visible ici, l'affiche du Festival d'Avignon 2008 : le visage d'un homme aux yeux imbibés de larmes. D'où viennent ces larmes ? Que craint-il, ce visage sans oreilles ? Est-ce une âme perdue en Enfer ? Un comédien sans rôle ? Un spectateur sans strapontin ? Satan y est-il pour quelque chose ? Et, s'il s'agissait de leur lecture de Dante, et s'il s'agissait d'une illustration publicitaire de l'Enfer ? (2) Lisons dans le programme du Festival : " Inferno est un monument de la douleur. L'artiste doit payer. Dans la forêt obscure où il est d'emblée plongé, il doute, il a peur, il souffre. Mais de quel péché l'artiste est-il coupable ? S'il est ainsi perdu, c'est qu'il ne connaît pas la réponse à cette question. etc. " Et oui, nous y sommes, la douleur, la peur, le doute, la culpabilité, l'enfer mon ami. Tout un programme !
Dans sa maison de Gordes, Picasso sourit. Dans ma rue des martinets vagabonds, je traverse l'Enfer, " Lorsqu'il parle de son oeuvre, Dante ne parle jamais d'une fiction. Il emploie le mot Comédie ( ce qui veut dire qu'elle finit bien ), et la qualification de " poème sacré " - rapportant une expérience ayant valeur de vérité, et l'ayant pour tous les hommes. Elle a pour but, son auteur le précise en ces termes, de " tirer de l'état de misère les vivants dans cette vie et de les conduire à l'état de félicité ". (3), j'ai l'oreille de Francesca et ne pleure pas face aux tourments des damnés, le Paradis me protège de la peur et de la souffrance, et ce poème sacré n'est pas celui de la mort, mais de l'élévation du verbe. Laissez donc enfin, les morts enterrer les morts.
" Mon guide et moi par ce chemin caché / nous entrâmes, pour revenir au monde clair ; / et sans nous soucier de prendre aucun repos, / nous montâmes, lui premier, moi second, / si bien qu'enfin je vis les choses belles / que le ciel porte, par un pertuis rond ; / Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles. " (4)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Crucifixions / Philippe Sollers / in La Guerre du Goût / Gallimard 1994
(2) L'Enfer de Dante de Romeo Castellucci est présenté cette année dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes
(3) Jacqueline Risset dans son introduction à sa traduction de " La Divine Comédie " / GF Flammarion
(4) Dante / La Divine Comédie / L'Enfer / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion

samedi 21 juin 2008

Un Certain Esprit

Portrait attribué à Nicolas de Largillière

Chacune de mes pensées est ainsi nourrie de cette langue éclatante et coupante, chacune de mes paroles sans y chercher un modèle, trouve dans ses portraits un terreau inestimable, chacun de mes gestes a la légèreté de ses coups de dague. En ces temps désaccordés et furieux, il n'est pas inutile de lire ce qu'il écrit :

" La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire ; et de quelques autres, c'est de n'écrire point. " (1)

" Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom : la vie s'achève que l'on a à peine ébauché son ouvrage " (1)

" Chez nous le soldat est brave, et l'homme de robe est savant ; nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains l'homme de robe était brave, et le soldat était savant : un Romain était tout ensemble et le soldat et l'homme de robe. " (1)

" Il n'y a guère qu'une naissance honnête, ou qu'une bonne éducation, qui rendent les hommes capables de secret. " (1)

" Une femme inconstante est celle qui n'aime plus ; une légère, celle qui déjà en aime un autre ; une volage, celle qui ne sait si elle aime et ce qu'elle aime ; une indifférente, celle qui n'aime rien. " (1)

" Puissance de la littérature : grâce à une certaine précision d'expression, on s'inscrit au coeur du principe de contradiction. C'est ainsi que La Bruyère n'aurait pas été peu flatté de se voir réécrit par Lautréamont. La Bruyère ; " Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent... L'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. " Lautréamont ( dans Poésies ) : " Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes... Nous avons l'avantage de travailler après les anciens, les habiles d'entre les modernes. " Tout est dit. Rien n'est dit. Le seul fait de dire ouvre le temps lui-même. " (2)

Ils n'ont finalement de moderne que leur médiocre savoir, ils n'ont finalement de moderne que leur impossibilité de se dire un jour Romain, l'autre Grec, un matin, frère de Dante, un soir, ami de Sade, ils sont sourds et aveugles, leur modernité revendiquée ne cache pas la canne blanche qui leur sert de pensée.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Jean de La Bruyère / Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle / Editions Garnier Frères / 1964

(2) L'oeil de La Bruyère / Philippe Sollers / Éloge de l'infini / Gallimard


vendredi 20 juin 2008

Les Mains du Musicien



Seuls les sourds ne voient pas ses mains, les mains du Musicien.

