samedi 21 mai 2022

Paul Lambda et Frédéric Schiffter dans La Cause Littéraire

" À quatre-vingt-quinze ans elle sortait tous les matins pour apprivoiser la mort. Elle rentrait deux heures plus tard, dépitée, et soupirait : « Il n’y a rien à faire, elle a encore peur de moi ». 

« – Lui aussi est parti ? – Oui, il est parti vivre sa vie. – C’est une épidémie ! » « – T’es où ? – Je ne sais pas très bien… quelque part entre l’Iliade et l’Odyssée ». 

Le désespoir avec modération 


Le désespoir avec modération est un heureux petit livre qui jongle avec les humeurs vagabondes, les aphorismes rieurs, les sentences piquantes, les courts dialogues qui flirtent parfois avec l’absurde, et l’humour noir. Paul Lambda évoque ces confettis qu’il collectionne, et compile dans ses livres. Ce petit dernier en regorge, confettis, assemblages, et mots rieurs, cet écrivain est un drôle d’oiseau –, des conseils adressés aux désespérés chroniques et aux optimistes myopes. Et d’ailleurs, l’auteur livre en quatrième de couverture de son petit ouvrage, un très piquant guide de lecture, de conseils, d’indications et de traitements attribués à ces joyeux mélanges littéraires subtilement dosés : insomnies nocturnes et diurnes, allergie à l’absurde, ou encore bouffées d’amour intempestives et renvois sucrés. Il nous invite à lire entre 3 et 10 notes à la fois à toute heure du jour et de la nuit, mais contrairement à ce qu’il ajoute on peut sans risque, sauf celui d’un fou rire irrésistible, dépasser cette dose prescrite, y prendre goût et bonheur. On imagine Pierre Dac, le plus surréaliste des chansonniers, oulipien dans l’âme, s’en délecter en compagnie de son complice Francis Blanche à la télévision. Paul Lambda collectionne adages et phrases inutiles, conseils et remarques, pour ne pas désespérer de la littérature, des sautes d’humeur, des amours, des malheurs qu’il nous arrive de collectionner, comme d’autres collectionnaient dans les temps anciens les timbres postes, les pendules mécaniques, les bretelles, ou les bocs de bières. Le désespoir avec modération est un joyeux mélange, un heureux bric-à-brac littéraire, à consommer sans modération, comme le désespoir, qui finit toujours en confettis multicolores. 




« Épitaphe : Je n’ai pas pu faire mieux… » « Un bon roman, ou un bon ouvrage de philosophie, est un livre qui décrotte l’esprit ». 

« Je n’aurai connu qu’une cause : la mienne. C’est pourquoi je l’ai si mal défendue ». 

Lassitudes

Lassitudes Frédéric Schiffter est lui aussi amateur d’aphorismes, dans la lignée de Cioran et de son ami Roland Jaccard, comme lui il affectionne les remarques désinvoltes et les petits livres pétillants. Le matin de son suicide, Roland Jaccard lui écrivait : « Je m’en vais. Prends le relais ! ». Je ne sais si le relais est pris, mais je constate que le Philosophe sentimental reste fidèle à son style brillant et à ses penseurs sans chichi ni blabla (1). Leurs noms : Montaigne, Clément Rosset, Marcel Conche, Baltasar Gracián, je ne sais s’il s’en inspire, mais ils éclairent parfois généreusement ses essais. On aperçoit leur ombre bénéfique au détour d’une sentence ou d’une flèche qu’il décoche, car cet écrivain est aussi un tireur d’élite, comme le furent Cioran et Jaccard. Lassitudes est à lire, comme le recueil de pensées venues sur les chemins de l’océan, d’éclairs, d’humeurs au réveil, d’insomnies, de souvenirs, c’est le nouvel opus de ses Mémoires d’un dandy morose et casanier. Frédéric Schiffter est vif comme Fred Astaire, séducteur comme Cary Grant, et piquant comme Cioran, il danse et ne cesse d’écrire « à sauts et à gambades » sur sa vie et celles qui l’entourent. Le Philosophe sans qualité (2) ne cherche à séduire personne, ne propose aucune recette conduisant à devenir meilleur, mais ses livres poursuivent à leur manière les leçons de Montaigne, pour bien écrire, et donc bien philosopher : il faut simplement apprendre à mourir, le plus tard possible ajoutons-nous, comme nous écrivions de Roland Jaccard qu’il était trop doué pour se suicider (3). 

