jeudi 27 septembre 2018

Cécile Portier dans La Cause Littéraire



« Savoir ce qu’on fait : un fatras agencé au millimètre près, avec dedans un paravent peint d’oiseaux, des bêtes à poil et à griffes, dont une loutre, pour la beauté enfin stoppée, réalisée, de sa nage, et des bocaux sur des étagères scellées dans de la menuiserie sombre aux mécanismes d’ouverture plus subtils que compliqués, s’offrant seulement aux doigts fins. Des surprises, des terreurs, des onguents, des mèches de cheveux de concubines d’un harem, type Angélique Marquise des Anges ».
 
De toutes pièces est le roman de ce fatras, de cette collection amoncelée, de ce cabinet de curiosités qui sous nos yeux s’imagine, s’agence dans le hangar d’une zone commerciale oubliée, loin de tout, tenue secrète, sans que jamais l’on ne sache pourquoi et pour qui. Les commanditaires de ce musée imaginaire et improbable sont invisibles. Ils donnent des ordres et contrôlent via une interface sécurisée tout ce qui entre, tout ce qui est répertorié par le narrateur, ce collectionneur qui va passer une année à faire naître cet étrange cabinet romanesque. Ce musée de la Terre et du Monde l’occupe jour et nuit et son journal devient ce troublant roman. Il commande, achète et classe, un monde étrange et extravagant se dessine en pointillé, jour après jour, sans que l’on sache à quoi cela va nous conduire et l’entraîner.
 
« Livraison aujourd’hui d’une pièce de sublimation, d’orfèvrerie : une oreille humaine, coupée, enchâssée dans du ciment réfractaire, coulée directement avec du métal en fusion, qui littéralement la remplace. Quand tout est durci, on casse le moule, on récupère. On s’extasie des ourlets, des circonvolutions. Le lobe semble encore doux et duveté, on voudrait s’accrocher comme l’amant, le téter ».
 
Ces pièces de sublimation s’accumulent, plus surprenantes les unes que les autres : un essaim d’abeilles figé dans une résine très transparente,une petite saucière à décor polychrome de fleurs, filets dorés et dents de loups sur les bordsle squelette d’une femme girafe, une graine de lotus sacré, vieille de mille trois cents ansun homme sauvage, poilu, très. Sa tête est absente. Pas coupée, non. Simplement, il n’a pas de têteun cil de Marilyn Monroeune DS miniature, une belle collection d’instruments de torture, de tous temps et de tous pays, et l’inventaire pourrait se poursuivre indéfiniment. Une pièce chasse l’autre dans l’imaginaire de Cécile Portier, étrange bestiaire, placé sous haute surveillance. De toutes pièces est un roman en noir et blanc de la raison perdue, du dérèglement, et d’une part d’absurde, le roman d’une guerre secrète – d’une manipulation – que le narrateur pense maîtriser jusqu’à son effondrement, premier signe de sa disparition : Je suis le soldat d’une tranchée froide, sur un front oublié.
 
« Mon univers est ce hangar. C’est une sorte d’aboutissement, la récompense de tous mes efforts. C’est l’ironique punition qui m’échoit, d’avoir voulu jouer sur tous les tableaux. Le monde s’est rétréci, il n’y a désormais plus qu’un seul tableau : ce tout petit morceau d’espace-temps englué, quadrillé ».
 
Etourdissant univers, que celui de Cécile Portier, porté par un style vif, précis, très concentré – comme un poison –, sec, où par instants, pointe l’effroi. Ses phrases sont dotées de cette capacité de faire voir sur l’instant ce qui se joue, par leur clarté, leur rythme, leur cadence, de faire entendre la chute qui s’annonce. De toutes piècesest un roman électrisant.