Vous vous souvenez peut-être du mois de septembre 2002, une étrange lumière éclaire l'Ile aux Cygnes, à deux pas de là, le géant béni des fées s'installe au pupitre, les musiciens qui l'ont voulu écoutent le sage battement de ses mains, les mains du Musicien.

En ces temps, un écrivain assis sur un banc de son Ile des Cygnes écrivait :
" Du tissage de mes phrases dans le wagon face aux tours en bord de Seine avec la lumière fraîche de début septembre se formaient les conditions d'un vide par lequel vient d'exhausser pour moi la possibilité de vivre. Du rythme de ces phrases qui glissaient dans la rame se réglait la température du saut qui s'effectue quand s'ouvre la possibilité de vivre. Et c'est ainsi qu'afin de passer d'une rive à l'autre de la Seine, s'acheminent les milliers de phrases que vous allez lire. Un séjour éclaboussant dans le vide, puis les voici, elles filent. Qui vous croira si vous dites que pour écrire un livre, vous allez chercher chaque phrase sur l'autre rive, et que c'est une aventure ? " (1)

Qui me croira si je vous dis que pour jouer Beethoven, Chostakovitch, Tchaïkovski, Brahms, ou encore Bruckner, il va chercher chaque note sur l'autre rive, et que c'est d'une aventure dont il est question à chaque seconde.

Les musiciens n'ont jamais douté, ils ont fait le voyage quelques mois plus tôt, nuit blanche dans les lueurs des phares des camions des autoroutes, les musiciens savaient sans savoir, ils attendaient de l'entendre, ils rêvaient de le voir, de voir les mains du Musicien.

" Le 16 mai 1962, Igor Stravinsky se réveille à Paris, tout près d'ici, dans sa chambre du Berkeley, son hôtel, avenue Matignon, quand il vient en vacances pour quelques jours.

Il a déjà transformé sa chambre en chapelle et pharmacie, sur sa table de chevet, ses icônes, il est orthodoxe, et des piles de boîtes de médicaments. Il va avoir quatre-vingt ans, en juin, il se plaint de ses mauvaises jambes, mais il a une santé de fer.

Pour le moment, il laisse reposer l'oeuvre en gestation, Abraham et Isaac, une ballade sacrée, en hébreu, qu'il veut dédier au peuple et à l'Etat d'Israël. Il ne connaît pas l'hébreu ? Avant de se mettre à la composition, il s'est fait expliquer la structure verbale de la langue par un ami.

Plus il vieillit, plus il fait confiance à son rythme biologique : six mois d'isolement dans sa maison de Hollywood, enfermé dans son bureau à doubles portes ; six mois de voyages et de concerts partout sur la planète. " Je n'ai pas le temps de ne pas avoir le temps ", dit-il souvent. " (2)

à suivre

Philippe Chauché



(1) Évoluer parmi les avalanches / Yannick Haenel / Gallimard / L'Infini

(2) Le sourire de Stravinsky / Lucile Laveggi / Gallimard / L'Infini

jeudi 19 juin 2008

L'Aventurier des Landes

Photo Pascal Fellonneau / getthepicture.free.fr
( Bernard Manciet chez lui à Sabres 1999 )


" Il plut alors bénédiction / et vitesse dans le froment / tricotages de soleil dans les plus grands pins / fenaisons d'étés sur la mer / il plut du haut en bas du Chêne / de la vérité par gerbes / comme on carderait la laine / comme on carde la blondeur d'un tilleul / sel qui pleut / rencontres de pluies et pelages / comme le cheval emballé du Chêne / il pleut des lacunes dans les feuillages . et des saccades / de blancheurs sur les cimenteries au soleil
" il plut du savoir " je refuse de savoir / à toi de savoir et tu me diras la suite " / subversion il grêla / " dans ta subversion je me repose " / subversion du dieu en Dieu / il en grêle de tous côtés / " je me loge dans ta bourrasque " / il plut il grêla des oiseaux piailleurs / " j'habite dans ta déchirure " / la pluie on ne lui trouve plus le pouls / " Seigneur où es-tu - ne me fais pas ça ! "
" il plut bénédiction et os / de cette carne de Vieille grande pluie / de ses réverbères dans les platanes / ses orages de fer ses orages d'eau / ses paupières pures / ses phares au tournant de chez Peliche
" il me tarde de m'en aller d'ici "
" pluie dans les mines de fleurs / pluies les Saintes Thérèses sur les collines / il pleut de l'homme il pleut de l'aigle / dans les étages " (1)

