vendredi 26 juin 2020
Matisse et l'Infini
" Il y a eu le siècle de Louis XIV, mais il y a le demi-siècle de Matisse. Il va de cet embrasement fauve de la peinture qui commence aux jours du style rétro, comme un dépassement brusque, un dénoncement de l'impressionnisme, jusqu'à ces dessins où le trait est un chant, la ligne une danse, en qui se résument à l'heure la plus sombre de notre histoire, la pureté, l'essence de la sensibilité française, cette victoire de l'esprit qui ne dépend ni du nombre d'avions ni de la rapidité des chars. " (1)
Le trait chante et la ligne danse, voilà, ce qu'écrit un romancier français, que l'on a cru stalinien, et il s'agit bien là, d'une Défense de l'Infini, qui ne peut qu'échapper aux employés du dictateur à grosse moustache. Il aggrave son cas en faisant de Matisse, l'essence de la sensibilité française, renaissance par le 17° et le 18° siècle, donc tout l'inverse de " l'engagement social de l'artiste ". Bonne nouvelle pour la peinture et terrible déception pour les amis de Zola, et des sectateurs de la moraline.
Embrasement fauve de la peinture : embrasement du siècle, et de tous les siècles, à bien les voir ( donc à bien les entendre ), on saisit le scandale de ces quelques peintres, que Matisse à croisé, ils embrasent non seulement la peinture, mais aussi les corps et le Temps. Par essence non réconciliés, précise-t-il, non par décision, choix ou programme, mais par l'évidence même de leur art, l'art décide de tout, et si l'on ne comprend pas cela : taxi !
" Et si au XVI° siècle Michel-Ange pouvait dire : " C'est seulement aux oeuvres qui se font en Italie qu'on peut donner le nom de vraie peinture, et c'est pour cela que la bonne peinture est appelée italienne... " précisément pour ce qu'elle exprimait d'intelligence du monde, les perfections de Dieu dans un autre langage, ne peut-on concevoir qu'aujourd'hui toutes ces raisons sont à la disposition d'Henri Matisse s'il voulait affirmer l'excellence de la peinture française ? Mais le voudrait-il ? Non que cela soit difficile ou risqué. C'est vraiment aux oeuvres seules qui se font en France qu'on peut donner le nom de vraie peinture, etc. " (1)
Excellence de la peinture française, point central de ce séisme et dont les répliques ne cessent de nous traverser, comme nous sommes traversés par les Visages du Roman Français, excellence de la phrase française, qui met en déroute l'idéologie du même nom, même si elle s'affiche partout, son programme brûle sous les pinceaux de Matisse.
" L'oeil bleu est plus rieur que jamais " (1)
" Avec Le Bonheur de vivre Matisse travaille à retrouver l'expression pure de sa sensation où, en tout état de cause, " beauté " rime avec " volupté ". Matisse n'est pas un artiste d'opinion ( c'est en cela aussi que le scandale en tant que tel ne l'intéresse pas ), la position ( et je dirai même la jouissance ) de Matisse est non seulement élitiste, mais aristocratique. " (2)
Les artistes d'opinion n'ont jamais été aussi nombreux, ils occupent l'espace de l'autographe ( Matisse ), ne le regrettons pas, contentons-nous de penser que le Temps reconnaîtra les siens, ce filtre du mouvement perpétuel de l'art, pense-t-il.
Pour le vérifier, il convient de passer par la chapelle de Vence : éblouissement, liberté libre, musique, poésie, fermeté, coup de dé dans l'art, lumière, lumières, silence, roman admirable de Matisse.
- Le monde va très mal en 1951, et il s'occupe de vitraux et d'un Chemin de Croix !
- L'inverse de David !
- Et de Picasso avec Guernica !
- Guernica est la scène du désastre, la chapelle de Vence l'illumine !
Philippe Chauché (2011-2020)
(1) Henri Matisse, roman / Aragon / Quarto / Gallimard / 1998
(2) Henri Matisse / Marcelin Pleynet / Gallimard / 1990
jeudi 25 juin 2020
Michel Bernard - Maurice Genevoix dans La Cause Littéraire
« Au milieu de la forêt meusienne où disparaissait un écrivain français (le lieutenant Henri-Alban Fournier, dit Alain-Fournier) un autre naissait. Maurice Genevoix était sans superstition, mais il croyait à une sorte d’équilibre supérieur des choses du monde. La guerre y faisait un trou aveugle, puis l’univers se reformait, comme la surface de la mer ».