Philippe Chauché 

(1) Sur le blabla et le chichi des philosophes, PUF, 2002 
(2) Flammarion, 2006 

vendredi 20 mai 2022

Et maintenant, voici venir un long hiver..... de Thomas Morales dans La Cause Littéraire

« Avec sa disparition à l’âge de 88 ans, c’est tout un art de vivre qui disparaît, l’action et le verbe, le zinc et le grand style, les caleçonnades et le cinéma d’auteur, le théâtre français et l’Avia Club » (Jean-Paul Belmondo). 
« Marielle n’abîmait pas son talent dans les rôles de petits cons, d’insignifiants phraseurs, de chipoteurs du quotidien. Les siens étaient gratinés, majestueux, outranciers, exagérément libidineux, tous dépassant les limites de la moralité » (Jean-Pierre Marielle). 

Imaginons un instant le retour de Sacha Guitry parmi nous, l’homme à la langue précise, précieuse sans jamais être ridicule, affutée, brillante, piquante souvent, mais aussi admirative. Une langue qui ne s’autorisait aucun débordement, aucune faute de goût, aucune vulgarité, qui s’inspirait des grands prosateurs français, une langue vivante et vibrante. Une langue admirative des grands Hommes qu’il croisa dans sa vie virevoltante, qu’il croisa, qu’il vit, écouta ou qu’il lut. On le voit et on l’écoute nous parler de Monet, de Degas, d’Anatole France que l’on appelait Monsieur France, ou encore d’Auguste Rodin et de Sarah Bernhardt, c’est Ceux de chez nous. Un titre qu’aurait pu reprendre Thomas Morales pour les portraits de ses chers disparus, qui sont ou deviennent les nôtres, tant son style s’en inspire, avec ce parfum qui lui est propre, cette juste pensée, ce trait précis, un rien nostalgique. Cette évocation brillante et touchante de ces comédiens, ces chanteurs, ces musiciens, ces écrivains, ces sportifs qu’il honore, nous touche par cette finesse, cette justesse, cette richesse évocatrice. Même venus d’ailleurs, comme Niki Lauda – Un khâgneux funambule qui défie les lois de l’adhérence –, Sean Connery, Roger Moore – portant aussi bien le second degré à la boutonnière que le smoking au camping –, Kirk Douglas – ils nous sont familiers, comme de lointains cousins qui sont ici chez eux. Tous ces grands disparus que l’écrivain honore, ont du style, une façon d’être sur un plateau, devant ou derrière une caméra, sur un circuit de F1, ce sont des seigneurs, des aristocrates, des dieux populaires, qui ont chacun à leur façon imprégné notre mémoire commune, où se partageaient les rires, les pleurs, les admirations, et les joies. Quant à ceux de chez nous qu’il ressuscite dans ce recueil d’hommages admirables, à leurs seuls noms évoqués, mille histoires s’invitent, mille souvenirs, des films, des chansons, des émissions de télévision, des livres, des regards, des mots, des éclats de vie qui nous éclairaient. Jean-Paul Belmondo – notre mémoire du fond de l’enfance –, Dick Rivers, Stéphane Audran, Johnny Hallyday – Ce grand artiste aura pratiqué un art mineur avec des accords majeurs –, ou encore Jean Rochefort, et Michel Déon – Déon, travailleur acharné, lorgnait du côté de Balzac ou Stendhal. Vous pensiez les avoir oubliés, le livre de Thomas Morales les fait vivre et revivre, comme il fait revivre en deux coups de phrases pétillantes ces manières d’être qui n’étaient jamais des postures, cette maladie des temps d’aujourd’hui. 

« Il était d’une autre race, celle des seigneurs. Il y avait chez lui une intelligence gamine, une réserve moqueuse, une culture sans artifice et sourire qui pouvait vous crucifier sur place ou vous charmer. En somme une classe folle » (Claude Rich). 