Philippe Chauché

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mercredi 26 septembre 2018

Clémentine Haenel dans La Cause Littéraire



« Je conçois de le tuer, lui. Tuer celui qu’il est quand il se fait sombre et cassant, celui qui m’inquiète trop : quand il n’est plus en contact avec la vie, que ça le rend hostile. J’ai des sursauts de haine, mes doigts glissent le long de mes hanches et râpent ; ça colle et ça claque. J’en ai marre de ces mains qui sont des fontaines ».
Mauvaise passe est un roman électrique, violent, tremblant, hurlant. Un petit livre écrit au scalpel qui déchire le monde et l’art littéraire, et que pourrait saluer Georges Bataille. Mauvaise passe, comme on le dirait d’un corps marchandé, d’un corps qui se livre aux déchaînements des hommes – Je nettoie les plaies que la nuit a laissées sur mes côtes, et regarde mes seins, qui ont bleui–, ou d’un navire qui se risque dans un chenal de tous les dangers. Mauvaise passe est un roman qui sent l’alcool, le tabac, et le sperme, un roman qui se livre dans l’errance, et qui claque comme une paire de gifles, des coups et des mots. Un roman souffrant, et qui s’offre, comme le revendique la narratrice, un roman échevelé, glacé et glacial.
« Ma parole est déréglée. Je n’arrive pas à m’arrêter. Je ne parle plus avec les gens, je parle seule, mais jamais dans le vide, c’est un déferlement. Je ne sais pas d’où vient tout ce flot, ces propos. J’explique : “je parle depuis peu” et justifie ma frénésie, me rattrape. Ça intimide drôlement ».
Mauvaise passe est un déferlement romanesque aux phrases rabotées, resserrées, incandescentes, aux verbes qui frappent, aux mots qui tremblent, un roman qui touche là où ça blesse, là où ça saigne. Mauvaise passe est un récit à la dérive, un récif où se brisent les vagues du roman, entre les nuits et les matins blêmes aux draps toujours froissés. Roman déréglé et déchiré, comme le corps de cette jeune femme, traversé de part en part – Je me dis qu’il est en train de me tuer : il est en train de me tuer. Entre deux rues, deux chambres, deux villes, la narratrice aux yeux perdus garde la mémoire de ses rencontres éphémères, de ses liaisons dangereuses, qu’elle tente parfois d’apprivoiser, comme l’on apprivoise une maladie.
« J’avais décidé de ne plus aimer et je suis venue en Suède. J’avais longtemps cherché pourtant, imaginé. Je n’avais rien vu, rien vécu. Je pensais que je ne vivrais rien, ne verrais rien ».
Clémentine Haenel réussit un troublant premier roman, un livre qui ne vous laisse pas en paix, qui vous hante, par son style, sa manière de faire vivre cette romance échevelée, sa matière, toutes griffes dehors, poings fermés, et visage pâle qui va s’ouvrir sur une éclaircie, comme un lever de soleil après une nuit glaciale et terrifiante.


Philippe Chauché


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mardi 18 septembre 2018

Présence de Melville


" 1819-1891 : les dates paraissent prises dans un seul fuseau horaire. Mais il y a des débordements. Il y a des débordements à l'infini. Des échappées, des fugues. " Claude Minière




 " Allégoriste d'instinct, Melville crée un monde-baleine, et nous y enferme. De zoologique, la baleine devient cosmique, devient léviathan, manifestation irréductible de la volonté et de la puissance de Dieu, sans cesser d'être sensible et vivante, mais par une contemplation minutieuse et mystique à la fois de l'infini détail et du miraculeux agencement de son organisation, dans le même esprit où Blake fait surgir devant nous le Tigre en sa splendeur mortelle. " Jean-Jacques Mayoux 




" Ainsi voguions-nous, mollement couchés sur les nattes étalées sous le dais. Nous approchions du rocher nommé Pella, haute falaise verdâtre, branlant sur sa base, qui fait tomber une ombre épaisse sur le lagon, et suite l'humidité. Passer sous cette arche, c'était se trouver, comme cela est arrivé à des chasseurs de baleine, sous la mâchoire supérieure de la gueule ouverte du monstre, qui, lorsqu'elle s'abaisse, vous engloutit. " Mardi - traduit de l'anglais par Charles Cestre - Robert Marin éditeur - 1950


" Quelques jours s'évanouirent ; et le Péquod, laissant dans son sillage les frimas et les glaces, roulait à présent sur la houle brillante du doux printemps de Quito, qui règne en mer presque éternellement au seuil de l'août sempiternel des tropiques. " Moby Dick - traduction d'Armel Guerne - Phébus libretto - 2005 
Philippe Chauché 

samedi 15 septembre 2018

Roland Jaccard - Henri-Frédéric Amiel dans La Cause Littéraire







« J’ai compris trop jeune que je serais incapable de réaliser mes idéaux, que le bonheur est une chimère, le progrès une illusion, le perfectionnement un leurre et que, même si toutes mes ambitions étaient assouvies, je ne trouverais encore là que vide, satiété, rancœur. La désillusion complète m’a conduit à l’immobilité absolue. N’étant dupe de rien, je suis mort de fait ».
 