Nous lisons Pour Genevoix, et nous entendons Pour la langue et la mémoire, nous entendons également, Pour un certain style français, une manière d’être dans l’action, dans la terre et sur la terre, témoin de voix et de corps qui chutent. Il n’est pas surprenant que ce soit l’écrivain de Jeanne – Le Bon Cœur et Le Bon Sens – Michel Bernard qui s’y soit engagé. Engagé à défendre avec style, un écrivain un peu oublié, comme le sont parfois ces autres amis de la République : Henri Bosco, Marguerite Audoux, Anatole France – Il fallait lui dire Monsieur France, comme on aurait pu dire Monsieur Espagne en s’adressant à Cervantès – Sacha Guitry –, Louis Pergaud, Alain-Fournier, Colette, Louis Hémon, Henri Pourrat, Marcel Pagnol, André Dhôtel – Ils disaient le sentiment du monde.
Maurice Genevoix à sa table de travail - Getty / James Andanson |
Maurice Genevoix, au cœur de la guerre, dans une tranchée, saisit le sentiment de la guerre, des soldats blessés, mourants, des peurs et des doutes, des cris et des silences. Ceux de 14, ce sentiment de la guerre, devient par la force de son récit, sa richesse, sa précision, le roman de la guerre de ceux qui l’on faite, de ceux qui la retrouvent, la découvrent, cinq, dix, vingt, cent ans plus tard. Pour Genevoix est un livre qui porte haut les couleurs et les manières de l’écrivain des bords de Loire et des tranchées, l’écrivain de la Grande guerre, qui lui a donné à souffrir et à écrire. Ceux de 14 est le livre d’un homme chargé d’âmes, ses camarades des Éparges, le livre d’un écrivain plongé dans la tourmente, qui ressent, écoute, et voit, un livre porté par les voix des soldats, ses frères d’armes. Ils sont là, visibles, dans la clarté, dans la longue nuit de l’offensive armée, on entend leurs voix et leurs plaintes. Un livre unique, comme le sont, tous les livres de Maurice Genevoix, une voix qui résonnait dans un imaginaire collectif, qui se passait de mains en mains, un livre toujours ouvert, partagé et admiré, puis délaissé.
« Nous parlons peu. Mais toutes les paroles qu’on entend sont comme des parcelles de clarté. Une lumière grandit sur notre passé récent, éclairant tout, nous montrant tels que nous sommes, tels que nous avons été » (Ceux de 14, Les Éparges, Librio).
Maurice Genevoix possède une voix unique, nourrie de ces parcelles de clarté, marques de son style lumineux, brillant, précis, comme est unique celle des Mémoires de guerre, car il y a une parenté entre le Général et le sous-lieutenant, ce sont des guerriers qui ont du style, et une grande idée de la résistance à l’occupant, une grande idée de la France, des hommes qui la défendent, une belle vision de la littérature, et de la belle langue. Dans les livres de Maurice Genevoix, comme dans ceux d’Henri Bosco ou de Marcel Pagnol, on est saisi par ces voix, des voix d’écrivains, où l’on entend une langue, comme le murmure d’une source, le silence d’une maison abandonnée, ou les éclats d’un fleuve lorsqu’il grossit. Une voix que la terre inspire et aspire, une voix profondément romanesque, nourrie des limons de la Loire qu’il aime voir couler de son cabinet d’écrivain. Une voix que la guerre n’a pas terrassée, mais a révélée, une annonce faite à l’écrivain en devenir, une voix qui est celle des soldats qui tombent sous ses yeux, qui glissent entre ses mains généreuses. Pour Genevoix est un hommage à un écrivain racé et stylé, un manifeste littéraire où brille Ceux de 14, comme un phare, qui n’écrasera pas l’écrivain, car d’autres livres viendront, qui mériteront attentions et passions. Maurice Genevoix, devenu écrivain sous les feux Allemands, le restera sur les bords de Loire, dans les forêts de Sologne, et sous le regard protecteur de l’oiseau de Minerve, cette chouette des Éparges qui accompagnera toute sa vie Genevoix. Michel Bernard a le pouvoir de faire vivre Maurice Genevoix, de le ressusciter d’entre les écrivains, non de le couvrir de gloire, mais de couronnes de mots et de phrases qui lui ressemblent, comme l’écrivain faisait vivre ses soldats de 14.