« Sa frénésie avait un côté cartoonesque et poétique. Ses ritournelles, épurées en apparence, répétitives et si addictives, entraient dans les foyers et imprégnaient durablement la jeunesse d’alors. Faire rire sans blesser est certainement l’exercice le plus délicat qui soit » (Annie Cordy). 

S’il y a du Sacha Guitry chez Thomas Morales, on peut aussi y lire les accents d’un autre grand chroniqueur du temps passé, Bernard Frank, qui avait la même légèreté, la même désinvolture, la même finesse de jugement. Et maintenant, voici venir un long hiver… n’est pas qu’une compilation de chroniques, c’est une constellation d’étoiles qui continue de briller dans l’imaginaire de l’écrivain, et pour nombre de lecteurs dont nous sommes. Il conclut son livre par un hommage à celui qui fut son ami et son éditeur, Pierre-Guillaume de Roux – un passeur rieur et partageur –, nous pourrions dire chose semblable de Thomas Morales, un écrivain qui ne cesse de toréer la mort qui a emporté ses amis et ses admirations. 

Philippe Chauché

dimanche 8 mai 2022

L'initié suivi de La Libre étendue et L'incandescence de Thibault Biscarrat dans La Cause Littéraire

« Viens et vois : je parle de plus loin que mon nom. Je parle d’une autre contrée, d’un nouveau domaine et la grâce indivise nous sera faveur du temps ». 
« Voici : je suis présent au monde mais à distance. Viens et vois : ingurgite ces rouleaux qui me sont doux comme la manne, comme le miel ». 
« Les livres sont plus vivants que les vivants. Ils deviennent leur propre destinée. Les livres se lisent eux-mêmes dans la gloire du dieu révélé ». 

Thibault Biscarrat appartient à cette société secrète d’écrivains, de poètes, qui écrivent sous de belles influences, celle du Livre, des écrits gnostiques, des textes fondateurs traversés par une lumière divine, mais aussi celle du corps, et de la voix. Et il donne de la voix à chaque page. Écrire est chez lui une incantation, incarnation, une résurrection, une inspiration et une expiration. Savoir écrire, c’est savoir respirer. Ces trois cahiers s’ouvrent sur trois citations, signées Kafka, Hölderlin, et tirée du Deutéronome, les trois piliers inspirants de ce livre inspiré. Il aurait pu aussi citer Rimbaud, Claudel, Quignard et Sollers, autres écrivains de cette confrérie où le Verbe est tenu en odeur de sainteté, où le savoir des textes fondateurs ont la saveur d’un poème, où les corps sont en mouvement constant. Ce triptyque s’ouvre sur la lumière (qui) scintille au firmament, et s’achève sur le langage (qui) est souverain ; l’œil du dieu est ardent, de la lumière au langage, il n’y a qu’un pas, un livre ouvert sur l’étendue de la poésie. D’une phrase à l’autre, l’écrivain a sculpté le nouvel opus d’une épopée qu’il conduit la main sur le cœur, dans la lumière et la langue. Imaginons l’écrivain au travail, il est seul, à la manière de Bashô, le Seigneur ermite, il s’arme de la parole, pour saisir les instants qu’il vit et voit, écoutons : Les fleurs dressent leurs drapeaux d’étamines, d’extases. Elles se déploient en corolles, parfums, pétales. Thibault Biscarrat a l’audace de la liberté libre, il ne se fie qu’au savoir en mouvement permanent, à la simple présence au monde, à l’aimée, à la nature enchantée, à l’inspiration divine, à la beauté. Le ciel brille dans les phrases de l’écrivain, les éclairs de l’orage les traversent, elles cheminent sur les sentiers, comme la musique qui ne cesse de les éclairer. Son écriture est une adresse au lecteur attentif, au dénicheur de mots et de phrases sacrés. Cet ensemble de textes est d’une grande clarté, d’une grande transparence, d’une grande simplicité, d’une vibrante musicalité. 

« Viens et vois : déjà mon nom parcourt la terre. Il existe une ode à chaque couronne. Vie. Mort. Vie. Voix. Lumière ». 
« Le Verbe est l’origine, il dit la naissance des mondes, leur mouvement. Ce souffle est ardent, il embrase les empires, l’épée à deux bouches, le char qui trône ». 
« Je suis le fils de ces voix qui tournent en écho dans ma tête. Je suis le fils des odes, des strophes, des versets ». 