Entre 1839 et 1881, Henri-Frédéric Amiel tient son Journal intime, soit 16.847 pages ; plus modeste Roland Jaccard écrit le journal intime du Genevois, prend sa voix et sa plume le temps d’un petit roman. Il se glisse dans la peau du professeur en désespoir, du collectionneur de conquêtes qu’il s’empresse d’abandonner, de l’écrivain qui choisit le cimetière de Clarens, au-dessus de Montreux comme dernier domicile connu, face au lac Léman, sans savoir que Vladimir Nabokov y repose également : Je ne me doutais pas qu’un jour lointain… nous irions comme deux fantômes au lever du jour à la chasse aux papillons. Roland Jaccard qui s’y connaît en trahisons, trouve là un allié, un vieux complice, comme le sont aussi Schopenhauer, Schnitzler et Cioran.
Cette sainte trilogie, qui accompagne depuis longtemps l’expert en nihilisme et en ping-pong. Roland Jaccard traverse ce petit livre avec le sérieux de ne pas trop se prendre au sérieux, tout en étant fidèle à Amiel, un peu comme si Buster Keaton se glissait dans les invités du Cercle Littéraire de Lausanne où Amiel a ses habitudes, et ne manquait pas d’y croiser Marie et l’ombre de Cécile.
 
« Mais Marie était une jeune Vaudoise déterminée et qui ne doutait pas qu’elle parviendrait à ses fins. Elle se voyait déjà comme ma compagne et peut-être, quand elle aurait brisé mes dernières résistances comme mon épouse. I would prefer not to, me disais-je intérieurement. Mais tout mon comportement prouvait le contraire. Marie m’attirait. Marie était ma dernière chance ».
 
Cécile s’est suicidée et Marie le courtise, Amiel frise l’enchantement, avant de glisser dans le désenchantement – Elle vivait un songe qui n’était plus le mien et j’étais dans l’incapacité de le lui faire comprendre. Il retrouve sa solitude complice, son Journal intime et l’envie de fuir tout amour naissant. Il confirme qu’il est le grand spécialiste de la déception, l’œil fixé sur celles qui l’entourent et qui ne manquent pas de se déchirer pour lui. Cette société est une jungle, et en vieux lion, Amiel prend ses distances, il n’aime guère les coups de griffe. Il va improviser sa mort après avoir mené à bien le naufrage de ses ambitions littéraires, même si son Journal et ce petit livre prouvent le contraire.
 
« La crainte de se noyer dans son journal avait tenu à l’écart bien des lecteurs qui ne le méritaient sans doute pas. Je ne dirai pas comme Sacha Guitry, “Mon père avait raison”, mais je n’étais pas loin de le penser, tout comme Pessoa, Tolstoï ou Cioran, eux aussi fervents lecteurs d’Amiel ».
 
Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est dédié à Marie C., sa complice amoureuse d’Une liaison dangereuse – Il était temps de monter dans ce train qui part pour nulle part. Elle avait sa place réservée à côté de moi –, ombre vivante et pétillante d’une autre Marie, suicidée et qui sera jusqu’à la fin le grand amour perdu d’Amiel. Roland Jaccard dresse aussi en trois lignes le portrait de son père et sa mère, en grands lecteurs et en fidèles admirateurs pour lui d’Amiel et Spinoza, pour elle de Zweig et Schnitzler, l’une des sources de ses admirations. Ce petit livre sec comme un verre de saké, bref, vif comme un revers au ping-pong, coupant, limpide comme l’eau de la piscine d’un Palace, et précis, prouve s’il le fallait que les biographies romanesques les plus courtes sont souvent les meilleures. Roland Jaccard est stylé comme un fauve, son roman électrise les pensées et les actes d’Amiel. Les noms qu’il donne à ses chapitres sont autant de romans à venir : Mon âme, ce cimetière, mais aussi Météorologie de l’âme, ou encore L’ultimatum de l’amour ou enfin Gloire tardive, des romans mélancoliques et piquants. Jaccard devient le nerf optique d’Amiel pour ce roman d’éclairs et d’éclats, comme s’il signait sa propre autobiographie, on n’invente que ce que l’on vit, et quelle vie !
 