Philippe Chauché
lundi 22 juin 2020
Le Sourire de l'Ecrivain
" Pour deviner cet homme séparé qu'est Beckett, il faudrait s'appesantir sur la locution " se tenir à l'écart ", devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu'elle suppose de solitude et d'obstination souterraine, sur l'essence d'un être en dehors, qui poursuit un travail implacable et sans fin. On dit, dans le bouddhisme, de celui qui tend vers l'illumination, qu'il doit être aussi acharné que " la souris qui ronge un cercueil ". Tout véritable écrivain fournit un effort semblable. C'est un destructeur qui ajoute à l'expérience, qui l'enrichit en la sapant. " (1)
" On ne s'intéresse pas assez au corps des écrivains : il a la même importance que leurs livres. Leurs livres ? On fait semblant de les connaître, d'en parler, ils sont en réalité l'objet d'une négation de plus en plus ouverte, marchandise, images, fiches sociologiques, illettrisme, amnésie. Encore heureux si, de s'obstiner dans sa concentration physique, l'écrivain, ne s'attire pas, comme d'habitude, la dérision ou l'injure. Beckett, dans son livre de jeunesse sur Proust, écrivait déjà : " Le mépris qu'éprouvent un demi-douzaine - ou un demi-million - d'imbéciles sincères pour un homme de génie devrait nous guérir à tout jamais de notre susceptibilité absurde et de notre faculté d'être blessé par cette calomnie lapidaire que l'on nomme une insulte. "
Le corps, donc, pas l'image. Ce corps-là, cet ensemble de geste ou d'intonations-là, ce système nerveux là. Est-il comme les autres ? Non. Biologiquement réductible ? Si l'on veut, mais pas vraiment. Fonctionne-t-il de façon normale ? Tout indique le contraire. Sait-il donc quelques chose d'autre, d'essentiel ? Oh oui. " (2)
" Vendredi 21 Mars 1975. Nous a offert une magnifique édition de Pas moi et un catalogue de Jack Yeats. A parlé de Berlin, de l'acteur qui, effrayé par l'énormité de son rôle, a présenté un certificat médical et abandonné, bien que toue le planning des répétitions ait été subordonné à son temps libre. Les restaurants étaient vides, a mangé un morceau à la Giraffe où il était le seul client. A apporté à A. les couleurs à l'huile qu'il lui avait demandées, presque vingt-cinq tubes. Les noms " Caput mortuum " et " Deckweiss " lui ont particulièrement plu. Alors que je déplaçais la table roulante, à peine dépliée, juste avant le dîner, je l'ai vu devant la porte fermée de la chambre des enfants. Frappée par son immobilité et l'intensité qui se dégageait de son attitude, je l'ai cru accablé de tristesse ou malade. J'étais tellement troublée, me demandait si je devais lui lancer : " A la soupe ", les yeux anxieusement fixés sur lui, que j'ai fait tomber la moitié du fromage et de la salade du chariot. Il écoutait Alba au piano. M'a dit, en m'aidant à ramasser les feuilles de salade, que ce n'était pas mal du tout pour quelqu'un qui jouait depuis relativement peu de temps. Nous avons parlé de notre voyage en Angleterre et d'une visite à notre amie à Ashton. Il nous a dit que Johnson y avait habité ou séjourné. Sam connaissait le village d'Oundle. Il avait joué au cricket dans le Northamptonshire, et une fois contre l'équipe locale. Nous avons parlé des Conversations imaginaires de Landor. Nous récitons tous deux le quatrain : " I strove with mone, for none was worth my strife " ( Je n'ai lutté contre personne, car personne ne valait un conflit ). (3)
Regardez bien cette photo de Sam, regardez ce visage d'écrivain, loin de la comédie imposée par les admirateurs tremblotants, il rayonne. Et l'on devine dans ses yeux, cette plume légère qui trace dans l'espace blanc et lumineux de bien troublantes choses :
" Estragon - En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.
Vladimir - C'est vrai, nous sommes intarissables.
Estragon - C'est pour ne pas penser.
Vladimir - Nous avons des excuses.
Estragon - C'est pour ne pas entendre.
Vladimir - Nous avons nos raisons.
Estragon - Toutes les voix mortes.