Il lance ses mots, et des incendies invisibles s'allument dans la lande, les galets de sa langue sifflent, ils portent la mémoire de gaves anciens et de poètes grecs, il accorde ses mots cathédrales aux bifurcations musicales du pianiste, il écrit sa divine comédie gasconne dans la lumière d'un printemps troubadour. 

C'est Ulysse face aux dunes, libre du temps et du mouvement. 

" J'entends le bruissement de ta prière comme une averse sur les feuilles / C'est toi qui dis dans le vent // Laissez-moi le temps d'abreuver ma mémoire future / pour mes métaphores de fleurs dans le jardin des délices / Et ne soyez pas si pressés pour enterrer mon âme / et ma langue d'huile d'olive et d'étoiles / aux pieds de mes arbres / que j'avais tenus debout dans mes mains / contre le pouvoir du vent / qui sont mes ancêtres ramenés / de tous les pays de Provence / avec leur tête identique à celle des dieux / ciselée sur la crosse / de nos fusils de chasse // Et voici l'homme qui curait la fosse septique de son innocence et qui soudain ne vit plus rien d'autre que la mort / Seront chassés de ton sillage les amoncellements de nuages qui te poussent vers le nord pour te noyer dans les tourments " ( 2 )

à suivre

Philippe Chauché

(1) L'Enterrament a Sabres / Bernard Manciet / Mollat
(2) Psaume dans le vent / Saume dins lou vènt / Serge Bec / la cardère

Chercher l'Or du Temps


Regardez ce homme en face, oubliez ce que vous savez ou ignorez de lui, les admirations et les détestations apprises par coeur, ou lues ici ou là.
Le regard sauve t-il ? Il serait temps de se poser la question. Celui-ci frappe fort, perfore, et nous invite à être.
Le regard des écrivains écrit le temps présent.

" On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s'apercevoir qu'ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait pris ; certains pensaient qu'à force de servir ils s'étaient beaucoup affinés, d'autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre la leur, bref, il était question de les affranchir. A l' " alchimie du verbe " avait succédé une véritable chimie qui tout d'abord s'était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifiée par le dictionnaire. Il s'agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d'étudier d'aussi près que possible les réactions des mots les uns sur les autres. Ce n'est qu'à ce prix qu'on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie. " (1)

" Tu as le sens de l'infini, calme et stupéfiant, comme un doigt pointé sur une ligne de ta propre écriture. " Et ainsi de suite. L'opération "sacrée" menée sur le langage par Breton, en continuité avec sa volonté de rassembler de partout l'expérience poétique, a déclenché l'histoire souterraine de notre siècle. Les épisodes de cette histoire sont très connus et peut-être très méconnus. Breton est l'homme qui a pu rêver, de leur vivant, de Picasso et d'Appollinaire. Il a pensé que le grand matin était arrivé où pourraient se nouer la volonté révolutionnaire, l'ouverture de l'inconscient accomplie par Freud, la vie vécue comme poésie permanente. Il a été l'acteur principal de cette synthèse impossible dans la réalité, et, assez vite, il a dû devenir l'exégète des déceptions éprouvées. Nous ne le savons que trop aujourd'hui : non, la révolution sociale n'entraîne pas forcément la reconnaissance de Rimbaud et Lautréamont. Non, l'inconscient freudien ne ressuscite par l'alchimie et l'occulte, bien au contraire, et Nicolas Flamel est décidément introuvable dans les rues de Paris. Non, la morale n'est pas la garantie suprême de l'invention littéraire, et l'écriture automatique ou les rêves n'engendrent pas le merveilleux promis. Et pourtant... Ce que le premier universitaire venu pourrait savamment désigner comme les erreurs de Breton est sans doute préférable au sommeil où nous sommes. (2)

" ... en plein midi
en plein dans l'épervier à l'aile ouverte
ne soit plus rien sinon grande lenteur
plus parfaite et qui m'environne d'automne
- il me semble que Tu me parles -
lenteur où s'oeuvre l'oeuvre de l'or

