samedi 5 mars 2016

Gabriel Josipovici dans La Cause Littéraire




« La racine du mot inspiration est le souffle, a-t-il dit, et toute la musique est faite de souffle. Si j’ai donné quoi que ce soit à la musique, a-t-il dit, c’est lui rendre la conscience de l’importance de respirer, de la respiration. On l’appelle ruach en hébreu, et avec ce ruach Dieu a créé le monde et avec ce ruach Dieu a créé Adam, et c’est ce ruach qui nous fait vivre et aussi qui fait de nous des êtres spirituels ».
 
Infini est le roman d’un compositeur de notre temps, le portrait d’un musicien, Tancredo Pavone, révélé par Massimo, son ancien homme de confiance, son majordome. On découvre sa vie et sa musique, ses musiques, ses écarts, ses amours, ses envolées, ses passions – Purcell mais aussi Bach et Mozart, leurs petites oreilles écoutaient les sons intérieurs et pas les sons extérieurs – ses fictions sonores et ses frictions musicales – Schoenberg était un vrai musicien, a-t-il dit, mais il a été un désastre pour la musique. Schoenberg, a-t-il dit, a ramené la musique cinquante ans, sinon cent ans en arrière. Pavone compose au cœur de l’Europe, entre Londres, Monte-Carlo, Paris et Vienne, au centre de cette Europe qui vibre, puis se désaccorde dès les années 30 en Allemagne puis en Italie, alors il choisit la Suisse comme ligne de fuite.
 
« La malédiction de l’époque, Massimo, a-t-il dit, est que les gens sont trop aisément satisfaits. Ils ont oublié d’écouter avec leur oreille intérieure, d’écouter le silence et d’écouter le moment ».
 
Infini est le roman d’un aigle qui vit loin du monde et de son tumulte, à Rome dans sa maison au-dessus du Forum, protégé des intrus – admirateurs, musiciens, photographes et journalistes – par son fidèle majordome. Il voit tout, entend tout, et ne dit que ce qui doit l’être, même si… Ce roman est celui de sa déposition, de sa confession, de son admiration pour Pavone. Cet aristocrate italien, ce gentleman singulier, proche de Michaux et Jouve qui va publier ses premiers poèmes, qui joue aux échecs avec Marcel Duchamp – Il était à un tout autre niveau comparé aux surréalistes et aux dadaïstes. Mais personne n’a construit sur son héritage. C’était impossible, parce que son héritage était du sable mouvant –, qui installe des musiciens dans sa grande demeure pour qu’ils travaillent, et qu’ils jouent pour lui. Pavone qui ne va cesser d’évoquer l’émotion qu’a suscitée en lui l’écoute des trompettes solennelles de temples au Népal – on s’approche vraiment près du cœur du son, de la lave fondue qui bouillonne dans chaque son comme dans les recoins reculés de la terre –, sa musique va en être habitée et transformée. Fidèle des fidèles, le majordome déroule cette vie musicienne, ce mouvement, cette vie réelle ou imaginée, entre partitions et passions, vérités ou mensonges, vérités et mensonges ?
 
« Bach ne réfléchissait pas, a-t-il dit, il dansait. Mozart ne réfléchissait pas, il dansait. Stravinsky ne réfléchissait pas, il priait. Mais à Vienne, ils avaient oublié comment danser, ils avaient oublié comment chanter, ils étaient tous des Juifs laïques qui avaient oublié comment prier ».
 
Infini est le roman de l’exigence et de la résistance. La musique avant toute chose, et parfois, une seule note suffit, la musique et le silence qui en découle, silence nécessaire, vital au compositeur, remède à la superficialité qui s’impose partout. Infini est un roman voyageur, qui arpente les territoires d’un musicien solitaire et studieux, qui s’attaque aux pianos et qui écoute le chant des cigales, le roman révélé, comme une musique révèle un compositeur, dont l’Infini est ici aussi la lente et inexorable chute.
 
Philippe Chauché


 
http://www.lacauselitteraire.fr/infini-l-histoire-d-un-moment-gabriel-josipovici

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