Vladimir - Ça fait un bruit d'ailes.
Estragon - De feuilles.
Vladimir - De sable.
Estragon - De feuilles. " (4)
E la nave va
Philippe Chauché
(1) Exerices d'Admiration / Beckett / E. M. Cioran / Oeuvres / Quarto / Gallimard
(2) L'éthique de Beckett / Philippe Sollers / La Guerre du Goût / Gallimard
(3) Anne Atik / Comment c'était / Souvenirs sur Samuel Beckett / Éditions de l'Olivier
(4) En attendant Godot / Samuel Beckett / Les Éditions de Minuit
lundi 15 juin 2020
Thibault Biscarrat dans La Cause Littéraire
« Il avance par fragments, séquences et fulgurances, psalmodiant un chant d’amour ou de désastre, c’est selon » (Patricia Boyer de Latour).
« Mon visage a la forme d’une pierre. Poussière mon corps, poussière ce que je dis.
La parole scinde le masque et l’offrande ».
L’homme des grands départs se lit et s’entend en écho au Livre de Mémoire, deux livres kabbalistiques, qui littéralement transmettent les visions de l’écrivain. Qui sait voir, sait écrire, et qui sait écrire, se doit de savoir voir. C’est le Zohar qui ouvrait Le Livre de Mémoire, comme le rappel d’une parole immortelle, ici, c’est l’Exode, dont le poète est un lecteur privilégié – vous serez pour moi privilégié parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi (1). Thibault Biscarrat est un voyant : Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Eternité (2), et sa poésie, qui ne ressemble à aucune autre, suit pas à pas ce chemin d’Eternité, donc de liberté.
D’où vient cette poésie vibrante ? L’auteur nous en donne les traces naturelles : de l’eau, la terre, l’air et le feu. L’homme des grands départs est un livre de feu – Il est un brasier où les mots prennent source, s’assemblent –, un poème de terre – Je mesure les nuits d’ascèse, les longues marches, leurs splendeurs –, d’eau – Fraîcheur de la source –, et d’air – Je me lève alors dans le vent, la parole flambe tressée d’amour et de feu.
L’homme des grands départs est le livre de l’exil, du départ, de la traversée, d’une longue marche poétique où le corps se risque, où les mots s’y apaisent et s’enrichissent. Il faut saisir les stances de l’écrivain, ces demeures d’où il écrit, le Livre en est une, une demeure aux langues qui flambent, labyrinthique, qui ne se découvre pas d’un coup de dés, mais avec la patience de l’orfèvre qui polit ses mots et ses phrases, les assemble et leur donne vie.
« Il est un lieu au-dessus de tout,
Il est une voix qui résume le monde,
Il est un visage que recouvrent les lettres de l’alphabet.
La langue porte un mystère que le poème éclaire.
D’ombres sur ombres, en nuances d’ocres plus claires,
Le poème charrie sa lumière ».
L’homme des grands départs est livre façonné de beautés et de musiques. L’écrivain qui est aussi musicien sait que la poésie doit s’entendre, s’écouter, se chanter intérieurement pour qu’elle prenne corps, il écrit à vue d’oreille. Thibault Biscarrat prend très au sérieux la parole, les paroles divines – tout retourne à la parole, et donc très au sérieux la musique de la langue. C’est une parole qui s’entend et s’écrit, une parole vivante, comme ces langues que l’on dit mortes, mais qui ne sont qu’endormies. L’écrivain réveille ces langues, ces phrases endormies, comme un peintre, et leur donne, miraculeusement, une nouvelle vie qui rayonne et embrase son livre gracieux et profond, comme un chant.
Philippe Chauché
(1) Exode XIX, 6-15, La Loi ou le Pentateuque, trad. Edouard Dhorme, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1956
(2) L’Eternité, Vers nouveaux et chansons, Arthur Rimbaud, Edition d’Antoine Adam, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1972
mardi 9 juin 2020
Jean-Michel Espitalier dans La Cause Littéraire
« Il y a trop à regarder, à apprendre, à explorer, il y a trop à faire, ici. Il y a trop à vivre. Avec tout ça, pas une minute à soi pour rêvasser. De toute façon, les hommes qui s’occupent des vaches sont rarement de la catégorie des rêveurs, sauf dans les livres où il est question d’hommes qui s’occupent des vaches ».