" ... suu plen mieijorn
en plen dens l'esparvèr ala-larg
arren s'i passi pas mèi sonque la lentor
assancerida dont çô m'amiroa lo gorra
- e dirén atau que me parlas -
ont s'i obra l'obra de l'aur " (3)

Ce matin calme
Le vol des martinets, une nouvelle fois
J'apprends le silence




à suivre

Philippe Chauché



(1) Les mots sans rides / Les Pas Perdus / André Breton / Gallimard /
(2) Breton Manifeste / Philippe Sollers / La Guerre du Goût / Gallimard /
(3) L'Enterrament a Sabres / Bernard Manciet / Mollat

mercredi 18 juin 2008

La Déesse aux Pieds Nus

En ces temps, le cinéma misait sur la beauté, la déesse aux pieds nus dansait, et cela nous suffisait.
En ces temps, le cinéma n'était pas un art, et cela d'évidence nous convenait.
La déesse aux pieds nus effleurait le divin par l'élégant mouvement de son corps, et nous prenions cela pour un intermède délicieux.
En ces temps, le cinéma aimait les corps mouvants, et il savait les mettre en musique.

" Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence une nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !

" Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps ", te chantent ces enfants. " Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux " on t'en prie.

Arrivée de toujours, qui t'en iras partout. " (1)



Que mille étoiles illuminent tes dérives

à suivre

Philippe Chauché

(1) A une raison / Illuminations / Arthur Rimbaud / Oeuvres complètes / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard



lundi 16 juin 2008

Silence de la Chine

" Il est dit : " Le détachement, le silence, le vide et le non-agir constituent l'équilibre de l'univers et la substance de la vertu. " Il est dit : " Le saint se tient au repos. Le repos lui assure l'équilibre et l'aisance qui lui assurent l'indifférence, écartent de lui les soucis, les malheurs et les influences néfastes. Il conserve l'intégralité de sa vertu et de son esprit. " (1)

" La nuit dernière, au plus profond de ma chambre, le souffle du printemps pénétrait;

Mon esprit s'en retourna bien loin, sur les bords du fleuve Kiang, près de la jeune fille qui l'occupe.

Il dura bien peu ce songe de printemps ; il fut bien court l'instant où ma tête reposa sur l'oreiller :

Cependant cet instant si court m'a suffi pour aller dans le Kiang-nân, à plus de cent lieux d'ici. (2)

Ici point de méditation publicitaire, aucune posture imposée, rien d'autre que le regard qui file et qu'on laisse filer. Ici point d'obstacles, de visées, de but, rien que le vol invisible des martinets qui se dérobent aux glissements du vent. Ici point de nostalgie, ni de doutes, point d'attachement, le vide contemple le vide, et les cris des martinets s'accordent au silence des vierges blanches.

Que mille papillons dessinent ton visage.

à suivre

Philippe Chauché

(1) Se Torturer l'Esprit / Tchouang-tseu / L'oeuvre complète / Philosophes taoïstes / Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard / 1999

(2) Tsin-Tsan / Un songe de printemps / Poésies de l'époque des Thang / traduct. du Marquis d'Hervey-Saint-Denys / Éditions Ivrea

dimanche 15 juin 2008

Vera Icona


" O passant, ce beau monument, dure voûte de brillant porphyre, désormais à l'univers le pinceau le plus doux qui ait fait frémir la vie sur le bois et la toile.
Son nom, digne d'un souffle plus puissant que celui qui remplit le clairon de la Renommée, s'étend et brille sur ce champ de marbre lourd. Révère-le et passe.
Ici gît le Greco. Si l'étude lui livra les secrets de l'art, l'art lui révéla ceux de la nature. Iris lui légua ses couleurs, Phébus sa lumière, sinon Morphée ses ombres.
Que cette urne, écorce funèbre de l'arbre sabéen, boise nos larmes et que, malgré sa dureté, elle exsude autant d'aromates. " (1)
" Ce soir, je consulte ma vierge. J'ai besoin de sentir son souffle sur les épaules. J'écris torse nu face aux toits de Madrid. Sainte Véronique ne se fait pas prier et pose sa joue au creux de mon oreille. Heureuse vibration de l'espace qui accompagne ma main. J'écris comme une évidence, et Madrid s'endort. J'écris pour mes amoureuses, pour leurs corps en élévation, pour leurs mots vibrant dans ma bouche, pour leurs seins qui éclairent ma musique. " (2)
" Les choses ne passent point pour ce qu'elles sont, mais pour ce dont elles ont l'apparence. Il n'y a guère de gens qui voient jusqu'au dedans, presque tout le monde se contente des apparences. Il ne suffit pas d'avoir bonne intention, si l'action a mauvaise apparence. " (3)
Que mille soleils éclairent ton visage
à suivre
Philippe Chauché
(1) Gôngora / Au tombeau du grand maître Domenico Greco / traduc. Francis de Miomandre / in Greco ou le secret de Tolède / Maurice Barrès / le club fançais du livre / 1953
(2) Esquisses du Bonheur / Philippe Chauché / roman à paraître dans mille ans
(3) L'Art de la prudence / Baltasar Gracian y Morales / traduc. Amelot de la Houssaie / Rivages poche

