« Tout commence et tout finit par le bruit
que font ici les piqueurs de rouille. Capitaines et armateurs redoutent de
laisser désœuvrés les marins à quai. Alors le pic et le pot de minium et le
pinceau. Le paysage portuaire est celui d’un film de John Huston, Le Trésor
de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers
et crocodiles ».
Patrick Deville, écrivain voyageur et voyageur
écrivain, ordonne en astrophysicien la constellation de Viva. Dans le
ciel du romancier, Trotsky, Malcom Lowry, mais aussi Cravan, Frida Calo, Diego
Rivera, Artaud, André Breton, des assassins et des révolutionnaires, des
amoureux, des tavernes, un volcan, des villes mexicaines et mille étoiles
scintillantes. Tout l’art de l’écrivain est d’ordonner leurs rencontres, leurs
rêves et leurs défis. Comme un marin sans désœuvrement, il pique l’Histoire de
son crayon, pour en éliminer la rouille, ce poison qui la dévore au fil du
temps : les falsificateurs, les mauvais écrivains, les historiens frileux
et les lecteurs pressés. L’or apparaît alors, pur et mystérieux comme un volcan
d’où se détachent par éclairs la figure brisée d’un écrivain révolutionnaire et
celle d’un révolutionnaire écrivain assassiné.
« Trotsky rencontre dans ses promenades sur
le pont balayé de pluie un géant amoché en imper, “un boxeur anglo-français se
piquant de belles-lettres, cousin d’Oscar Wilde”. C’est Arthur Cravan, le poète
aux cheveux les plus courts du monde selon son ami Blaise Cendrars ».
« Pendant dix ans de sa vie, Lowry écrit
dans cette cabane et nage en bas dans l’eau froide… Et autour de la cabane il
convoquera tout le grand charroi de l’Histoire, et les fresques des peintres
muralistes mexicains Diego Rivera et José Clemente Orozco, et la guerre
d’Espagne, et le grand nom de Trotsky, lequel sonnera deux fois comme angélus,
dans le premier chapitre du Volcan et dans le dernier, le douzième, à la fin du
tour de cadran de cette seule journée de cinq cents pages ».
Patrick Deville, écrivain géographe, ordonne avec
l’instinct d’un orpailleur ces entremêlements de vies et de destins qui
ébranlèrent l’art et le monde, qui s’éveillent en mille éclats effervescents
sous le tamis du roman. L’écrivain pratique les hasards de la dérive
littéraire et politique, s’armant de savoir et saveur, il se glisse dans le
cristal de ses personnages, en laissant vagabonder son imaginaire luxuriant. On
l’imagine dans le train blindé qu’emprunte Trotsky avant que Staline ne le
livre à ses tueurs serviles, sur le Montserrat avec Cravan, dans
la maison bleue de Coyoacán sous le regard pigment de Frida, dans
le patio de l’hôtel Francia retenant Lowry qui chancelle, ouvrant une nouvelle
fois le Volcan, cette boussole romanesque qui s’affole.
« Dès les premiers mois de cette année 1937,
pendant que Trotsky, depuis Coyoacán, reprend son combat révolutionnaire, et
compulse ses archives en prévision du contre-procès de Moscou qui se tiendra à
Mexico, Lowry arpente toutes les rues pentues du Cuernavaca et invente les
lieux de son roman ».
Patrick Deville, écrivain français à l’oreille
fine, entend en castillan, en français et en anglais ce qui s’écrit, se vit et
se fomente au Mexique, en Espagne, en France, à Vancouver et à Moscou,
géographie littéraire et révolutionnaire qui résonne dans Viva
comme une chanson nostalgique et joyeuse à la fois. Un hymne à la liberté
libre que fredonnerait Maqroll el Gaviero, le marin sans
attaches d’Alvaro Mutis qui traverse comme un astéroïde le roman, et qui se
glisse dans cette constellation, comme s’y glissent Traven, Nadeau, Octavio
Paz, John Reed, Mauriac et tant d’autres. Les grands romans sont toujours de
bonne compagnie.
Philippe Chauché
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laissez un commentaire