Cow-Boy est le roman de ce regard, de cet apprentissage, de l’exploration du Nouveau Monde par Eugène, le grand-père de l’écrivain, parti aux Amériques avec son frère Louis, au début des années 1900. Des Alpes à la Californie, Eugène le Cow-Boy devient le héros du roman de son petit-fils. Jean-Michel Espitallier savait peu de choses d’Eugène, de son voyage, de son arrivée là-bas, de son travail avec les vaches, de sa vie, et de son retour tout aussi énigmatique. De tout cela, il a fait un roman éblouissant, qui donne vie à ce grand-père des ranches et des plaines.
Cow-Boy est un roman en technicolor, le roman de la naissance d’une nation sous les yeux d’Eugène, le roman des cow-boys, des vaches, des indiens, des coyotes, du désert, des chevaux, des braseros et des canadiennes de cuir gras, fourrées de peau de mouton. Cow-Boy est un western, qui respire la terre, les chevaux et les vaches, un roman grand écran, qui nous conte l’aventure d’Eugène, mais aussi mille histoires qui se croisent, et se télescopent, celle de ces colons qui ont fait l’Histoire, l’histoire des noms qui ont fait fleurir des villes, celle des crimes et des drames, des joies et des éblouissements. Histoire d’imaginer : « …des bruits de nuit, des bruits de ranch, on peut imaginer le tintement tristement régulier des clarines, un cheval qui s’ébroue derrière un hangar, des piétinements de sabots dans la paille… ».
Cow-Boy est un roman américain aux accents percutants et troublants, un roman musical, où résonnent les chansons de cow-boys (Home on the Range) et les standards de jazz et de blues. Un roman filmé en plans larges, en plans plus serrés, en plongées et contre-plongées, en traveling et arrêts sur image. Ces images d’Amérique que restitue l’écrivain : le miracle américain, une belle histoire pleine de salopards – Buffalo Bill, exterminateur de bisons ; Jeffery Amherst et ses couvertures infectées de variole qu’il fourguera en masse aux tribus Delaware ; Winfied Scott, grand architecte des marches de la mort des peuples cherokee ; Henry Ford, antisémite notoire, décoré par Adolf Hitler en personne ; mais aussi, les noms de pays : Orange (Connecticut), Hanover (Massachusetts), Athens (Géorgie), Clermont (Floride), comme autant de noms de romans. Cow-Boy est un roman du plan-séquence qui se déroule sous les yeux d’Eugène, dans son ranch, sur le chemin du retour où toute l’Amérique défile sous ses yeux, comme défilent les souvenirs de sa vie d’avant le grand saut dans l’inconnu. L’inconnu en Californie ce sont les bêtes qu’il garde, impossible de les compter, comme il compte les billets verts qu’il accumule pour plus tard. L’inconnu, Eugène vit avec, dans son ranch. Cow-Boy est le roman de cet inconnu qui, par le miracle de l’art du roman, se dévoile, et Eugène devient un ancêtre familier.
« Eugène n’a pas bâti de ville, ou alors il n’en a rien dit. Il gardait les vaches à perte de vue et les moutons au kilomètre, et le voilà qui trace sa route sans laisser de trace. Il ne va pas tarder à se faire aspirer en arrière au moment où il se croit sauvé de l’européenne anesthésie. Regarder dans le rétroviseur, ce n’est pas un truc de cow-boy ».
Cow-Boy est un roman en mouvement permanent, il galope comme un pur sang, et nous fait galoper avec lui. On traverse les Amériques de la Californie à New York comme l’on traverse la vie aventureuse d’Eugène : Le désert, les montagnes, et soudain c’est Albuquerque et le Río Grande. Jean-Michel Espitallier signe un roman étourdissant et éblouissant de richesses, son grand-père peut être fier d’être au cœur d’un tel chœur littéraire, d’une telle richesse inventive. Ce roman donne corps et âme à un disparu invisible, il redonne un nom à Eugène, il porte haut la mémoire et les mémoires d’un aventurier et d’un monde qui s’élève sous nos yeux avec ses miracles et ses crimes racistes. Jean-Michel Espitallier a l’œil d’un film director, d’un inventeur, d’un créateur de mondes aux multiples palettes colorées. Il donne vie à ce qu’il écrit, imagine et transforme, il multiplie les images, les évocations, il met en musique, par l’art si rare de la composition littéraire.
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