« On appelle “natures mortes” les fruits posés sur une table. Bonnard exécute des “natures heureuses”. Ses fouillis de verdure sur lesquels s’ouvre la fenêtre, ses plates-bandes ensoleillées, soyeuses, étincelantes, donnent une idée du bonheur » (Marguerite Bouvier, Comœdia, n°82, 23 janvier 1943).
Après la publication du réjouissant Observations sur la peinture recensé ici même (http://www.lacauselitteraire.fr/observations-sur-la-peinture-pierre-bonnard), L’Atelier contemporain offre aujourd’hui ce nouvel opus, où se mêlent rencontres, entretiens, lettres et dessins à la plume et au crayon du plus japonais des peintres français. Bonnard – grand peintre du sentiment d’exister, (il) voit, (il) vit si intensément le temps qui passe et ce sentiment du passage se mue parfois en instants illuminés* – se laisse approcher, montre quelques-uns de ses tableaux, des esquisses, ses notations, ses dessins – L’œuvre d’art : un arrêt du temps.
Bonnard ô combien attentif à la peinture et aux peintres, Odilon Redon – qui réunit deux qualités presque opposées, la matière plastique très pure et l’expression très mystérieuse – Paul Signac et ses architectures colorées, Renoir – Il se servait du modèle pour le mouvement – Gauguin, Cézanne, Matisse – Il sait où il va, il sait ce qu’il fait et il s’arrange pour le faire du premier coup – est toujours précis pour évoquer leurs créations, même précision dans son geste et dans les mots qu’il emploie pour le définir – les couleurs sont tout autant précises que précieuses.
« – Vous sortez pour peindre, Monsieur n’est-ce pas ?
– Non, presque jamais. Ce n’est pas possible. Les effets de lumière changent trop vite. Je fais de petits croquis et note les couleurs ; mais je peins à la maison » (Ingrid Rydbeck, Chez Bonnard à Deauville, Konstrevy, vol. 13, n°4, Stockholm, 1937).
Les Exigences de l’émotion nous éclaire sur la nature profonde du peintre, sur ce qu’il cherche et ce qu’il trouve, ces nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion, et qui mieux qu’Alain Lévêque, qui avait déjà accompagné la publication des Observations sur la peinture, pour mettre en lumière ce que fut le peintre de la lumière et de la matière, cet éveillé du temps fini. Toute son œuvre pourrait s’intituler : « A la recherche du temps vécu ». Les tableaux du peintre du Cannet vérifient cette hypothèse – toute critique d’art est une hypothèse –, il suffit de les regarder, et de se laisser par eux regarder. Le Boxeur (1931), autoportrait, où le corps se montre, sec, fragile, mais aussi acteur de ses résistances, poings serrés, yeux clos, ou encore cet autre autoportrait à la gouache de 1930, le peintre est de profil, petites lunettes rondes, visage japonais – on pense à Ozu –, vêtu d’un kimono (?). Bonnard dans un face à face, face à lui-même, face au regard que nous portons sur lui, et à chaque fois au regard qu’il porte sur nous. C’est du défi quotidien où le peintre affronte les aléas du temps fini et se risque à exprimer au plus près son sentiment d’existence par le moyen des formes et des couleurs. Défi de la couleur, de la beauté, à la couleur et à la beauté, elle n’est jamais oubliée, même si à bien y regarder, elle dévoile un doute, une angoisse, mais sans jamais en faire l’objet de sa création. Il crée dans la joie, mais laisse par instants s’installer les vibrations d’un tremblement, ce n’est pas une douleur, c’est une tension, comme dans Pan et la Nymphe (1907) ou encore La grande baignoire, où le corps nu flotte et fait corps avec l’étrange couleur de l’eau où il se baigne.
Photo Henri Cartier-Bresson |
« Autour de moi, je vois souvent des choses intéressantes mais pour que j’ai envie de les peindre, il faut qu’elles aient une séduction particulière, ce qu’on peut appeler la beauté ».
« Cézanne devant le motif avait une idée solide de ce qu’il voulait faire, et ne prenait de la nature que ce qui se rapportait à son idée… C’était le peintre le plus puissamment armé devant la nature, le plus pur, le plus sincère » (Angèle Lamotte, Le Bouquet de Roses, Verve, vol. V, n°17-18, propos recueillis en 1947).
Les Exigences de l’émotion est cette rencontre avec la beauté et la nature, au fil des conversations avec des critiques d’art de haut vol – notamment Pierre Courthion, Raymond Cogniat, Tériade – où se dévoile la vitalité de ce peintre de l’invisible et de la lumière, retiré du monde, silencieux, réservé, rencontre avec quelques dessins à la plume et au crayon « illustrant » ses Correspondances, ces lettres de jeunesse publiées pour la première fois en 1944 par les Editions de la Revue Verve. Lire Bonnard en regardant Bonnard, voilà le pari que nous propose cet ouvrage : « Quand on couvre une surface avec des couleurs, il faut pouvoir renouveler indéfiniment son jeu, trouver sans cesse de nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion ».
Philippe Chauché
* Alain Lévêque a signé la préface des Observations sur la peinture (L’Atelier contemporain), Pour ne pas oublier, Carnets 1988-2002 (Editions La Bibliothèque), un recueil de poèmes, Manquant tomber(L’Escampette Editions), et Bonnard, la main légère (Deyrolle Editeur, L’Arbre voyageur).
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