samedi 14 juin 2008

Un Pas de Côté

Photo Wilfried Krüger


" Ça commence comme ça : des billets de banque tombent du ciel, un orage de fric, un pluie de billets qui envahit la scène. Une musique arrive par saccades, du violon, des coups d'archet qui grimpent. C'est Tabula rasa d'Arvo Pärt. Aussitôt les femmes jaillissent sur scène : elle sont pieds nus, en robe rouge, et s'agitent comme des furies. Elles jaillissent exactement comme sur le pont des Arts. C'est bien elles, les bras derrière le dos, son visage tourné vers le ciel des billets de banque. Les danseuses jouent à se croiser, elles tournoient parmi le flot de billets, bondissent pour les attraper au vol. Certaines s'amusent à se faire la courte échelle pour aller plus haut encore. Est-ce pour ça que les filles volent ? Voici qu'elles font de petits sauts, il y en a qui tombent, et fond des roulés-boulés dans le tas de billets qui déjà jonchent le sol. Ça n'en finit plus de voleter partout. Déluge de fric. Drôle de manne. Le pognon tombe du ciel est les filles dansent. " (1)
" Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l'ivresse. Il faut d'abord que l'excitabilité de toute la machine ai été rendue plus intense par l'ivresse. Toutes sortes d'ivresses, quelles qu'en soit l'origine, ont ce pouvoir, mais surtout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l'ivresse. Ensuite, l'ivresse qu'entraînent toute les grandes convoitises, toutes les émotions fortes. L'ivresse de la fête, de la joute, de la prouesse, de la victoire, de toute extrême agitation : l'ivresse de la cruauté, l'ivresse de la destruction - l'ivresse née de certaines conditions météorologiques ( par exemple le trouble printanier ), ou sous l'influence des stupéfiants, enfin l'ivresse de la volonté, l'ivresse d'une volonté longtemps retenue et prête à éclater. - L'essentiel, dans l'ivresse, c'est le sentiment d'intensification de la force, de la plénitude. C'est ce sentiment qui pousse à mettre de soi-même dans les choses, à les forcer à contenir ce qu'on y met, à leur faire violence : c'est ce qu'on appelle l'idéalisation. Débarrassons-nous ici d'un préjugé : l'idéalisation ne consiste nullement, comme on le croit communément, à faire abstraction - ou soustraction - de ce qui est mesquin ou secondaire. Ce qui est décisif au contraire, c'est de mettre violemment en relief les traits principaux, de sorte que les autres s'estompent. " (2)
L'acteur est un arpenteur géographe confronté à l'espace du texte, de la scène et de son propre corps en mouvement, de ces trois espaces il fait son miel, les embrasse, les contourne, les nourrit, s'en éloigne, les redessine, les fracture, et finalement en fait jaillir cette semence lumineuse qui sera sa présence, présence à son corps vivant, au livre ainsi révélé et la scène devenue par sa présence, ses mots, son silence et ses geste la scène absolue. C'est alors, et c'est alors seulement qu'il s'envole.
Que mille envols d'anges t'accompagnent.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Yannick Haenel / Cercle / Gallimard / L'Infini
(2) Friedrich Nietzsche / Crépuscule des Idoles / traduc. Jean-Claude Hemery / Gallimard

