« Frères humains, nous voilà mangés comme des poissons morts dans le ventre de ce bar. Dans cette providence. La nuit se déplie sur nous, et nous disparaîtrons à jamais ».
8 mars 1914 – Pessoa connaît une nuit de révélation. Trois « hétéronymes » lui apparaissent d’un coup. Il en décrira le déroulement vingt-et-un ans plus tard, dans sa fameuse lettre au jeune poète Adolfo Casais Monteiro. Autant de personnages vivant en lui – et mourant aussi – susceptibles de s’opposer entre eux ».
Avec Pessoa est le dernier opus, le dernier ouvrage, la dernière œuvre vive du Manifeste Incertain que dessine et écrit Frédéric Pajak depuis près de dix ans. Une aventure littéraire et graphique unique, née en 2012 avec un premier volume (admirable) consacré à Walter Benjamin – Rêveur abîmé dans le paysage –, où l’art du récit l’occupe toujours plus. C’est cet art du récit à la plume, à l’encre, récit dessiné en noir et blanc, qui l’occupe au plus haut point.
C’est ainsi que vont surgir ces récits, où l’auteur mêle sa biographie à celle de grands inspirés. Il écrit sa Recherche Incertaine de l’Infini, mêlant ses récits, le roman de vie, à ceux de Pessoa, d’Emily Dickinson, de Marina Tsvetaieva, de Pound, et Van Gogh : même présence au monde que le peintre arlésien d’adoption, même force du dessin, même regard en offrande. Qui peut dire qu’ils ne se croisent pas place du Forum ou au pied du grand escalier qui conduit aux arènes ? « Les destins que j’ai sollicités, je ne les ai pas choisis, ils se sont imposés à moi au hasard des lectures et des rencontres ». Il croise ses évocations romanesques, ses Cartographies du souvenir, à ses dessins aux lignes claires et sombres, visages et paysages, villes et mer, ciels entre deux clartés, peut-être un nuage, parfois une menace, une douleur qui fige un portrait, mais dans la nuance et la légèreté du gris et du noir. Frédéric Pajak est un écrivain et un dessinateur de la nuance, du doute, de l’intranquillité, un révolté d’un autre siècle, même si, dans ce Manifeste Incertain, il salue le mouvement des Gilets jaunes, ces nouveaux partisans : « La France grondait. Je grondais avec elle, dans mon coin, au fin fond de la province ». Frédéric Pajak se souvient d’un matou qui lui aussi croyait au Minotaure, du train poussif et courageux où il se glisse en direction de Bellegarde, de Lausanne, de Camille Pissarro, des œuvres aimablement délirantes de Charles Fourier, de la Casbah d’Alger, de Benjamin Constant, du désert, de Pessoa occupé, comme une armée sur une terre inconnue, par ses hétéronymes, et de son frère disparu : Écrire pour lui, c’était respirer. Les livres dessinés savent respirer, l’écrivain écrit comme il respire, une respiration inspirée.
« Il fait partie des “grands hommes d’inaction”, et cela le comble d’aise. Son travail, qui lui procure un salaire à peine suffisant pour vivre, ressemble à “une sieste paisible” ».
« L’Ode maritime est un des textes majeurs de l’ingénieur Álvaro de Campos. Sur un quai, un homme solitaire – l’auteur – observe mélancoliquement l’arrivée et le départ des paquebots. Il rêve d’embarquer sur l’un d’eux, il rêve d’une épopée folle, de tempêtes et de naufrages, de combats violents, de pillages, de viols. Il rêve de barbares et de pirates, qu’il supplie :
Donnez les baisers des haches, des fouets, de la rage,
A ma joyeuse terreur charnelle de vous appartenir
A ma pulsion masochiste de me livrer à votre furie… ».
Frédéric Pajak est le maître des ombres, des gris, du trait vif et fluide, le maître de l’instant saisi par la main agile et l’œil inspiré. C’est la même inspiration qui guide Frédéric Pajak sur le chemin de ses biographies. Il suit pas à pas ces destins qui se sont imposés à lui, nous sommes en 1915, Pessoa retrouve ses amis qui reviennent sur les bords du Tage, le 4 avril, ils font paraître Orpheu, « revue trimestrielle de littérature », deux ans plus tard c’est la naissance de Portugal Futurista. Pessoa l’Intranquille, Pessoa l’anarchiste, le Futuriste, Pessoa solitaire, angoissé, saisi par la Saudade, Pessoa et ses fantômes, ses hétéronymes qui se bousculent, Pessoa bouleversé par la mort de sa mère, Pessoa et Ofélia : Une ombre d’ivrogne dispose-t-elle toujours d’une place dans vos souvenirs ? Pessoa qui écrit, qui ne cesse d’écrire sous de multiples identités, ses hétéronymes ont une vie, un corps, et évidemment un style !
« Ma vie : une tragédie tombée sous les nuées dans anges, et dont on n’a jamais joué que le premier acte » (Le Livre de l’Intranquillité, Bernardo Soares, traduction de Françoise Laye, Christian Bourgois Éditeur, 1992).
« 2 décembre 1935, onze heures du matin – Le corps de Fernando Pessoa est enterré au cimetière des Plaisirs, aux côtés de Dionisia, sa grand-mère folle, dans le caveau familial. Une cinquantaine de personnes assistent à la cérémonie. Un demi-siècle plus tard, sa dépouille sera transférée dans le cloître du monastère des Hiéronymites, non loin des tombeaux vides du navigateur Vasco de Gama et du poète Luís de Camões ».
Pajak dessine et écrit Avec Pessoa ses Souvenirs une passionnante aventure humaine et littéraire, un profond détachement, et un Épilogue sous la protection d’Héraclite, pour clore ce Manifeste, ces Manifestes Incertains. En quelques pages, il dessine des portraits de Jésus, saisissants, troublants, visages inspirés, en larmes, mais aussi de douceur incarnée, et raconte la vie de Jésus, des instants de cette vie, et de celle d’Isaac Laquedem, « le Juif errant ». Jésus qui continue comme Isaac à errer sur la Terre, las de cette vie sur terre, et que Dieu le père n’écoute pas, ne l’entend pas, comme s’il était mort, et Jésus ne peut se changer en eau. Il est donc là, et bien là, ici même. Maintenant, il marche dans les rues de Paris. Il marche ? C’est la fin d’une histoire, qui n’a pas duré deux mille ans, mais une décennie, mais peut-être une fin qui va renaître un jour, c’est tout au moins ce que l’on souhaite, tant ce Manifeste Incertain est admirable, troublant, passionnant, témoin d’un temps présent et révolu, demain peut-être reviendra-t-il, sous un autre nom, comme une résurrection blanche et noire.
Philippe Chauché
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laissez un commentaire