Thibault Biscarrat publie également une version audio musicale de Chant Continu* son ouvrage précédent dont Didier Ayres avait ici salué la force**. Cette interprétation de Chant Continu fait entendre le verbe de l’écrivain, qui passe en finesse et dans une grande justesse de ton, d’âme à âme entre l’auteur, la comédienne Maud Andrieux et le joueur de oud, Mostafa Harfi. Cette lecture musicale, cette incarnation, aux voix justes et profondes, est le plus bel écho dont puisse rêver un auteur. 

Philippe Chauché 


samedi 7 mai 2022

Ligne de basse de Patrick Martinez dans La Cause Littéraire

« Il entendit, par avance, les quatre accords en boucle qui pourraient introduire la ballade qu’il allait jouer. Il se lança et procéda aussitôt sur ceux-ci à des renversements pour qu’ils sonnent au plus près de ce qu’il voulait faire passer. Dès l’instant où une note lui paraissait comme accroître la noirceur d’un passage, il insistait sur elle, brodait autour et l’épuisait jusqu’à subitement lui en préférer une autre ».
Ligne de basse est le roman d’une famille éparpillée, éclatée, distendue, une famille aux mémoires sombres, aux colères enfouies, aux amours cachés, habitée de doutes permanents, mais aussi d’éclats de tendresse. Le roman d’une mère, d’un frère et d’une sœur, tous les trois saisis par des renversements de vies et d’espoirs, ces mêmes renversements d’accords qui résonnent sous les doigts de Jean, le frère et le fils, musicien de bar de nuit. Patrick Martinez nous offre un roman où se mêlent ces trois destinées, ces trois vies suspendues à l’espoir perdu, à l’argent qui manque, aux amours invisibles. Ligne de basse est aussi le roman de l’enfance de Jean et Lili, où des souvenirs se brodent au fil d’argent sur le tissu de leur vie qui petit à petit prend forme et couleurs, naissance aussi d’un amour entre la sœur et le frère, qui ne dira jamais son nom, et que Lili portera comme une croix. Ligne de basse est également le roman de l’absence du père, des pères, de la chute vertigineuse de la mère dans les calmants et l’alcool, de celle troublante de la fille et de la sœur, au corps abandonné, volontairement déformé, sombrant, et celle du fils et du frère, musicien invisible pour les clients du bar, et qui joue, comme s’il s’agissait de son dernier voyage, des accords mineurs avant le naufrage. 

« Voyant l’œil que le chauffeur fit courir sur ses genoux que sa jupe dévoilait, elle fut tout sauf gênée, lui en aurait même su gré. La vieillesse qu’elle s’était sans doute trop longtemps attelée à ignorer, n’avait eu qu’à attendre le moment favorable pour la prendre par surprise, éclore brutalement aussi bien dans ses pensées que sa chair ». 

Patrick Martinez écrit comme Jean, l’un de ses personnages, improvise au piano. Mais les mélodies romanesques qui imprègnent ce roman n’ont rien de calmes et sereines. L’art du roman de Patrick Martinez se nourrit lui aussi de brisures, d’accords étranges, de phrases suspendues, de mélodies qui se recoupent, se recouvrent, se glissent les unes dans les autres. L’écrivain écrit comme Thelonious Monk composait et improvisait au piano. La texture et la couleur de ses phrases résonnent comme résonnait le piano de l’américain, dont la présence magnétique et le génie d’improvisation auront marqué à jamais le jazz moderne. Jamais l’écrivain ne se laisse aller au moindre relâchement, comme Monk, ses phrases semblent travaillées et retravaillées, sans relâche, pour faire apparaître leur force romanesque, et leur éclat, qui surprend souvent par la finesse de l’ouvrage. Philippe Sollers aime dire et écrire qu’un roman se juge aussi à l’oreille, Ligne de basse sonne juste, et l’on reste longtemps troublé par le chant profond qui s’en dégage et nous éblouit. 

Philippe Chauché