jeudi 12 juin 2008

Autres Vies


" Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de vie. - O Rumeurs et Visions !
Départ dans l'affection et le bruit neufs ! " (1)
" Je suis tombé encore, et cette fois, c'est la fin.
Je voudrais me relever qu'il n'y a pas moyen.
Car on m'a pressé comme un fruit et l'homme que j'ai sur le
dos est trop lourd.
J'ai fait le mal, et l'homme mort avec moi est trop lourd !
Mourons donc, car il est plus facile d'être à plat ventre
que debout.
Moins de vivre que de mourir, et sur la croix que dessous. "
Sauvez-vous du Troisième péché qui est le désespoir !
Rien n'est encore perdu tant qu'il reste la mort à boire !
Et j'en ai fini de ce bois, mais il me reste le fer !
Jésus tombe une troisième fois, mais c'est au sommet
du Calvaire. (2)
" Le mystère de Notre-Dame de Paris est finalement assez simple : le grand rythme grec est perdu, la Bible pas du tout lue, Dante imaginé de travers, Pascal enterré quelque part dans les oubliettes. Il ne s'agit pas d'idéologie : le Verbe lui-même est tombé à plat, et il n'y a plus qu'une faible braise sous la cendre. Claudel, c'est sa folie tenace, se sent missionné pour ressusciter la métaphysique, souffler sur le feu, refonder, si on peut dire, le système nerveux de Dieu. " (3)
L'intérêt majeur de ces écrivains là, c'est qu'ils déchirent leur époque. D'où les mensonges, les calomnies, les admirations virtuelles, les insultes, les récupérations sociales, les calculs, les investissements, les pleurs, les adorations funestes, les falsifications, les amnésies, bref, tout le cirque spectaculaire. Alors qu'il suffit de savoir les lire et les entendre, mais c'est vraiment une autre histoire.
Que mille fleurs sauvages t'accompagnent.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Départ / Arthur Rimbaud / Oeuvres complètes / Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade /
(2) Neuvième Station / Le Chemin de Croix / Paul Claudel / Oeuvre poétique / Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade /
(3) Connaissance de Claudel / Philippe Sollers / Éloge de l'Infini / Gallimard /

mercredi 11 juin 2008

Les Mains du Pianiste

Photo : Bibliothèque et Archives du Canada

Il est des mains qui en disent plus que mille notes, il est des mains qui montrent la pensée en mouvement, métronomes absolus de la musique qui se construit dans l'invisible, cet homme est ainsi, évitez de parler au passé, le pianiste est vivant, il suffit pour s'en rendre compte d'écouter ce qu'il écrit de Bach.

La musique est un paradis que les admirateurs du diable ont depuis des lunes déserté.

Que mille soleils rythment tes gestes.

à suivre

Philippe Chauché


lundi 9 juin 2008

Le Corps et la Voix

Valérie Dréville/ Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
" ... Il existe là une grande symétrie entre ces deux projets, La Divine Comédie et Partage de midi, Dante et Claudel. L'écart entre la personne et le personnage est une question récurrente que le théâtre pose à l'acteur. J'ai été confrontée à cette question en travaillant avec Anatoli Vassiliev sur Médée-Matériau de Heiner Müller. Qui, de la personne ou du personnage, arrive sur le plateau ? La question est posée aussi bien à l'acteur, au metteur en scène qu'au spectateur. Si j'entre en scène en me disant " Je suis Médée ", c'est absolument différent que si je me dis " Je suis Valérie Dréville ", actrice qui entre en scène. La ligne du rôle, ou du personnage, est distincte de celle de la personne de l'acteur. L'expérience de la représentation les fait se croiser. Une rencontre a lieu qui se lit sur le corps de l'acteur, et qui se transmet au spectateur. Chaque représentation d'un même spectateur. Chaque représentation d'un même spectacle remet en jeu l'expérience comme pour la première fois.
Pendant les répétitions, Anatoli Vassiliev travaille séparément la parole, la mise en scène et l'analyse du texte. Les différents éléments ne sont réunis que le jour de la représentation, ce qui lui donne un caractère unique, jamais répété. " (1)
Elle est là face à nous, splendide. Mouvement des mains, et c'est une voix que l'on entend, elle parle et c'est un corps qui résonne. Elle a inventé ça, le corps qui parle et la voix qui bouge. C'est unique. Elle a trouvé un autre rythme, d'autres résonances dans la voix, une autre musique, proche, si proche des mélodies soyeusement inventées par Ornette Coleman - pour le vérifier on peut écouter en boucle " Friends and Neighbors " - (2), et ce rythme, cette résonance, cette transparence brisée, nous transperce, nous retourne et nous entraîne dans un ailleurs du corps vibrant et de la voix en mouvement, cet acte là, est l'au delà du théâtre, son paradis, son enfer ou son purgatoire, c'est à vous de voir et d'entendre.
" Claudel est la rime qui répond à Dantes. De multiples façons. Parmi les références de Claudel d'abord, Dante est clairement présent. Rimbaud et Dante son ses deux figures phares. Entre La Divine Comédie et Partage de midi, on voit à l'oeil nu les correspondances. La grande correspondance est la femme, comme passerelle, comme isthme vers le divin. Comme traversée, qui est elle-même la traversée d'un monde vers l'inconnu. Et c'est aussi le trajet de Dante vers Dieu aux côtés de Béatrice. " (1)
Il y a quelques mois de cela elle apparaissait, radieuse, dans la lumière d'été du jardin de la Maison Jean Vilar, des livres dans les yeux, un ange écoutait, et je vibrais de l'absolu bonheur. C'est ainsi qu'est la vie, c'est ainsi que s'inscrit la poésie dans nos rêves éveillés, c'est ainsi que la joie s'invite. L'ange souriait, et la mort à jamais chassée disparaissait dans les cris lumineux des martinets.
" La lune tardive, au milieu de la nuit,
faisait paraître les étoiles plus rares,
pareille à un chaudron qui brûle sans cesse ;
elle remontait le ciel en parcourant les voies
que le soleil embrase au temps où les Romains
le voient se coucher entre Corse et Sardaigne. " (3)
Que mille voix chassent ta mélancolie
à suivre
Philippe Chauché
(1) Conversation pour le Festival d'Avignon 2008 / Valérie Dréville / Roméo Castellucci / Hortense Archambault / Vincent Baudriller / propos recueillis par Antoine de Baecque / 23 et 24 janvier 2008 / P.O.L. / et téléchargeable sur le site du Festival d'Avignon : http://www.festival-avignon.com/
(2) Ornette Live at Prince Street / BMG Music
(3) Dante / La Divine Comédie / Le Purgatoire / trad. de Jacqueline Risset / GF Flamarion