Philippe Chauché


http://www.lacauselitteraire.fr/les-derniers-jours-d-henri-frederic-amiel-roland-jaccard-par-philippe-chauche

samedi 1 septembre 2018

Philippe Annocque dans La Cause Littéraire




« Le décor est un écran bleu et les corps sont à distance, le sien assis à son bureau où il est supposé écrire, celui de Coline sans doute allongé sur son lit son smartphone à la main. Est-elle de dos ? sur le ventre ? A vrai dire, il n’en sait rien, il ne la voit pas. Mais il l’imagine sur le ventre, oui. Pourquoi il n’en sait rien mais il l’imagine sur le ventre. Si ça se trouve il a tout faux ».
 
Seule la nuit tombe dans ses bras est un roman d’amour virtuel, une histoire sensuelle et sans suite, sexuelle, entre les lignes de Facebook, dans les tchats, SMS et mails, les terrains complices et anonymes d’Herbert et Coline. Une  histoire d’amour comme une vieille chanson de variété, avec un refrain que fredonne Herbert et que reprend parfois Coline. Une chanson qui devient un roman, un roman qui s’écrit sous nos yeux et dont l’auteur s’amuse. Seule la nuit tombe dans ses bras se nourrit de courts échanges clandestins sur le net, comme au tennis, les deux amoureux virtuels montent au filet, frappent la balle, les phrases volent, cinglent, s’élèvent, rasent les lignes blanches, rebondissent, des phrases ornées de sourires préfabriqués par le net, ces petits icones qui s’offrent d’un clic, et de photos postées, et puis elle a retiré le haut, comme une signature, et qui font virevolter la fiction.
 
« Il se faisait une idée de l’amour, il était en train de se fabriquer une nouvelle idée de l’amour, une idée différente de son amour pour Marie, et Coline venait incarner cette idée. C’est vrai qu’il savait s’en faire, des idées. Il était fort pour ça ».
 
Seule la nuit tombe dans ses bras est une chasse au trésor, le trésor d’amour d’Herbert et celui très charnel de Coline, bien installés dans leur vie officielle, femme, homme, enfants, les deux enseignent, et lui écrit des romans sous influence. Comme un roman ou une chanson, Philippe Annocque invente la biographie et la bibliographie d’Herbert Kahn : de Centrifuge à Out en passant par Le Conflit et Affleurements des strates aux abords d’un rivage escarpé, des doubles de Seule la nuit tombe dans ses bras. Les deux amoureux numériques rêvent d’une double vie, de doubler leur vie comme on le dit au cinéma, ou comme le chante Christophe. Comme dans leur vie d’avant, dans cette rencontre aléatoire, il y aura des sautes d’humeur, des silences, des joies, des attentes, mais aussi des reproches, des absences, des commentaires et des questions. Mais tout va très vite, et ce sont les mots échangés qui donnent de la voix au roman, la voix vient après le tchat, sans que jamais les corps ne se mêlent, ils ne se tomberont jamais dans les bras. Tout se joue à distance, par écrans interposés.
 
« Des baisers, il lui en envoyait ; il en trouvait sur Internet, en gif animés, les lui envoyait le soir, quand elle était déjà couchée – elle se couchait plus tôt, elle se levait plus tôt que lui ; ainsi elle les trouvait à son réveil, dans la petite fenêtre du tchat ».
 
Philippe Annocque réussit là un étrange roman connecté, un roman d’amour impossible, très sensuel et très sexuel : C’est trop, là. Il y a trop de sexe. Si jamais ce livre est publié un jour, le lecteur va faire une overdose. Un roman, qui comme l’histoire de Coline et Herbert est un éternel recommencement porté par le regard d’un lecteur nouveau. Une fois refermé, ce livre bleu s’invite à nouveau, comme une chanson ancienne, et vous fredonnez ce qu’il vous inspire. Les romans qui font chanter sont si rares.
 
Philippe Chauché