" ... Exorcisme, répète sans cesse Picasso. Mais exorcisme de quoi ? De quel envoûtement nouveau ?
La petite crucifixion de 1930 ! Ce jaune, ce rouge, cette confidence extrême rentrée dans un coin ! Que se passait-il pour Picasso, à Paris, le 7 février de cette année-là ? Quelle accélération de sa vie privée, ou plutôt de la connaissance qu'il sait prendre, à travers elle, de la répétition animale-humaine ? Sept ans avant Guernica, voici une des couches fondamentales de Guernica. Cette toile exiguë est un réacteur nucléaire, tablette plutôt que tableau. Comparez avec un grand Tintoret : mesure de la concentration en cours. Ah, il est en train de se passer une drôle d'affaire historique ! La mâchoire du temps est sur nous, les dieux ont soif, le vinaigre gonfle l'éponge devenue pierre lavée, l'amertume est un cancer concentré, on change d'échelle ! Tout se mêle et s'imbibe, l'oeuf tourne, l'axe se décompose. La mise à mort reprend sa signification de toujours, déjà indiquée dans Crucifixion et étreintes ( 1903, Barcelone ). La libido des artistes ? Une vraie croix pour les regardeurs. Picasso ne se dérobe pas, voici son diagnostic : l'impasse sexuelle conduit droit à la crucifixion qui en est la clé. Pas d'impasse pour lui, mais pour ses amis morts : Casagemas, Pichot ( dont l'ombre apparaît dans les Trois Danseurs ). La Femme au filet avec pêcheur crucifié du 20 décembre 1937 ne fait que souligner le thème, digne d'un nouvel exercice spirituel à la Loyola. Méditation qui vient de loin, chez Picasso, aussi bien de son enfance catholique que de l'illumination cubiste ( comme le prouvent les étonnantes mines de plomb de 1917 ). L'impressionnant équilibre et la souveraineté de son intervention s'expliquent aussi par cette présence, en arrière-fond, de la verticale et de l'horizontale christiques. Aucun dolorisme, pourtant, mais une seule raison d'agir : la haine de la mort. " (1)
C'est ainsi, et c'est vérifiable chez quelques peintres, musiciens, ou écrivains, la mort doit-être prise de face, pour mieux lui infliger cette déflagration tellurique des couleurs, des mots et des notes qui la replace à sa place. Et ce n'est pas tant la mort qui nous occupe, que ceux, qui aujourd'hui, comme hier, mais d'une manière plus permanente, plus envahissante, s'en font les adorateurs triomphants, ce n'est pas tant la mort qui triomphe que ses sectateurs. A la mort qu'ils veulent triomphante, ils ajoutent cette étonnante passion de la douleur sous toute ses formes.
Dernier exemple visible ici, l'affiche du Festival d'Avignon 2008 : le visage d'un homme aux yeux imbibés de larmes. D'où viennent ces larmes ? Que craint-il, ce visage sans oreilles ? Est-ce une âme perdue en Enfer ? Un comédien sans rôle ? Un spectateur sans strapontin ? Satan y est-il pour quelque chose ? Et, s'il s'agissait de leur lecture de Dante, et s'il s'agissait d'une illustration publicitaire de l'Enfer ? (2) Lisons dans le programme du Festival : " Inferno est un monument de la douleur. L'artiste doit payer. Dans la forêt obscure où il est d'emblée plongé, il doute, il a peur, il souffre. Mais de quel péché l'artiste est-il coupable ? S'il est ainsi perdu, c'est qu'il ne connaît pas la réponse à cette question. etc. " Et oui, nous y sommes, la douleur, la peur, le doute, la culpabilité, l'enfer mon ami. Tout un programme !
Dans sa maison de Gordes, Picasso sourit. Dans ma rue des martinets vagabonds, je traverse l'Enfer, " Lorsqu'il parle de son oeuvre, Dante ne parle jamais d'une fiction. Il emploie le mot Comédie ( ce qui veut dire qu'elle finit bien ), et la qualification de " poème sacré " - rapportant une expérience ayant valeur de vérité, et l'ayant pour tous les hommes. Elle a pour but, son auteur le précise en ces termes, de " tirer de l'état de misère les vivants dans cette vie et de les conduire à l'état de félicité ". (3), j'ai l'oreille de Francesca et ne pleure pas face aux tourments des damnés, le Paradis me protège de la peur et de la souffrance, et ce poème sacré n'est pas celui de la mort, mais de l'élévation du verbe. Laissez donc enfin, les morts enterrer les morts.
" Mon guide et moi par ce chemin caché / nous entrâmes, pour revenir au monde clair ; / et sans nous soucier de prendre aucun repos, / nous montâmes, lui premier, moi second, / si bien qu'enfin je vis les choses belles / que le ciel porte, par un pertuis rond ; / Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles. " (4)
à suivre
Philippe Chauché
(1) Crucifixions / Philippe Sollers / in La Guerre du Goût / Gallimard 1994
(2) L'Enfer de Dante de Romeo Castellucci est présenté cette année dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes
(3) Jacqueline Risset dans son introduction à sa traduction de " La Divine Comédie " / GF Flammarion
(4) Dante / La Divine Comédie / L'Enfer / traduct. Jacqueline Risset / GF Flammarion