dimanche 8 juin 2008

Les Mains du Héros

" La peinture subit une épreuve de fond : c'est comme si elle devait franchir un mur du voir. On se tue en deçà du mur, on vient s'écraser sur lui. Dire des papiers collés qu'ils ont été des "machines à voir" est juste, mais il faudrait plutôt parler de machines permettant de voir plus loin que le voir, de l'entendre en s'enfonçant dans un acte. Il y a une nature musicale de l'espace conçu comme un clavier de forces, un jeu de cordes sensibles, un volume de résonances fuguées. Les tableaux cubistes de Picasso devraient tous s'appeler : fugues.

Ils sont en train de faire le mur. Là est le paradis, là la jouissance, comme le montre Violon ( Jolie Eva ) du printemps 1912. Mais oui, c'est un autoportrait, et en même temps un portrait d'Eva. De "machine à souffrir", une femme devient, à cet instant, une muse amusante, une musique pour qui sait la dessiner vivement. Marcelle Humbert, de son vrai nom Eva Gouel, est cette femme du bonheur de Picasso ( c'est sans doute pourquoi on n'a pratiquement aucune représentation figurative d'elle, sauf une photo lointaine, en kimono ). Eva c'est Ma Jolie, titre d'une chanson populaire de l'époque. En juin 1912, Picasso écrit à Kahnweiler : " Marcelle est très gentille et je l'aime beaucoup et je l'écrirai sur mes tableaux. " Il vient de partir avec elle. (1)



Il a le tableau sous les yeux, cette huile sur toile qui fit scandale. (2)
Ces cinq femmes qui le regardent dans la nudité absolue d'un salon de curiosité du Bario Chino de Barcelone. Jamais un tableau ne l'a ainsi regardé, jamais peintre n'a osé cela, et pourtant, il fallait savoir le vouloir, vouloir que la peinture s'empare du regard et du sexe, et pourtant, il fallait le savoir, savoir regarder le sexe en face, une affaire privé paraît-il, c'est en tout cas ce que l'on veut nous faire croire, une affaire qui ne doit pas être "portée sur la place publique", alors, alors que le peintre et l'écrivain - il s'agit de cela chez Picasso -, veut autre chose, sait d'autres choses, il sait regarder les femmes en face, il sait regarder les sexes en face, comme les taureaux - là encore, il faudrait se pencher une bonne fois sur l'affaire -, il va donc peindre, franchir le mur du voir, et donc vivre.
Chez Picasso le geste du pinceau est un geste de vie, la peinture vivante qu'il invente chaque jour jouit de la vie. Ces cinq femmes dans ce défi inouïe de leur regard ne disent pas autre chose, nous avons joui, et nous allons jouir, arrangez-vous avec ça. Si vous croisez de telles femmes regardez-les en face, elles ne demandent pas autre chose, ensuite vous pourrez peut-être inventer d'autres toiles sur le vif.

Que mille couleurs nourrissent tes nuits.

à suivre

Philippe Chauché




(1) Picasso, le héros / Philippe Sollers / Éditions Cercle d'Art / repris in Éloge de l'Infini / Gallimard

(2) Les demoiselles d'Avignon / Pablo Picasso / Printemps été 1907 / The Museum of Modern Art, New York

samedi 7 juin 2008

Si Près du Large


" Le temps change. La brume reste, en suspension, gommant les montagnes, les repoussant à l'extrême bord du paysage ; à peine une ligne mauve à mi-pente du ciel, sur un azur de buvard. Le paysage s'est dilaté, l'air gonflé, la mer se creuse ; non par vagues, mais par une sorte de dépression interne, comme sous la succion d'une pieuvre adossée au continent, dans les fosses où l'océan commence. La Lune a de ces effets ; à très grande échelle (celle des hémisphères), on peut observer, par satellite, la formation d'une cuvette, d'un véritable cratère : c'est la Lune qui chasse l'eau, bandant les forces de gravité, écrasant l'océan en son centre et levant la marée (phénomène physique aisément observable : on presse au centre d'un fond de tarde, la pâte remonte sur les bords). Puis la Lune reprend son souffle, aspire l'atmosphère : la dépression s'inverse, un monticule, un cône, la mer s'éloigne des rivages. Lors des gros coefficients, équinoxe et solstice, le cratère ou le cône s'accentuent si fort, par alternance, que les grèves se découvrent à vif, des rochers émergent qu'on avait oubliés, les patelles s'asphyxient, les anémones se dessèchent ; jusqu'à ce que la marée les submerge à nouveau. " (1)
Nous inventions parfois de nouvelles géographies marines. Dans la ville des martinets, les vagues léchaient les murs du Palais, les vierges accueillaient des mouettes songeuses, en une nuit la mer recouvrait de sa peau transparente la rue pavée de la Sorgue.
Nous avions du sable plein les yeux et de nos mains invisibles tracions sur la grève les portraits de nos amoureuses. Nous aimions par dessous tout ces troublantes fins de journée lorsque le soleil se glissait entre les portes des remparts et laissait un instant apparaître au regard curieux des âmes rayonnantes, ce rayon vert dont nous savions les bienfaits cachés.
La nuit lorsque nos amoureuses rejoignaient leurs amants de granit, nous descendions vers le nord, là, seuls et avides de silence, nous écoutions le chant des sirènes qui lisaient à haute voix les livres du bonheur :
" Hop je me glisse entre les draps. Illico je me cale. J'épouse le sommeil fessoyant. Je sens ses petites lunes contre le bas du ventre. J'arrête de respirer. Tout net. Je savoure mon bonheur. Obliquement je la berce. J'entame un discret processus de roulis et de tangage. Lovée en chien de fusil contre ce que j'ai de plus cher, la môme oscille, heureuse. J'observe dans les menus détails ce que le soleil savoure de lui-même, l'allée des jambes, les coudes, la vallée longue jusqu'aux épaules. De fait je la respire aussi, je l'hume en douce penché contre son coup. " (2)
" Les grâces infinies que nous déployons, la puissance infinie et la beauté éclairante qui se développent, s'enroulent, s'explandissent (sexe splendide) à partir de chaque moment de poésie vécue, d'humanité pleinement réalisée, sont le sens même du monde, même lorsque celui-ci, comme presque toujours, semble pour tous ou pour presque tous, sans sens et sans avenir. " (3)
Nous étions transportés de bonheur, silencieux, nous quittions la plage lorsque la mer s'éloignait pour flirter avec d'autres côtes, nous traversions la ville vers le sud, les yeux accrochés aux éclats de Lune, sans attacher la moindre attention aux jeunes gens bruyants qui déambulaient des bouteilles à la main, comme des bouées, sans savoir, les damnés qu'ils étaient à jamais noyés, puis plus libres que jamais nous nous endormions les yeux ouverts.
Que mille vagues blanches bercent tes douces nuits.
à suivre
Philippe Chauché
(1) Le Mal de mer / Marie Darrieussecq / P.O.L.
(2) Apologie du plaisir absolu / David di Nota / Gallimard / L'Infini
(3) Manifeste sensualiste / R.C. Vaudey / Gallimard / L'Infini